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Promenades Littéraires (Gourmont)/Les Pensées de Jean Dolent

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 128-135).


LES PENSÉES DE JEAN DOLENT[1]


Jean Dolent est un écrivain qui n’est plus jeune, qui a écrit une douzaine de livres, gros ou petits, plutôt petits, qui a beaucoup d’esprit, un sens vif de l’art, une intelligence originale, qui vit fort retiré, qui est à la fois très connu et tout à fait inconnu, — un de ceux-là qui prêtent à l’anecdote plus qu’au portrait, à la causerie plus qu’à l’étude.

Il demeure à Paris dans un faubourg ouvrier, mais parmi des arbres et des choses d’art. Ce qu’il déteste surtout c’est le confortable ; son verre, qui n’est pas grand, pas guère plus grand qu’un dé, est un dé d’argent ciselé, niellé et guilloché ; il y boit du vin parfumé et pétillant, et ne le changerait pas pour un de ces grands verres montés sur échasses où les bourgeois raisonnables noient leur ennui. Si son verre n’était pas une petite merveille d’art, il mourrait de soif. Jean Dolent, qui n’aime pas le confortable, aime ce qui est beau. C’est un délicat, et un passionné qui cache sous un sourire la flamme de ses yeux.

C’est aussi un entêté, un de ceux qui ont, comme il le dit lui-même, « la touchante sottise d’espérer ». Il attend le règne de l’art, comme d’autres attendent le règne de Dieu. Lui, qui ne comprend la vie que comme une chose de beauté, comprend mal que les hommes s’obstinent à vivre parmi des laideurs qui sont inutiles. Peut-on écrire avec soin, manger avec plaisir sans avoir des fleurs, des roses sous les yeux ? Jean Dolent, s’il vent aussi des roses, les veut dans un beau vase de grès flammé, ou dans une « verrerie éphémère », mais héroïque,

Une verrerie éphémère
Dont le col ignoré s’interrompt…

Il met l’art avant la nature, ou du moins ne comprend pas la nature sans l’art qui la corrige, la refait, la recrée vraiment. Il dirait de la nature ce qu’il a dit de l’homme : « L’homme naît matière inerte, son âme est son œuvre : le créateur de l’homme, c’est l’homme. » Et cela serait plus vrai, dit de la nature, car l’homme est ce qu’il est, nécessairement, et la nature se modèle, nécessairement, sur le cerveau de l’homme qui la sent ou qui la contemple. Jean Dolent, qui ne croit guère au réel, accepterait cela. « Le réel est à l’étude », dit-il avec négligence. En attendant que l’expérience ait conclu, le vrai réel, c’est l’art. En dehors de l’art, il n’y a rien d’assuré. Et il accumule, pour exprimer son souriant scepticisme, les tours de pensée les plus subtils et les plus inattendus :

« J’ai changé bien des fois de certitude… —

Les maîtres vont de la certitude au doute. —

L’horreur esthétique de l’évidence… —

Les vérités embellies d’invraisemblance… —

Les poètes, ces amants de la vérité ornée… —

Accorder à l’évidence la valeur d’une probabilité. »

Avec ce dédain des choses trop réelles, trop vraies, trop en lumière, Jean Dolent devait se faire une esthétique particulière, l’esthétique de l’indécis, de l’imprécis, du vague, de la nuance. Avant Verlaine, il la formula, et, de même que Mallarmé, il la pratiqua avec délices dans sa prose pleine de réticences, de trous soudains. Le ruisseau qui chantait, tout à coup disparaît perdu sous l’enchevêtrement des herbes, et quand il revient sourdre à la surface, il a changé d’allure ; il se tait, il se dérobe, il rêve. Jean Dolent ne finit pas toujours ses phrases ; non par paresse, ni par distraction, mais par principe. De même que le confortable, l’affirmation lui fait horreur. Ecoutons-le :

« L’indéterminé des formes est un moven d’exprimer les mystères de l’Être. —

Être indécis absolument… —

J’ai pris le dédain des choses circonscrites. —

Dire les choses sans faire peiner les mots. »

Un tel esprit ne peut jamais être satisfait de soi-même, car si peu que l’on appuie, il faut appuyer assez pour que le dessin marque sur le papier. Alors il rêve d’un livre où tout serait en demi-teintes, où rien ne serait dit, où tout serait insinué, un livre où la pensée ne trahirait sa présence que par une odeur : « Ecrire ! A l’exemple de ce mahométan qui construisait une mosquée et mêlait du musc au ciment, afin qu’elle fût entièrement parfumée. » Comme tous les songeurs, ce livre idéal, il le fera — demain : « Le livre que j’écris m’inquiète, le livre que j’écrirai me rassure. »

Ce moment de repos lui permet de profiter de son expérience pour donner aux artistes quelques conseils qui ne sont pas ceux de tout le monde, pour dire un peu de ses idées sur l’art, qu’il ne sépare pas de la vie :

« Ce qui me prend fortement, c’est l’œuvre où l’artiste me mène plus loin que là où il s’arrête, où il paraît s’arrêter.

On a toujours la main de son œil.

En art, il n’y a pas de malheureux, il n’y a que des maladroits.

Ah ! la laideur durable du marbre !…

Il n’y a pas d’artiste varié ; un artiste est une fleur et non un bouquet.

Il n’y a qu’une merveille, l’Art ! »

Qui aime l’art, aime les femmes qui sont la substance même de l’art. Jean Dolent les aime, mais sans se départir de son ironie ; il commence par les mettre à leur place avec une rudesse qui surprend chez cet homme doux : « L’art est fait de liberté, et la femme est asservie ; l’art est fait de sincérité, et mentir est un art féminin. » Il y a bien du vrai dans cette boutade. Depuis que les femmes écrivent, elles ne nous ont encore rien appris sur elles-mêmes. Tout ce qui a été dit de vrai ou de sensé, de fort ou de subtil sur la femme, a été dit par les hommes. Ni la femme qui écrit, ni la femme qui danse, ne danse ou écrit pour son propre plaisir : elle veut plaire, elle veut paraître sous la forme qui inspirera le plus de désirs, et les plus forts. L’art n’est à la portée que de ceux qui consentent à déplaire.

Mais Jean Dolent ne s’en tient pas sur les femmes à des épigrammes toutes négatives. Il les a observées, en même temps qu’il les aima :

« Mot de femme : Tenter me tente.

Mot de femme : On m’a tout dit, mais je n’ai pas tout entendu.

Endormies, des femmes rêvent à quelque chose, qui éveillées ne pensent à rien.

Le demi-sourire des femmes sollicitées et consentantes à demi…

La femme qui se rend, c’est à elle qu’elle cède.

Mot de femme : Un homme n’est beau qu’à genoux.

La femme qui aime met de l’art dans l’amour, la toilette ; elle en met dans la cuisine.

De près, j’ai vu des femmes, et la femme, de loin. »

A la suite, car cela se tient :

« En amour c’est le bourreau qui a le droit de grâce.

On peut s’embrasser sans s’aimer. Les soldats se battent sans se haïr.

On s’y mire, — on s’y baigne, — on y boit, — on s’y noie.

La lourde pesée du baiser d’amour…

Le bonheur, c’est du plaisir à deux.

La voix qui dit : « Soyez chaste », éveille les sens ; la voix qui dit : « Gardez-vous des femmes », éveiile l’amour…

L’amour est la servitude réhabilitée.

Seules les mains baisées sont blanches.

Une femme : L’amour est la politesse des hommes.

Le mot « amant » est frotté de miel.

La pudeur est une vertu esthétique. »

La femme et l’art. Jean Dolent les rejoint par ce mot délicieux :

« La vie : la femme que l’on a ; l’art : la femme que l’on désire. »

Et c’est pourquoi, dirait-on, pour compléter sa pensée, l’art est ce qu’il y a de meilleur dans la vie.

Mais même s’il disait cela, et même s’il le pensait, Jean Dolent ne pourrait être rangé parmi les rêveurs singuliers qui ne vivent qu’avec dédain. L’auteur de ce livre dont le titre est un aveu. Amoureux d’art, est aussi l’auteur du Roman de la chair. C’est en somme un sensuel, et de ceux qui ne séparent pas le plaisir de la beauté, de ceux pour qui, selon le mot de Stendhal, la beauté est une promesse de bonheur. Il est même assez probable que c’est par la sensualité qu’il est arrivé à l’art, car l’amour de l’art est une conquête et non un don naturel. Nous aurions donc en Jean Dolent un platonicien ingénu, qui a suivi sans y songer les conseils de Diotime. Mais arrivé au point où l’on peut séparer les deux idées de beauté et de plaisir, s’il les a séparées, ce ne fut qu’avec l’intention de les rejoindre et de les maintenir à l’occasion jalousement unies. On lit cela dans les phrases courtes et discrètes de ce trop petit livre. Une femme se donna le contentement de les glaner et de les assembler en une gerbe des plus agréables ; le choix est bon, puisqu’il est suffisant pour donner une idée de cet écrivain d’une si ingénieuse sincérité et, aujourd’hui comme hier, de la plus fraîche jeunesse d’esprit, de la plus fine intelligence.

1900.
  1. Jean Dolent, Façons d’exprimer. Paris, à la Maison des poètes, 1900.