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Promenades Littéraires (Gourmont)/Baudelaire et le songe d’Athalie

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BAUDELAIRE ET LE SONGE D’ATHALIE


Que Baudelaire ait imité le songe d’Athalie et que cette imitation soit devenue les Métamorphoses du Vampire, voilà de quoi surprendre. Rien n’est pourtant plus véritable.

On sait que Baudelaire affectait d’admirer les poètes du grand siècle, et même Boileau ; mais on sait beaucoup de choses qui n’ont qu’une très faible apparence de vérité. Ce goût pour Boileau, pour Racine n’était pas, chez Baudelaire, une affectation, et il le prouva bien en écrivant ses poèmes dont la forme, très peu romantique, ne fut pas sans donner à Victor Hugo quelques inquiétudes. Il y avait autre chose dans les Fleurs du Mal qu’un « frisson nouveau », il y avait un retour au vers français traditionnel. Après les caprices orientaux, on revoyait des cavaliers bien assis sur un cheval solide, sûrs d’eux-mêmes et de leur monture, prêts à tous les exercices utiles ou esthétiques, nullement disposés à la vaine parade.

Jusque dans le malaise nerveux, Baudelaire garde quelque chose de sain ; on sent assez souvent l’effort que le poète s’impose pour garder l’équilibre, mais il y a équilibre. Ses poèmes sont composés. Il veut dire quelque chose et il le dit. Ses métaphores sont cohérentes surtout, elles sont visibles et donnent des visions logiques :

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,
Tu réclamais le Soir : il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
(Recueillement.)

Habitué des poètes raisonneurs du xviie siècle, il l’était aussi des théologiens et des moralistes catholiques. Cet homme, que les magistrats condamnaient tel qu’un monstre d’impiété et de luxure, s’agenouillait très sincèrement, après une belle débauche, pour demander pardon, et il acceptait le châtiment :

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés.
(Bénédiction.)

Attribuer cette attitude à quelque besoin paradoxal de contradiction, ce serait avouer que l’on connaît bien mal Baudelaire. On n’a qu’à lire les Fusées et Mon cœur mis à nu, cahiers qu’il ne destinait pas sans doute à une publicité immédiate. La religiosité qu’il y avoue, pour lui seul, provisoirement, a même, par son ingénuité, quelque chose de pénible. Mais n’est-ce point déjà sensible dans les Fleurs du Mal ? Il y abuse vraiment de la morale chrétienne. Presque toujours, quand il a dit quelque chose d’un peu fort, il éprouve le besoin de s’en excuser par une conclusion morale. Cette faiblesse n’avait pas échappé à ses accusateurs publics. Ils disent, dans l’avant-propos de la condamnation :

« En ce qui concerne la prévention d’offense à la morale publique et aux bonnes mœurs :

« Attendu que l’intention du poète, dans le but qu’il voulait atteindre et dans la route qu’il a suivie, quelque effort de style qu’il ait pu faire, quel que soit le blâme qui précède ou qui suit ses peintures, ne saurait détruire l’effet funeste des tableaux qu’il présente au lecteur et qui, dans les pièces incriminées, conduisent nécessairement à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur. »

En ouvrant pour une recherche, au tome deuxième, le Génie du Christianisme, je tombe sur le chapitre XI, Suite des Machines poétiques : Songe d’Énée, Songe d’Athalie. Je lis le Songe d’Énée, traduit par un des amis de Chateaubriand, sans doute Fontanes, et le morceau me paraît et d’une valeur nulle et d’une laide platitude. Cependant, confronté avec le Songe d’Athalie, il a cet intérêt d’en paraître le prototype. Mais Racine l’a beaucoup perfectionné, surtout en mettant en scène le revirement qui, dans Virgile, est antérieur au songe lui-même. Dans Racine, c’est un véritable tableau vivant on voit la métamorphose. Le quantum mutatus ab illo s’opère sous les yeux du lecteur, qui en a la claire vision.

Chateaubriand, dans toute cette partie de son livre, émule, presque malheureux, de La Harpe, rédige sur ce morceau de littérature artificielle un commentaire très serré, feint d’éprouver à cette lecture banale une intense émotion. C’est à peine s’il ose avouer combien il trouve supérieure, en cette rencontre, du moins, la poésie de Racine. Très soumis à la hiérarchie des admirations, il trouve « malaisé de décider ici entre Virgile et Racine ». Cependant il note le revirement, « une sorte de changement d’état, de péripétie, qui donne au songe de Racine une beauté qui manque à celui de Virgile ».

Ce revirement, Baudelaire, un jour qu’il relisait Athalie, en fut très frappé et, prenant la scène, l’incorporant dans un rêve de mauvais amour, il écrivit les Métamorphoses du vampire.

Transcrire les deux morceaux à la suite l’un de l’autre évitera beaucoup de remarques. Les voici :

C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit ;
Ma mère Jésabel devant moi s’est montrée,
Comme au jour de sa mort pompeusement parée ;
Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté :
Même elle avait encor cet éclat emprunté,
Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage,
Pour réparer des ans l’irréparable outrage.
« Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi,
« Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi !
« Je te plains de tomber dans ses mains redoutables
« Ma fille ». En achevant ces mots épouvantables.
Son ombre vers mon lit a paru se baisser,
Et moi, je lui tendais les bras pour l’embrasser
Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange
D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux,
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
(Athalie, ii, 5.)

Le poème de Baudelaire est en parallélisme parfait avec le poème de Racine. Tous les deux sont en trois actes (le troisième acte de Baudelaire ayant deux tableaux). Premier acte : description du lieu et de la figure qui apparaît ; deuxième acte : mouvement de sympathie vers l’apparition à laquelle on veut donner un baiser ; troisième acte : la métamorphose s’est accomplie pendant ce mouvement et l’on en voit le résultat. Bien entendu qu’il faut tenir pour un songe le récit de Baudelaire ; son caractère fantastique l’exige absolument, bien que le poète, pour augmenter l’impression d’effroi qu’il veut donner, présente la scène telle que réelle, c’est-à dire telle que vue en état d’hallucination.

les métamorphoses du vampire

La femme, cependant, de sa bouche de fraise,
En se tordant ainsi qu’un serpent sur la braise
Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc,
Laissait couler ces mots, tout imprégnés de musc :
« Moi, j’ai la lèvre humide, et je sais la science
De perdre au fond d’un lit l’antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants
Et fais rire les vieux du rire des enfants.
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles,
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles.
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
Lorsque j’étouffe un homme en mes bras redoutés
Ou lorsque j’abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste,
Que sur ces matelas qui se pâment d’émoi
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! »

Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle,
Et que languissamment je me tournais vers elle
Pour lui rendre un baiser d’amour, je ne vis plus
Qu’une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeux dans ma froide épouvante,
Et quand je les rouvris à la clarté vivante,
À mes côtés, au lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang,
Tremblaient confusément des débris de squelette,
Qui d’eux-mêmes rendaient le cri d’une girouette
Ou d’une enseigne, au bout d’une tringle de fer,
Que balance le vent pendant les nuits d’hiver.
(Les Épaves, édit. Lemerre, VI.)

Et voilà où mènent les voluptés illicites, ce que deviennent celles qui les procurent aux libertins et les plaisirs d’après que les libertins exténués trouvent dans leur lit cruel ! Le tableau de Racine, moins pittoresque, est supérieur par sa sobriété même. Faisant partie d’une action étendue et complexe, il ne porte pas de morale immédiate. Celui de Baudelaire est d’une moralité qui, encore que sarcastique, est fort saisissante ; elle ricane, pareille à la tête de mort qu’est devenue la tête ironiquement tendre de la docte créature, mais son ricanement est un avis, et que Baudelaire se donne à lui-même.

On a été frappé, je pense, par la similitude du mouvement pendant lequel s’opère la métamorphose. Les deux morceaux tournent exactement autour du même pivot :

En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser
Et moi, je lui tendais les bras pour l’embrasser…

Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle
Et que languissamment je me tournais vers elle
Pour lui rendre un baiser d’amour…

Il est assez difficile de caractériser par un terme précis ce genre d’imitation. Il n’y a ni plagiat, ni pastiche, ni emprunt. Ce n’est pas la transposition du tragique au comique, ou l’inverse. Tout au plus pourrait-on y voir une sorte de parodie, mais tout à fait inavouée, et que Baudelaire pouvait croire impénétrable.

La poésie classique étant toujours la nourriture première des enfants dans les collèges, il est tout naturel que des réminiscences de Racine, de Boileau se retrouvent dans les œuvres en apparence les plus divergentes de la tradition. Analysé à ce point de vue, Victor Hugo lui-même paraîtrait plein de ressouvenirs, jusqu’au milieu de sa plus superbe originalité. L’abbé Delille fut son maître, et c’est pourquoi tant de morceaux fulgurants du grand poète ne sont, en somme, que du Delille apocalyptique.

Au dix-septième siècle, l’imitation des anciens était de commande. Emprunter des passages entiers de Virgile ou de Sénèque, c’était enrichir la langue française. Tout en ignorant du Bellay, on suivait à la lettre ses conseils ingénus. Mais on imitait aussi ses devanciers immédiats. Corneille prend à la belle Sophonisbe de Mairet les imprécations de Camille ; Racine se souvient, dans Phèdre, de l’Hippolyte, de Gilbert, et, dans Athalie, du Triomphe de la Ligue, de Nérée. C’est à cette obscure tragédie qu’il emprunte le fameux « Je crains Dieu, cher Abner… », et les célèbres petits oiseaux auxquels Dieu donne leur pâture. Cette niaiserie du poète devenu dévot n’est pas plus ridicule dans Nérée que dans Racine elle y est même mieux à sa place et on regrette qu’elle n’y sommeille pas toujours.

Il semble que la tactique des emprunteurs volontaires soit de s’attaquer aux inconnus. Elle est adroite ; le profit est plus sûr et le danger bien moindre à voler les pauvres que les riches. Les emprunteurs involontaires s’adressent au contraire aux riches ; aussi cela ne leur profite guère, car la raison du plus fort est toujours la meilleure.

Baudelaire, métamorphosant le songe d’Athalie, a-t-il agi consciemment, a-t-il obéi à une réminiscence ? Il est très difficile d’en décider. Peut-être pourrait-on supposer que la pièce en question, le Vampire, est comme une suite à la pièce qui débute ainsi :

Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive.

La liaison des idées pouvait le conduire à cette Athalie, le songe lui revenir à la mémoire…

Mais il suffit d’avoir conté cette anecdote littéraire. Ce n’est qu’une curiosité.

1905.