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Promenades Littéraires (Gourmont)/Les premières idées de Chateaubriand

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LES PREMIERES IDÉES

DE CHATEAUBRIAND


Je ne viens pas mettre en cause la foi ni la bonne foi de Chateaubriand. Sainte-Beuve a raillé sa « religion de musée », mais Sainte-Beuve, qui ne s’en doute pas, a l’esprit tout protestant, il était mal préparé à comprendre le plaisir d’un poète à orner de fleurs la chapelle ruinée des souvenirs d’enfance. Peu nous importe la sincérité intérieure de Chateaubriand ; sa sincérité visible n’est pas discutable. En publiant le Génie du Christianisme, il prenait une attitude dont il n’eut jamais l’air de se lasser. Cela nous suffit. Et pourquoi n’aurait-il pas écrit chez sa tendre amie, Mme de Beaumont, ce fameux chapitre sur la virginité qui faisait tant rire Mme de Staël ? Et pourquoi n’aurait-il pas profité des bonnes fortunes que sa gloire aussitôt lui amena par la main ? Et pourquoi, allant à un magique rendez-vous d’amour, dans les jardins de l’Alhambra, n’aurait-il pas fait le tour par Jérusalem, puisqu’il se plaisait aux voyages ? La principale ohjection contre la pleine bonne foi de Chateaubriand dans le Génie, c’est qu’il laissa brusquement, pour s’y adonner, l’Essai sur les Révolutions[1]. Mais on se convertit comme on meurt, à tout âge, et c’est généralement par un de ces coups soudains qui ne laissent place à aucune délibération[2]. Les changements de personnalité, dont quelques malades sont frappés, se produisent ainsi : une douleur bruque dans la tête et une nouvelle vie commence, dont le principal caractère est l’oubli complet de la phase précédente. Un besoin presse le nouveau converti ; il faut qu’il avoue sa foi, qu’il la crie, qu’il la rédige : Chateaubriand en tira cinq volumes.

On peut s’amuser, sans y vouloir puiser aucun arerument polémique, à feuilleter, avant de lire le Génie, l’Essai. C’est un livre curieux d’ailleurs, et où on trouve quelques-unes des meilleures pages de Chateaubriand, un livre qui n’a pas vieilli, l’œuvre d’un Helvétius tout près de nous et singulièrement amélioré d’avoir soulfert la révolution qu’il avait désirée. On y voit l’âme d’un jeune émigré fougueux. Les émigrés étaient voltairiens et détestaient les prêtres. Rousseau leur avait donné le goût de la nature ; pour le reste, ils s’en rapportaient au Dictionnaire philosophique, estimant avec raison qu’au lieu de les contraindre à l’exil une révolution voltairienne les eût confirmés dans leur état. Chateaubriand, parmi une érudition vaste et très superficielle, ne pense pas autrement. Il sait que la Révolution vient de Jean-Jacques ; mais quoiqu’il la déplore, il en admire le promoteur, outre mesure même, donnant ainsi un bel exemple de dissociation des idées. D’ailleurs, déplore-t-il vraiment la Révolution ? Il n’y paraît pas toujours. Son attitude déjà est celle de l’homme détaché des contingences. Il voudrait vivre dans l’absolu. Il dépasse Rousseau de très loin : « On a beau se torturer, faire des phrases et du bel esprit, le plus grand malheur des hommes, c’est d’avoir des lois et un gouvernement[3]. »

Il avait, comme a dit Vinet, vu les sauvages impunément, tant il est vrai que nous percevons, non par la réalité, mais l’image que nous nous faisons de la réalité : les crasseux Peaux-Rouges, avec qui il prétendait avoir vécu, mangé et dormi, ne l’avaient pas dégoûté de « l’homme naturel ». Il est vrai qu’il était Breton. Mais il faut qu’il les ait bien peu pratiqués, ces Indiens de l’Amérique du Nord, pour les avoir crus en état d’anarchie. Nul homme plus qu’un sauvage, et surtout un Peau-Rouge, ne fut lié par d’étroits commandements religieux et domestiques. L’homme de la nature est l’esclave de la nature, mais d’abord le serf de la coutume[4]. La liberté augmente avec la civilisation et il n’y a de vraie liberté que dans la civilisation extrême. Rousseau était excusable, mais que Chateaubriand nous convie à retourner, pour jouir de la liberté, parmi les sauvages du Canada, cela démontre un rare entêtement dans la chimère et dans le préjugé des premières lectures.

Sainte-Beuve a ainsi résumé, d’après le Résumé même de l’auteur, l’Essai : « L’expérience sanglante que la France et le monde viennent de faire dans la Révolution n’est pas nouvelle ; elle s’est opérée autrefois, la même presque à la lettre, dans les révolutions des anciens peuples, dans celles des Grecs et des Romains. Si l’on sait bien lire l’histoire ancienne dans ses moments principaux qui sont. 1° l’établissement des républiques en Grèce ; 2° la sujétion de ces républiques sous Philippe de Macédoine et Alexandre ; 3" la chute des rois à Rome ; 4° la subversion du gouvernement populaire au profit des Césars ; 5° enfin, le renversement de l’Empire par les barbares ; si l’on étudie bien ces cinq grands moments, on possédera tous les éléments d’une comparaison qui atteindra à la rigueur d’une science. L’homme, faible dans ses moyens et dans son génie, ne fait que se répéter sans cesse ; il circule dans un cercle dont il tâche en vain de sortir ; les faits même qui ne dépendent pas de lui, et qui semblent tenir au jeu de la fortune, se reproduisent incessamment dans ce qu’ils ont d’essentiel. » Et l’auteur en conclut contre le goût des innovations, persuadé, comme Salomon, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil[5].

On trouvera beaucoup de vérité dans cette vue, mais à condition de prendre les révolutions comme des sortes de mues périodiques. En soi elles n’ont aucun intérêt ; elles ne contiennent pas leur propre but ; elles travaillent pour une fin plus générale, qui est ia conservation de l’énergie vitale. Quand une forme sociale se trouve incapable de conserver cette énergie, une révolution intervient qui crée une forme nouvelle, mieux adaptée, par sa nouveauté même, par sa jeunesse, à une fonction nécessaire et qui doit être permanente, sous peine, pour la vie humaine de déchéance définitive. Tout n’est que biologie, et ce sérail une erreur grave de considérer l’évolution des sociétés humaines d’un autre œil que l’évolution des autres sociétés animales. Toute révolution est donc bienfaisante par définition même. C’est un mal aigu qui secoue l’organisme en vue du rétablissement de l’équilibre qu’un mal chronique tendait à détruire. Si l’espèce humaine arrivait, selon l’expression célèbre, à « clore l’ère des révolutions », la dissolution serait proche, proche le moment du retour de l’espèce à l’état purement animal, proche, étant données sa débilité physique et sa faible adaptation naturelle, sa disparition quasi totale. Loin donc de protester contre les révolutions et, comme s’exprime Chateaubriand, contre les innovations, il faut les accueillir comme des gestes hautement conservateurs. Qui dit révolution dit conservation des énergies vitales. Au sens actuel, l’esprit conservateur témoigne au contraire d’un appétit dépravé pour la décadence, pour la dégradation continue des forces.

L’idée de Chateaubriand est incomplète, mais juste dans sa première partie. Les révolutions anciennes ressemblèrent beaucoup aux révolutions les plus récentes. C’est ce qui lui permet, sans être trop ridicule, d’établir de constants parallèles entre Pisistrate et Robespierre, Lycurgue et Saint-Just, Harmodius et Marat. Cependant, il ne faut pas abuser de ces comparaisons ; les pousser jusqu’au détail est absurde, n’apprend rien et même fait sourire les hommes un peu renseignés et qui comprennent que les mêmes buts peuvent être atteints par des moyens différents : aucun personnage de la révolution française n’est essentiel. Il paraît bien, d’ailleurs, que le but de Chateaubriand étaif, beaucoup moins de rédiger une histoire générale des révolutions que de donner au public le résultat de ses réflexions sur la crise que subissait encore la France. L’Essai est, s’il en fut jamais, un ouvrage d’actualité. Le prospectus lancé en 1796, un an avant la mise en vente de l’ouvrage, en détermine bien le vrai caractère. Le voici :

Essai historique, politique et moral sur les révolutions anciennes et modernes considérées dans leurs rapports avec la révolution française de nos jours, ou examen de ces questions :

I. Quelles sont les révolutions arrivées dans les gouvernements des hommes ; quel était alors l’état de la société et quelle a été l’influence de ces révolutions sur l’âge où elles éclatèrent et les siècles qui les suivirent ?

II. Parmi ces révolutions, en est-il quelques-unes qui, par l’esprit, les mœurs et les lumières des temps, puissent se comparer à la révolution actuelle de la France ?

III. Quelles sont les causes primitives de cette dernière révolution et celles qui en ont opéré le développement soudain ?

IV. Quel est maintenant le gouvernement de la France : est-il fondé sur de vrais principes et peut-il subsister ?

V. S’il subsiste, quel en sera l’effet sur les nations et les autres gouvernements de l’Europe ?

VI. S’il est détruit, quelles en seront les conséquences pour les peuples contemporains et pour la postérité ?

— Le seul énoncé du litre de cet Essai suffit pour en faire apercevoir toute l’importance. C’est peut-être l’ouvrage le plus complet qui ait encore paru sur les affaires présentes, si l’auteur, auquel il a coûté près de trois années d’études, a eu le bonheur de réussir dans la manière dont il l’a traité.

Les derniers livres de cet ouvrage[6], ne renfermant que de la politique, sont écrits en dialogue, à la manière de Platon, afin de répandre un peu de vie sur l’aridité de la matière. Au reste, l’auteur, qui a visité différentes parties du globe et qui, par son titre d’Essai, a pu s’écarter çà et là sur sa route, s’est quelquefois permis d’insérer des morceaux de ses voyages et des digressions un peu étrangères afin de plaire aux différents goûts des lecteurs et de les délasser par la variété du style et des sujets.

La dernière phrase du Prospectus est peut-être ce qui est le mieux fait pour donner du livre une idée exacte. Les digressions, en effet, et comme dans tous les ouvrages de Chateaubriand, y tiennent la plus grande place. Sa manière, dès son premier livre, est de traiter de tout à propos de tout. Ce n’est pas une manière que je réprouve, bien au contraire. Elle n’est pas la marque d’un génie ordonné, mais elle dénote une grande richesse intellectuelle et le don, si rare, de rassembler les idées en apparence les plus opposées et d’en montrer la connexité, qui échappe toujours au vulgaire. De tels esprits ne sont jamais fanatiques et c’est fort justement que Chateaubriand a pu écrire : « Je ne suis l’écrivain d’aucune secte et je conçois fort bien qu’il peut exister de très honnêtes gens avec des notions des choses différentes des miennes[7]. Peut-être la vraie sagesse consiste-t-elle à être, non sans principes, mais sans opinions déterminées. »

C’est en se souvenant de cette déclaration que j’examinerai les opinions religieuses exprimées dans l’Essai. Cela ne diminuera pas sensiblement le contraste entre l’Essai et le Génie, mais cela le rendra peut-être moins brutal. Deux êtres opposés semblent avoir collaboré à l’Essai, un chrétien à la Jean-Jacques, un philosophe à la Helvétius. Que le Génie ait développé le premier et fait éclore un catholique, c’était logique, mais le second aurait pu se perpétuer et s’affirmer, cela eût été logique encore. Ici, logique intellectuelle, et là, logique sentimentale. C’est la logique sentimentale qui devait l’emporter. Mais quel hasard ! Au moment même, en efîet, où Chateaubriand recevait de Saint-Servan la lettre qui allait en faire l’auteur du Génie, il accentuait très délibérément, par de curieuses et très libres notes marginales, le caractère voltairien de l’Essai[8]. Il écrivait donc, à la veille même de sa conversion à la saint Paul, à propos du principe de Zénon, la Fatalité : « Voilà mon système, voilà ce que je crois. Oui, tout est chance, hasard, fatalité dans ce monde, la réputation, l’honneur, la richesse, la vertu même, et comment croire qu’un Dieu intelligent nous conduit. Voyez les fripons en place, la fortune allant au scélérat, l’honnête homme volé, assassiné, méprisé. II y a peut-être un Dieu, mais c’est le Dieu d’Epicure ; il est trop grand, trop heureux pour s’occuper de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à nous dévorer les uns les autres[9]. »

Cette note, la première de ce genre rencontrée au cours des marginalia de l’Essai sur les Révolutions, montre bien que la pensée secrète de Chateaubriand, en 1798, ne s’incline nullement vers les croyances traditionnelles. Au contraire, toutes les notes ajoutées à ce moment témoignent d’un singulier renforcement d’incrédulité. C’est au point qu’ayant lait allusion aux « raisons victorieuses » par lesquelles « les Abadie, les Houteville, les Bergier, les Warburton » ont combattu les objections des philosophes modernes contre le christianisme, il écrit en se relisant : « Oui, qui ont débité des platitudes ; mais j’étais bien obligé de mettre cela à cause des sots[10]. » Curieuse remarque et qui ne laisse pas, d’ailleurs, que de donner une bonne idée du public pour lequel, deux ou trois semaines plus tard, il va se mettre à compiler le Génie du Christianisme.

Il ne désire aucunement l’immortalité de l’âme : « Quelquefois je suis tenté de croire à l’immortalité de l’âme ; mais ensuite la raison m’empêche de l’admettre. D’ailleurs pourquoi désirerais-je l’immortalité ? Il paraît qu’il y a des peines mentales totalement séparées du corps, comme la douleur que nous sentons à la perte d’un ami, etc. Or, si l’âme souffre par elle-même indépendamment du corps, il est à croire qu’elle pourra souffrir également dans une autre vie : conséquemment, l’autre monde ne vaut pas mieux que celui-ci. Ne désirons donc point survivre à nos cendres, mourrons donc entiers de peur de souffrir ailleurs. Cette vie-ci doit nous corriger de la manie d’être. » Le raisonnement n’est pas très bon. Il est bien évident que les peines mentales ne sont pas moins que les autres des peines corporelles, puisque nous sentons et nous pensons avec notre système nerveux, lequel fait éminemment partie de notre corps. Mais ce sentiment de ne pas désirer la survie est noble. Chateaubriand était doué d’un bon esprit philosophique et il aurait pu devenir un des libérateurs du monde, tout aussi bien qu’il s’en fit un des trompeurs les plus dangereux pour les cœurs simples. Trompeur ! car, s’il éprouva dans la suite l’illusion de croire aux promesses de l’Église, désira-t-il vraiment, à aucun moment de sa vie, lui, le grand solitaire, la triste promiscuité du paradis chrétien ?

Il ne faut pas lui demander des notions bien exactes sur l’histoire de la naissance, de la maturité et de la décadence du christianisme. Il parle d’abord de l’évangile dans un sentiment tout pareil à celui de Jean-Jacques, mais il finira par discuter la réalité et l’authenticité des évangiles. L’historien se veut impartial, mais le philosophe reparaît bientôt et se manifeste par la précision de ses objections contre la vérité religieuse. On citera la plus grande partie de ces courts chapitres. Ils n’ont rien perdu de leur valeur. Les objections des philosophes contre le christianisme sont de quatre sortes : 1° objections philosophiques proprement dites ; 2° objections historiques et critiques ; 3° objections contre le dogme ; 4° objections contre la discipline.

« Objections philosophiques. La création est absurde. Quelle volonté peut tirer une parcelle de matière du néant ? Toutes les raisons imaginables ne renverseront jamais cet axiome commun : Rien ne se fait de rien. Mais les Écritures même ne l’admettent pas, le néant ; et l’Esprit de Dieu reposait sur les eaux. Voilà donc la matière coexistante avec l’esprit ; voilà donc un chaos.

« Dieu, dites-vous, a été l’architecte ? Ce n’est plus le système chrétien. Mais voyons si cela même peut être admis.

« Si Dieu a arrangé la matière, c’est un être impuissant et borné. Le chaos était la première forme, et de nécessité la meilleure, puisqu’elle est la forme naturelle, puisque les vices, les souffrances, les chagrins y dorment passifs. Qu’a fait Dieu ? Il a tout séparé, tout divorcé et en classant les maux il n’a fait qu’un monde vulnérable en toutes ces parties d’un univers engourdi et tranquille ; il a donné une âme à la douleur et rendu les peines sensibles. Il s’est donc mépris et son prétendu ordre est un affreux désordre.

« Mais nous abandonnons la majeure. Nous supposons, pour un moment, que tout est émané de Dieu. Ce Dieu, en créant l’homme, lui a dit : Tu ne pécheras point ou tu mourras ; et il avait prévu qu’il pécherait et qu’il mourrait… A-t-il prévu que je tomberais, que je serais à jamais malheureux ? Oui, indubitablement. Eh bien ! votre Dieu n’est plus qu’un tyran horrible et absurde. Il donne aux hommes des passions plus fortes que leur raison, et il s’écrie : Je t’ai donné la raison… Qui t’obligeait à me tirer du néant ? Qui te forçait, être tout puissant, à faire un misérable ? Tu te crées des victimes et tu les insultes au milieu des tourments, etc. » Toute l’apostrophe est fort belle. Il conclut : « Je m’en tiens à ce que je ne puis comprendre Dieu ; et là-dessus je n’ai pas plus de motifs d’en croire Moïse que Platon, excepté que celui-ci raisonne mieux que celui-là. » A ce chapitre, l’exemplaire confidentiel porte en note : « (A-t-il prévu que je tomberais, etc.) Cette objection est insoluble et renverse de fond en comble le système chrétien. Au reste, personne n’y croit plus[11]. » Il n’est donc pas possible de prendre ce chapitre et les suivants pour de simples résumés, tout objectifs, des raisonnements philosophiques contre le christianisme. Chateaubriand, qui d’ailleurs y met beaucoup du sien, les prend parfaitement à son compte ; et la note manuscrite les signe et les authentique.

Ses objections historiques et critiques sont tout à fait sur le plan moderne. Dans le système judéo-chrétien, dit-il, bien avant Renan, une chose n’est pas prédite parce qu’elle arrivera, mais elle arrive parce qu’elle est prédite. De cela les évangiles mêmes font preuve. Ils ont la naïveté de nous dire à chaque ligne : « Et Jésus fît cette chose, afin que la parole du prophète fût accomplie[12]… » Mais, continue-t-il, et on pense à Strauss, il y a bien plus : « C’est qu’il n’est pas du tout démontré qu’il exista jamais un homme appelé Jésus, qui se fit crucifier à Jérusalem. Quelles sont vos preuves de ce fait ? Les Evangiles. Admeltricz-vous dans un procès, comme valides, des papiers visiblement écrits par l’une des parties ? Nous raisonnons ici comme si nous croyions à l’authenticité du Nouveau Testament (ce que nous sommes loin de faire, comme on le verra par la suite)[13]. Loin de rien trouver dans l’histoire qui admette la vérité de l’existence du Christ, nous voyons, d’après les auteurs latins, qui parlent avec le dernier mépris de la secte naissante, que les Évangiles n’étaient pas même entendus à la lettre par les premiers chrétiens. C’étaient des espèces d’allégories, des mystères auxquels ou se faisait initier comme à ceux d’Eleusis. » Outre les quatre évangiles, il y en avait une multitude d’autres, appelés maintenant apocryphes, mais qui ne le sont pas plus que ceux qui ont été conservés. On y remarque « tant de contradictions (contradictions que vous n’avez pu même faire disparaître des Évangiles que vous nous avez laissés) qu’il faut nécessairement en conclure que, dans le principe, l’histoire du Christ était un conte qu’on brodait selon son bon plaisir[14]. » Vient ensuite un argument tiré des innombrables hérésies des premiers temps, preuve que les vérités évangéliques étaient alors bien incertaines ; puis le chapitre s’achève sur ce morceau admirable, qu’on dirait d’un Voltaire devenu soudain lyrique, sans rien perdre de sa raison et de son esprit :

« Allons plus loin. Admettons la réalité de sa vie et l’authenticité des Évangiles. De la simple lecture de ceux-ci résulte le renversement de la divinité de Jésus. Nous voyons que tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens à Jérusalem, les prêtres, les magistrats, enfin cette classe d’hommes que dans tous les temps on croit de préférence à la populace, regardait le Christ comme un imposteur qui cherchait à se faire un parti. On lui demanda des miracles publics et il ne put en faire (i) ; mais il ressuscitait, il est vrai, des morts parmi la canaille. Dans ses réponses, il ne s’explique jamais clairement ; il parle obscurément, comme l’oracle de Delphes. Quant à sa résurrection, un peu de vin et d’argent aux gardes en explique tout le mystère. A qui apparut-il après sa sortie triomphante du tombeau ? A ses disciples, à des femmes crédules, à des gens qui avaient intérêt à prolonger l’imposture. Il ne se montra pas aux prêtres, au peuple, aux magistrats, qui le virent expirer et qui étaient bien sûrs qu’il n’était plus. Passons aux dogmes. »

Les deux chapitres des Objections contre le dogme et contre la discipline sont très brefs et très faibles aussi. Il n’y a guère à en retenir que le passage qui vise les protestants : « Il est ridicule d’être luthérien, calvaniste, quacker, etc., de recevoir, à quelques différences près, l’absurdité du dogme et de rejeter la religion des sens, la seule qui convienne au peuple. Il n’est pas plus difficile de croire le tout qu’une partie, et lorsqu’on admet l’incarnation, il n’en coûte pas davantage d’adopter la présence réelle. » Ces chapitres sont clos par une contre-objection poétique et sentimentale. Si la religion est quelquefois utile aux malheureux, qu’importe qu’elle soit fausse ? « Qu’importe qu’elle soit une illusion, si cette illusion les soulage d’une partie du fardeau de l’existence ; si elle veille dans les longues nuits à son chevet solitaire et trempé de larmes ; si enfin elle lui rend le dernier service de l’amitié, en fermant elle-même sa paupière, lorsque, seul et abandonné sur la couche du misérable, il s’évanouit dans la mort ? » C’est sur cette même page que l’auteur écrivait, en une note secrète ; « … J’étais bien obligé de mettre cela à cause des sots[15]. »

Après avoir considéré la religion abstraite, Chateaubriand passe à la religion concrète, qui se rend visible dans le prêtre. Le prêtre est partout le même ; partout et dans tous les temps il a pratiqué la fourberie et l’imposture ; partout, il a été persécuteur, aussi bien des sophistes grecs que des philosophes modernes. Mais des prêtres de l’antiquité aux prêtres d’aujourd’hui, il y a quelques différences, qu’il faut noter.

La plus importante est celle-ci : « Les prêtres des Grecs avaient un pouvoir considérable sur la masse du peuple ; ils n’en exerçaient aucun sur les particuliers : les nôtres, au contraire, nous environnaient, nous assiégeaient. Ils nous prenaient au sortir du sein de nos mères, et ne nous quittaient plus qu’après nous avoir déposés dans la tombe. Il y a des hommes qui font le métier de vampires, qui vous sucent de l’argent, le sang jusqu’à la pensée[16]. » Ici, un singulier petit tableau satirique où il semble montrer la complicité de la noblesse et du clergé à pressurer le peuple. Les uns font la parade et les autres visitent son escarcelle : « Lorsque je vois les différents personnages de la société, je me figure ces escrocs qui se rendent exprès sur les places publiques, bizarrement vêtus. Tandis que la foule hébétée se rassemble à considérer le bout de ruban rouge, bleu, noir, dont le pasquin est bariolé, celui-ci lui vide adroitement ses poches ; et c’est toujours le plus chargé de décorations qui fait fortune[17]. »

Finissons, dit-il au chapitre suivant, par quelques remarques générales.

« L’esprit dominant du sacerdoce doit être l’égoïsme. Le prêtre n’a que lui seul dans le monde ; repoussé de la société, il se concentre ; et voyant que tous les hommes s’occupent de leurs intérêts, il cherche le sien. Sans femme et sans enfants, il peut rarement être un bon citoyen, parce qu’il prend peu d’intérêt à l’État. Pour aimer sa patrie il faut avoir fait le tour de la chambre sur ses mains, comme Henri IV. Autre trait général du caractère des prêtres : le fanatisme. En cela ils ressemblent au reste du monde : chacun fait valoir le chaland dont il vit. Nous sommes assis dans la société comme les marchands dans leurs boutiques : l’un vend des lois, l’autre des abus, le troisième du mensonge, un quatrième de l’esclavage ; le plus honnête homme est celui qui ne falsifie point sa drogue et qui la débite toute pure, sans en déguiser l’amertume avec de la liberté, du patriotisme, de la religion. Enfin, la haine doit dominer chez les prêtres, parce qu’ils forment un corps. Il n’est point de la nature du cœur humain de s’associer pour faire du bien ; c’est le grand danger des clubs et des confréries. Les hommes mettent en commun leurs haines et presque jamais leur amour. »

S’il entame ensuite l’éloge attendri du bon curé de campagne, c’est pour finir sur ce trait que, grâce à la persécution qu’a subie le bas clergé, aimé de ses ouailles, il est à présumer que le christianisme « durera quelques années de plus qu’il n’aurait fait dans le calme ». Il est condamné partout, sauf peut-être en Espagne, où la bassesse du sacerdoce n’a d’égale que l’abrutissement du peupie, sauf peut-être en Allemagne, pays éminemment religieux. En Italie, la fin du christianisme est très prochaine : « La multiplicité des sectes monastiques en Italie sert à y nourrir la superstition. Qui croirait qu’à la fin du xviiie siècle les nobles de Rome font encore des pèlerinages, pieds nus et la hart au cou, pour racheter le pardon d’un assassinat ? Mais comme les contraires existent toujours l’un près de l’autre, il suit de cette crédulité que les liens de la religion sont aussi plus près de se rompre. De tous les temps, les Italiens furent divisés en deux sectes, l’une athée, l’autre superstitieuse ; voisins des abus et des vices de la cour de Rome, c’est nécessairement le résultat de leur position locale. La dégénération du caractère moral, plus avancée en Italie que dans le reste de l’Europe, y accélérera aussi la chute du christianisme[18]. »

Les prédictions de Chateaubriand ne sont réalisées ni en Italie, ni en France, ni nulle part, et lui-même, plus que tout autre, a contribué à leur donner un démenti mémorable. Aussi est-il assez piquant de le suivre dans le chapitre[19] où il se demande : Quelle sera la religion qui remplacera le christianisme ? La question, dit-il, est presque insoluble. Mais voilà un « presque » bien superflu, car la réponse de Chateaubriand n’est qu’une suite d’hypothèses qu’il a soin de détruire, à mesure qu’elles se présentent : « Le christianisme tombe de jour en jour, et cependant nous ne voyons pas qu’aucune secte cachée circule sourdement en Europe et envahisse l’ancienne religion : Jupiter ne saurait revivre ; la doctrine de Swedenborg ou des illuminés ne deviendra point un culte dominant ; un petit nombre peut prétendre aux inspirations, mais non la masse des individus ; un culte moral, où l’on personnifierait seulement les vertus, comme la sagesse, la valeur, est absurde à supposer. La religion naturelle n’offre pas plus de probabilité ; le sage peut la suivre, mais elle est trop au-dessus de la foule : un Dieu, une âme immortelle, des récompenses ramènent le peuple de nécessité à un culte composé ; d’ailleurs, cette métaphysique ne sera jamais à sa portée. Peut-on supposer que quelque imposteur, quelque nouveau Mahomet, sorti d’Orient, s’avance la flamme et le fer à la main, et vienne forcer les chrétiens à fléchir le genou devant son idole ? La poudre à canon nous a mis à l’abri de ce malheur[20]. S’élèvera-t-il parmi nous, lorsque le christianisme sera tombé en discrédit absolu, un homme qui se mette à prêcher un culte nouveau ? Mais alors les nations seront trop indifférentes en matières religieuses et trop corrompues pour s’embarrasser des rêveries du nouvel envoyé, et sa doctrine mourrait dans le mépris, comme celle des illuminés de notre siècle. » Cependant, ajoute-t-il, « il faut une religion, ou tout périt ». Tout périra donc. Ensuite, une à une, les nations, retombées dans la barbarie, en émergeront de nouveau, selon l’ordre de leur chute dans les ténèbres, « et reprendront leur place sur le globe : ainsi de suite dans une révolution sans terme ». Il y aurait cependant une hypothèse à opposer à cette sorte de retour éternel, c’est celle où les nations, toutes éclairées, je me sers de ses propres mots, s’uniraient sous un même gouvernement, dans un état de bonheur inaltérable. Mais elle est peu probable, vu la faiblesse et la corruption des hommes.

L’Essai sur les Révolutions venait à peine de paraître. Chateaubriand avait à peine eu le temps d’y crayonner les quelques notes virulentes qui en accentuent si fortement l’incrédulité, qu’il se mettait au Génie du christianisme.

Magnifique palinodie ! Venant d’écrire : Personne n’y croit plus, il se met à dire : Je crois ! Et il étend en cinq volumes les pages de sentiment chrétien que son instinct littéraire lui avait fait, au milieu de belles négations, « écrire pour les sots ». Il en résulta tout le romantisme, cent ans de songes religieux. Magnifique palinodie !

  1. Dont le tome II même, a-t-il dit plus tard, était écrit.
  2. On sait que, pour Chateaubriand, le coup soudain fut la mort de sa mère. La raison, et sutout en de certaines natures, n’est guère que la servante de la sensibilité.
  3. Essai sur les Révolutions anciennes et modernes, p. 618. L’édition toujours citée de l’Essai est celle donnée par Sainte-Beuve chez Garnier, avec les « Notes de l’exemplaire confidentiel » si curieuses et si décisives, et dont nous reparlerons.
  4. Qu’on lise donc, à ce propos, soit le Golden Bough de Fraser, sont les Rites de passage de A. van Gennep.
  5. Essai, p. 18.
  6. Ils n’ont point paru. Le tome premier et unique ne traite que les questions I et II du Prospectus.
  7. Comparer cela avec la déclaration de l’abbé Noël, p. 105, en note.
  8. Voici la note explicative de Sainte-Beuve, qui possédait alors cet exemplaire : « avis spécial pour notre édition (1861). Sur un exemplaire de l’Essai sur les Révolutions (première édition, Londres, 1797), que nous avons sous les yeux, M. de Chateaubriand, qui était encore en Angleterre, avait fait de sa main des retranchements et corrections en vue d’une seconde édition, qu’il croyait prochaine. Mais bientôt, oubliant ce premier objet, il porta en marge, en plusieurs endroits de cet exemplaire, ses remarques personnelles et confidentielles, tant sur les hommes que sur les choses. Il y consigna le fond de ses croyances ou pluiôt de ses incrédulités à cette date de 1798, antérieure de quelques mois à peine à la conception du Génie du Christianisme. Nous donnerons ces notes copiées sur l’autographe, au bas des payes auxquelles elles se rapportent… »
  9. Essai, p. 537.
  10. Essai, p. 593.
  11. Essai, p. 587.
  12. Voyez, entre autres, Mathieu, ii, 17, 33 ; iv, 14, 15, 16 ; xxvi, 24. 54. 56 ; xxvii, 9, 35 ; etc.
  13. Ici, l’auteur, emporté par son sentiment, oublie son rôle de rapporteur, et avoue tout net son incrédulité.
  14. Selon les besoins de telle petite église ou congrégation nouvelle, dirait-on aujourd’hui, car il n’est pas dans le caractère juif de « broder » sans utilité. Il s’agissait pour chaque communauté d’avoir un évangile particulier : signe de noblesse.
  15. Essai, p. 593.
  16. Essai, p. 595. Noter qu’il parle du christianisme et des prêtres comme de choses abolies : Ils nous prenaient… ils ne nous quittaient…
  17. Essai, p. 596.
  18. Essai, p. 661.
  19. Essai, p. 610.
  20. Dans une note écrite en 1826, Chateaubriand s’élève avec une vraie prévoyance politique contre ceux qui vendraient des armes aux barbares et entreprendraient de discipliner leurs armées.