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Promenades Littéraires (Gourmont)/La république aventurine

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Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 395-408).


LA RÉPUBLIQUE AVENTURINE


Quelques milliers de lieues à travers le Brésil et, las, fiévreux, empoisonné par les morsures du carapate et du mosquite, j’allai m’échouer à Concepcion du Paraguay. En cette ville nonchalante et silencieuse, parmi les indolentes métisses vêtues de blanc, molles et douces, je repris un peu de santé, comme si les yeux bruns de ces brunes canéphores et leurs cruches de terre empaillées de roseaux m’avaient versé des élixirs et l’eau du Gange au lieu de l’eau du Parana. Me trouvant de force et ne voulant revenir ni par le Brésil, ni par Buenos-Aires, que je connaissais, je me décidai à traverser le continent vers le Chili.

Pour faire en chemin de fer à peu près la moitié du trajet, il fallait descendre le fleuve jusqu’à Rosario. Là j’eus le choix entre la voie de Tucuman et la ligne qui s’arrêtait alors à San Luis. Je pris, un peu au hasard, cette dernière route et, à San Luis, je me joignis à une caravane qui allait jusqu’à San Juan, au pied des Andes. C’est à partir de ce moment que le voyage allait devenir vraiment pénible et hasardeux. Mais, grâce à un nombre raisonnable de piastres, une troupe de contrebandiers me prit sous sa protection, et nous partîmes en suivant les méandres du Rio Castano.

Comme mes cartes, avec d’autres bagages, m’avaient été volées à Mendoza et que je n’avais pu me procurer à San Juan que des indications verbales, je ne pouvais relever ma route et, en vérité, surtout en pareille compagnie, c’était marcher à l’aventure.

Le chef de la bande était un ancien colonel de l’armée fédérale que les malheurs de la paix avaient réduit à ce métier équivoque. Il ne se plaignait pas, ses hommes, vieux miliciens, étant assez disciplinés, et les autorités de San Juan ne demandant pas mieux que de partager les bénéfices de la contrebande, sans en courir les risques.

— Don José, lui demandai-je un jour, voyons, franchement, vous ne mettez que huit jours pour gagner la frontière du Chili ? On compte, il me semble, à cause des détours, près de cent cinquante lieues de San Juan au Portillo de Vento ?

Il me laissa dire, puis répondit tranquillement :

— Nous n’allons pas au Chili. Ce n’est pas avec le Chili que nous faisons la contrebande.

Comme, sur sept cent cinquante lieues de frontière, la République Argentine n’a d’autres voisins que le Chili, je me demandai si don José se moquait, ou si quelque fantastique expédition m’entraînait à travers les montagnes vers la Bolivie, dont nous étions bien à quarante ou cinquante jours de marche.

Don José, voyant mon étonnement, ajouta :

— Le but de notre course est Santa Maria, à un mille et demi de la République Aventurine.

— La République Aventurine ? Je n’entendis jamais parler d’un tel pays.

— C’est qu’il n’est guère connu non plus, reprit Don José.

Comme les Aventurins ne s’occupent pas de leurs voisins, on les laisse en paix, et ils ne demandent que cela. Ils ne reçoivent pas les étrangers…

— Mais alors ?

— Oui, vous vous demandez comment vous pourrez passer, n’est-ce pas ? Voici. Arrivé au poste frontière, vous ferez simplement connaître votre désir d’atteindre le Chili en traversant le territoire aventurin. Alors, sans autre enquête, une escorte vous prendra et, par une excellente route coupée de relais, y compris une heure de repos sur quatre et sept heures de sommeil chaque nuit, en trois jours vous serez au delà du Portillo de Vento au poteau chilien. J’ai fait le trajet aller et retour, les chevaux sont bons, la fatigue supportable.

— Voit-on le pays, au moins ? interrogea la curiosité de l’explorateur.

— On en voit, continua Don José, ce qu’on en peut voir le long d’une grande route, sur un cheval à belle allure.

« On rencontre des maisons qui ressemblent à nos haciendas, une sorte de ville, à ce qu’il m’a semblé, sur la gauche, vers le milieu du trajet, ou un assemblage de jardins plantés de grands arbres. Si c’est une ville, elle peut avoir la population de San Juan, avec trois ou quatre fois plus d’étendue. Le pays est fertile, bien cultivé ; l’habitant blanc sans mélange apparent. Les hommes de l’escorte causent assez volontiers ; pourtant, il y a des questions auxquelles ils ne répondent pas. Je dois vous dire qu’il n’est pas absolument sûr que vous passiez. Quatre fois par an, ils ont des fêtes qui durent quinze jours et pendant lesquelles le pays est fermé. Comme elles sont mobiles et qu’elles suivent l’état de la culture et que le climat de cette petite vallée est très capricieux, elles varient souvent de trois et quatre semaines. Ne vous désolez point. Vous n’êtes ni un marchand ni un chercheur de trésors. Vous êtes un curieux, à qui je dirai tout ce que je sais et vous en apprendrez peut-être davantage par ma bouche que par vos yeux et par vos oreilles, si vous ignorez leur langue. Nous aurons le temps, en redescendant vers San Juan. Mais si vous y tenez, la semaine d’après, je vous conduirai au Chili par le sud, en suivant le rio de los Patos. C’est un territoire de chasse ; nous irons chercher des marchandises, au lieu d’en porter, et on pourra divaguer un peu à droite et à gauche de la piste…

— Quelle langue parlent-ils donc ?

— Une sorte de français.

— Mais je suis Français !

— Ah ! fit don José, c’est comme moi. D’origine s’entend ; car je suis né à Buenos-Aires. Mon père était basque et faisait le commerce.

Nous étions au sixième jour de marche ; la nuit venait, nous dressâmes les tentes, car les heures d’après le coucher du soleil devenaient déjà froides, ainsi que les matins.

Le lendemain, un parti d’Indiens nous inquiéta, mais le soir même, après quelques coups de fusil, nous étions à Santa Maria.

Notre conversation interrompue ne devait reprendre qu’au retour, hélas ! car les Aventurins s’amusaient. Les fêtes de l’automne venaient d’ouvrir ; le passage me fut refusé.

De toute la République Aventurine je ne vis qu’un poste de soldats. Armés d’arquebuses, coiffés de morions, la barbe pointue, je les pris d’abord pour des figurants de théâtre ou les héros factices de quelque cavalcade.

Un guichet s’ouvrit, je fis ma demande, à quoi un officier sans casque, mais le col orné d’une large fraise en toile ajourée répondit, l’air indifférent :

« A ceste heure se vendangent les clos. Commission est baillée aulcuns ne passent oultre le pays, pour ce que sont commencées les festes de la Purée Septembrale. Pantagruel te garde. »

Ce fut tout, mais j’écoutais toujours, surpris d’entendre au pied de la Cordillière un Ligueur me parler la langue de Rabelais.

Dès que nous eûmes repris la route de San Juan, Don José continua ses explications. Je les attendais avec impatience. Son ignorance me garantissait sa bonne foi. Il appelait la langue de Rabelais « une sorte de français » ; c’est là le meilleur témoignage que je puisse apporter encore aujourd’hui de la véracité de ce récit.

— Voilà, commença-t-il, ce que j’ai entendu de la bouche même des Aventurins ou conté par les gens qui furent en rapport avec eux. Vers le temps du roi Henri IV (qui était de chez nous, comme vous savez), des Français, où il y avait sans doute plus d’un Basque et plus d’un Béarnais, vinrent fonder un établissement dans la baie de Rio de Janeiro. Ils eurent des démêlés avecles Portugais, qui leur enlevèrent par surprise un fortin construit sur un îlot voisin de la pointe du Croissant qu’on appelle à cette heure Nictheroy. La garnison, ayant vu s’éloigner le navire qui les avait inutilement bombardés, était sortie en masse pour aller se ravitailler, c’est-à-dire à la chasse. Quand elle revint, tout brûlait, le fort et les cabanes ; les canots avaient disparu : la petite troupe se trouvait à la merci des Indiens, très nombreux tout autour de la baie. Le commandant, un aventurier fini, eut vite fait de prendre un parti : avec les soixante hommes qui lui restaient il s’enfonça dans le pays, se rêvant déjà les destinées d’un nouveau Pizarre, en quête d’un Pérou ou d’un Eldorado. Il faut vous dire qu’ils avaient, avec eux, une femme jeune et belle. Maîtresse du commandant, elle était le véritable chef des hommes, qui obéissaient comme des enfants à ses gestes, à ses regards. Tous, une fois, une seule fois, avaient eu ses faveurs, et tous attendaient le sourire qui leur annoncerait la seconde nuit. Il paraît qu’ils ont conservé ce moyen de gouvernement. Les actions de courage ou de vertu sont récompensées par la possession d’une belle fille, fière d’avoir été choisie comme la plus belle. C’est une manière de décoration. Elle a son charme insinua don José. Quant aux femmes, ils n’ont pas occasion de les récûmnenser, car ils ne leur deuiandent rien que d’être jolies (elles le sont toutes) et de faire de beaux enfants.

Ils s’enfoncèrent donc dans la forêt et Dieu sait comment ils s’en tirèrent ! je suppose qu’ils gagnèrent le Parana par le Rio Grande et descendirent le fleuve en canot…

— C’est la route que je viens de faire…

— C’est la seule. Ils vinrent donc, comme nous avant-hier, se buter contre la montagne. Il n’y avait pas de soldats au Portillo, mais c’est qu’il n’existait pas. L’ouverture de la vallée aventurine du côté de la pampa a été faite de main d’homme. J’ai oublié de vous montrer cela. Du côté du Chili, on n’en peut sortir que par un col d’un accès dangereux, impraticable à la moindre neige. Donc ils s’établirent là. Plus tard, leur femme étant morte, ils réussirent à enlever quelques Indiennes, dans les environs de Jachal, je suppose, où il y a encore quelques milliers de ces brigands qui ne sont point nomades. Elle était espagnole, leur femme. Du moins elle s’appelait Maria de las Aventuras. Nom ou surnom, il est certain qu’il y a à La Corogne une madone qu’on appelle ainsi et que les matelots chérissent. Ma mère lui offrit un cierge avant de s’embarquer pour l’Amérique. Vous voyez donc l’origine du mot. République Aventurine, il semble qu’on aperçoive dans le lointain, marchant fièrement en tête de sa troupe, la belle femme hardie qui fut la mère et la créatrice d’une race !

— On dirait que vous l’aimez, don José, cette Aventuras !

— Je l’avoue, j’aurais voulu être un de ses hommes. Elle a eu une noble destinée. Ses enfants forment un joli peuple, riche et dispos. Si toute la vallée est cultivée comme les parties qui longent la route, la population doit être assez nombreuse. Mais, d’après ce que j’ai compris, ils ont depuis quelques années une loi qui limite les naissances à la proportion des morts ; chaque ménage qui a plus de deux ou de trois enfants, selon les règlements, est taxé d’un impôt supplémentaire et le père imprévoyant est exclu pendant des années, ou toute sa vie, des emplois publics. Ce n’est pas qu’ils se privent des plaisirs de l’amour. Nulles gens ne sont plus libres sur ce chapitre. Ils connaissent le mariage, mais non pas la fidélité, non plus que la jalousie grossière et brutale. « J’ai eu bien du chagrin, quand ma femme a pris un amant, me disait un officier, mais j’ai trouvé d’autres amours de mon côté, et nous faisons un bon ménage. Je crois que nous changerons encore plus d’un fois, d’ici nos vieux ans, si Dieu le permet. Bien entendu qu’on ne se prive jamais d’un plaisir, quand on le rencontre à portée de sa main. A cela, personne n’a jamais trouvé à redire, ni un mari, ni une femme, ni aucun magistrat. Les filles qui se marient vierges sont rares. Elles ne sont guère courues, d’autant que ce ne sont pas les plus jolies, comme vous pensez. Il est vrai que, dans le mariage, on recherche surtout l’accord des caractères, des tempéraments, des fortunes. Le mariage est une chose et l’amour en est une autre. Dans les premiers temps de la République, il y eut un parti qui voulait restreindre la liberté des mœurs. Ils s’appelaient les Chrétiens. Mais ils ne pouvaient produire que des opinions. Les autres n’avaient qu’à ouvrir le Livre pour les confondre. » J’ai retenu ce discours, à cause de son extravagance. Quant au Livre, son nom m’échappe.

— C’est une Bible, sans aucun doute. On trouve ce que l’on veut dans ce recueil de contes populaires.

Don José me regarda avec inquiétude. Je n’osai insister. Satisfait de mon silence, il reprit :

— Je ne sais pas ce qu’il y a dans la Bible. C’est un livre que je n’ai jamais vu. Mais je sais qu’il contient la loi de Dieu. Les Aventurins sont honnêtes, bons, aimables, intelligents ; mais ils ne suivent pas la loi de Dieu.

— Cependant, dis-je, ils sont chrétiens, protestants, sans doute ?

— Nullement. Leur dieu n’est pas le nôtre. Ils le nomment Pantagruel et sa vie terrestre est contée dans le Livre dont j’ai oublié le titre. Ce livre est peut-être une manière de Bible contrefaite ; mais ce n’est pas la Bible.

« Pantagruel était un géant qui n’eut pas une naissance ordinaire ; il vint au monde par l’oreille de sa mère, Gargamelle.

« Avant lui, le monde était agité par de terribles guerres.

« Il établit la paix, qui n’a plus été jamais troublée. Il était très fort, très grand, mangeait un bœuf, comme on mange une grive, vidait d’une lampée un fût de cent arobes ; et probablement qu’il avait, comme l’Ogre, des bottes de sept lieues pour traverser la Cordillière. Ce Pantagruel est pour eux, à part sa goinfrerie, un modèle de vertu et d’obéissance qu’ils donnent à leurs enfants.

« Modèle facile à suivre d’ailleurs puisque la première maxime de sa morale est (selon leur langage) ; Fay ce que vouldras. Après avoir enseigné ce beau précepte aux Aventurins, Pantagruel se dirigea vers la mer, avec un de ses disciples nommé Panurge, monta sur un navire mystérieux qui attendait et disparut sur la mer Orientale. Il avait annoncé à son peuple qu’il s’en allait retrouver son père Gargantua et consulter l’oracle de la Dive Bouteille. Par ces mots sing-uliers, ils entendent la Sagesse éternelle, infinie et incréée ; ils la représentent aussi sous l’apparence de l’amiante qu’ils nomment pantagruelion. C’est une herbe qui ne brûle pas. Pantagruel reviendra à la fin des temps sur son bateau et il emmènera dans le royaume de l’Orient tous les Aventurins, les vivants et les morts, qui auront vécu selon le véritable pantagruélisme. Quel dommage, ajouta don José, qu’un peuple si honnête ait une religion si ridicule ! »

J’avais compris, dès que le nom de Pantagruel avait été prononcé. J’expliquai donc de mon mieux à don José l’origine de cette religion inconnue. Quelqu’un des aventuriers ou Aventurins primitifs avait dans sa poche un tome de Rabelais, qui se trouva le seul livre de la communauté et par conséquent devint le Livre. Il est probable, puisque la vie de Pantagruel se clôt, dans leurs traditions, sur son départ pour le pays de la Dive Bouteille, que c’était une des éditions de vers 1550, qui s’arrêtent au Tiers Livre, lequel est le second de Pantagruel.

Je promis à don José de lui faire parvenir à San Juan une bible aventurine complète. Mais après réflexion, je m’en suis gardé. Il aurait été capable de la montrer au poste de Santa-Maria, de la donner même, par gouaillerie, à un soldat aventurin, de faire ainsi pénétrer l’exégèse, le doute, le rationalisme chez ce petit peuple qui adore Pantagruel : quel dommage !

A force d’interroger don José, j’obtins encore quelques renseignements intéressants sur la constitution politique et l’organisation judiciaire de la République Aventurine. Don José m’assura que la foi en Dieu, c’est-à-dire en Pantagruel, est si ardente chez les Aventurins qu’ils tirent au sort la solution de presque toutes les questions importantes. Cela ne m’étonna point, pensant à l’excellent juge Brid’oye, « lequel sententioit les procès au sort des dez ».

— C’est bien de cette manière qu’ils rendent la justice, reprit don José. Ils s’en remettent uniquement au jugement d’en haut. Si les dés ne sont pas pipés…

— Vous disiez ?

— J’ai perdu à San Juan un procès que j’aurais peut-être gagné en Aventurine. Je l’ai perdu, faute d’argent pour suivre. Avec les dés, j’aurais eu meilleure chance.

— Oui, dis-je, d’avoir une chance sur deux, c’est beaucoup pour l’innocent et pour le bon droit. Les Aventurins sont privilégiés.

— Ils poussent à l’extrême ce goût du hasard, continua don José. Mais je les comprends, j’ai été joueur. Chez eux, toutes les fonctions publiques, sans aucune exception, sont tirées au sort……

— C’est la vraie démocratie, cela. Les Athéniens…

— Et ce n’est pas si bête. Je vois de près les élections populaires ; j’ai mis la main à plus d’une depuis dix ans, j’ai conduit au vote des troupes de gauchos comme ils conduisent au pâturage des troupes de bœufs. On se donne bien du mal pour faire le travail d’une de ces roues que j’ai vues à Rosario tirer une loterie. Chez nous, le suffrage populaire ne se totalise jamais sur le plus capable. La multitude choisit un homme à son image, un peu intelligent et un peu bête, un peu honnête et un peu coquin, un homme comme on en ferait un avec des morceaux pris à chacun des électeurs…

— Tandis que chez les Aventurins le Sort, qui ne choisit pas, peut élire l’Intelligence, quelquefois. Sans doute. On pourrait espérer de vivre sous une série heureuse…

Nous arrivions à San Juan. J’y trouvai des nouvelles qui me rappelaient. Je n’ai pas vu la République Aventurine.