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Promenades Littéraires (Gourmont)/Les noms étrangers

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Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 284-289).


LES NOMS ÉTRANGERS


Le pape d’aujourd’hui est fréquemment appela pir son nom de famille, au cours des polémiques sur la question religieuse. Des journaux pieux s’en montrent scandalisés, mais c’est faire preuve d’ignorance plus encore que de piété. Il est presque toujours arrivé, en effet, que, lorsqu’un pape devient, pour une cause ou l’autre, célèbre, c’est le nom de famille qui l’emporte sur le nom ecclésiastique. Les historiens les plus dévots disent aussi volontiers Hildebrand que Grégoire VII, et Silvestre II, est beaucoup moins connu que Gerbert. Trois papes emplissent le dix-huitième siècle : les contemporains leur donnaient presque toujours leurs noms de famille, Lambertini, Rezzonico, Ganganelli. Tout le monde enfin connaît le pape Borgia. On ne fait aucune injure à Pie X en le traitant comme ses plus illustres prédécesseurs. Il est et il restera le pape Sarto. Tous les dons du Saint-Esprit ne peuvent effacer ce nom à la fois des plus humbles et des plus honorables. Sarto veut dire, en Italien, tailleur.

Du temps qu’il était un bon curé de campagne, on l’appelait donc signore Sarto, ce qui se traduit exactement en français par M. Letailleur. Que d’aristocratiques dévotes seraient froissées d’apprendre cela ! La bénédiction apostolique de Pie X, cela est touchant, mais celle de M. Letailleur, fi ! Comment prendre au sérieux un homme dont le nom s’enveloppe de si peu de mystère ? Passe encore pour Sarto, mais Letailleur ! C’est que les noms étrangers ont presque toujours pour nous un charme qui vient de leur absence de signification. Leur rareté leur donne je ne sais quel air de beauté et, pour les noms italiens, il s’y joint je ne sais quelle musique. Que d’illusions tomberaient si on nous les servait tout traduits, ces beaux noms de poésie et de légende ! Béatrice Portinari, celle de Dante, nous donnerait quelque chose comme Béatrice Portier ; Béatrice Cenci deviendrait Béatrice Chiffon. Boccace, cela répond à Bouchard ; Le Tasse, à Blaireau. Manzoni, l’auteur attendrissant des Fiancés, c’est à peu près M. Grosbœuf. M. d’Aununzio deviendrait en français M. de la Nouvelle. On sait que le nom de la célèbre famille des Médicis répond tout bonnement au mot médecin. Le vieux mot français pour dire médecin était mire, de sorte que Catherine de Médicis ne donne pas, mis en langage clair, quelque chose de plus brillant ni de plus mystérieux que Catherine Lemire. L’abbé Lemire peut se mirer dans cette fontaine. Casanova était tout bonnement M. Maisonneuve et le prince Borghese, cela veut dire simplement le prince Bourgeois, alliance de mots plutôt illogique.

Les noms anglais ont également presque tous une signification, mais qu’il n’est pas toujours facile de rendre par un équivalent français. Littéralement, Gladstone veut dire pierre joyeuse et Livingstone, pierre vivante. Aucun de nos noms ne correspond à cela. D’autres se traduisent fort bien. Voici, empruntés à la politique et à la littérature, une douzaine de noms anglais dont je ne donne que la traduction française : Lafosse, Renard, Labruyère, Cochon, Lagneau, Léger, Lefèvre, Lepape, Lejeune, Chambellan, Dupuis, Sauvage. Ce sera un amusement, pour ceux qui savent un peu d’anglais, de restituer les noms réels de Lafosse (ou encore Dupuy), qui joua un si grand rôle pendant la révolution française, de Léger, le plus profond des humouristes anglais, de Lepape, ce Boileau britannique, de Chambellan, hier encore si populaire, de l’équivoque Sauvage, des autres, un peu moins illustres. Toutes les langues prêteraient aux mêmes jeux : Schiller deviendrait Leclair et Calderon, Chaudron, mais il est inutile de pousser plus loin l’expérience. Tous les noms modernes ont la même origine : tous furentd’abord des surnoms empruntés au métier, au caractère, à quelque particularité physique de l’individu. Jadis, on portait bien plus gaillardement que maintenant des noms singuliers et même grossiers. Les anciens Romains ne rougissaient nullement de s’appeler Porc, Truie, Veau, Glouton, Ane, Cheval, Bouc, Taureau, Voleur, Louche, Cagneux, Tortu, et de beaucoup d’autres noms aussi peu agréables. Au moyen-âge, et encore jusqu’à la fin de l’ancien régime, les noms grossiers abondaient également en France : il en est un certain nombre que l’on ne pourrait plus guère écrire aujourd’hui. Ils ont presque tous disparu, après requête au garde des sceaux et jugement conforme. Le Bottin, cependant, en recèle encore quelques-uns que je ne me charge pas de transcrire.

Il y aurait un avantage à traduire les noms étrangers, c’est que du moins on ne les écorcherait plus. Le nom de Carducci a souvent été prononcé ces temps derniers, mais combien lui ont donné sa véritable forme, quelque chose comme Cardoutche ? La Convention, voulant honorer Schiller, le proclame citoven français sous le nom de M. Gilles. Quand nous prononçons Schiller à la française, nous sommes aussi ridicules et pas plus près de la vérité que la Convention et son Gilles. Au dix-septième siècle, on les écorchait terriblement, les pauvres noms étrangers, si bien que Buckingham devenait Bouquaincant. D’autres fois, on adoptait le système dont nous avons donné, par jeu, quelques exemples ; on traduisait. Un auteur italien, un sieur dell’ Orto devint M. du Jardin ; Campanella était travesti en M. Clochette ; Bossuet lui-même appelle Fontaine le général espagnol Fuentes, qui fut tué à la bataille de Rocroy. Ce système, nous l’avons conservé pour certains peintres et certains écrivains italiens, probablement à cause de la grande familiarité que nous avons toujours eue avec l’Italie : c’est une ancienne amie que nous admettons dans notre intimité.

C’est à l’Italie, et aussi à l’Angleterre, que les Romantiques empruntèrent les pseudonymes dont ils aimaient à se masquer. Stello ou Stella, Trick ou Nick, Marcello, Stenio. De nos jours encore, voici des Angelo et des Bruno, des Mario ; Stello, Stella et Marcello fonctionnent toujours ; ce sont des pseudonymes immortels ; on se les repasse de génération en génération. Jadis, on se travestissait en latin. Ce genre de masque devient rare et je n’en connais aujourd’hui guère qu’un seul, Carmen Sylva. Quelques-uns des écrivains contemporains les plus connus signent d’un pseudonyme, et le public ne s’en doute pas. La littérature française est d’ailleurs pleine de pareils déguisements, depuis Voltaire jusqu’à Anatole France. Ajoutons, pour en revenir aux papes, prétextes de cette causerie, que l’exemple des supercheries littéraires, supercheries fort innocentes, nous fut donné, il y a bien longtemps, cinq siècles, par le Pape Pie II, Piccolomini, lequel publia, sous le nom de Sylvius, un charmant petit roman, Euryale et Lucrèce.