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Promenades Littéraires (Gourmont)/Les voyages de M. Moréas

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 198-206).


LES VOYAGES DE M. MORÉAS


Il vient une heure où l’on commence à se raconter. C’est une heure insidieuse. Elle ne sonne pas à son rang dans la série des heures ; elle est capricieuse, précoce ou tardive. Plus bizarre encore que ses sœurs, qui furent parfois bien singulières, elle se présente suivie d’un interminable cortège de minutes et de secondes : il y en a bien plus qu’il n’en faut pour remplir une heure ; c’est toute une vie qu’elle traîne après elle. Elle est impérieuse. Elle parle et se fait écouter ; elle se pavane et elle se fait regarder. Puis elle présente une à une ses compagnes avec des airs entendus. Elle sait se faire comprendre à demi-mot. Son sourire n’est pas énigmatique ; il est cruel, tant son ironie est pleine de certitude. Elle est patiente. Si l’on est distrait, ce jour-là, elle n’insiste pas. Elle s’en va en murmurant : je reviendrai. Elle revient, toujours plus tenace, plus ironique et plus impérieuse. Un beau soir, elle s’installe. C’est fini ; elle ne vous quittera plus.

Son nom est le Passé. M. Moréas vient de recevoir la première visite de cette dame, qui lui a paru charmante ; il l’a écoutée volontiers, et il nous répète ses propos et ceux de ses suivantes. A vrai dire, ils sont un peu nuageux. Ce sont des souvenirs enveloppés de brume, comme les paysages matinals de l’Ile-de-France, province que M. Moréas a élue entre toutes, dont il a adopté les mœurs et qu’il aime, peut-être davantage encore que sa Grèce natale. « La contemplation de la Seine, nous dit-il, et la lecture répétée du vingt-quatrième chant de l’Iliade enseignent le mieux ce que c’est que le sublime : je veux dire la mesure dans la force. » Et encore : « Le jour où j’ai aimé la Seine, j’ai compris pourquoi les dieux m’avaient fait naître en Grèce. » Et enfin : « L’ombre de Pallas erre dans sa ville bien-aimée ; Athènes peut se contenter de l’ombre de la déesse. Mais la fille de Zeus habite réellement Paris, car elle sait qu’il nous faut encore ici sa présence constante. » L’obscurité que l’on rencontre parfois dans les discours de M. Moréas n’est peut-être que de la discrétion ; il ne dit que l’essentiel, et nous sommes habitués, depuis le romantisme et depuis le naturalisme, à ce que l’on nous dise tout le reste aussi, au risque d’étouffer l’essentiel et de l’écraser sous la lourde abondance des phrases.

M. Moréas a beaucoup voyagé. D’abord il est venu d’Athènes dans le Paris d’aujourd’hui ; puis il en est sorti pour entreprendre un long pèlerinage sur les routes du passé. Son premier volume de vers, les Syrtes, porte plusieurs épigraphes, comme c’était encore la mode en 1884 ; l’une d’elles est empruntée à un poète du xviie siècle, connu seulement de quelques curieux, Ogier de Gombaud. Cela semblerait marquer que la première étape du voyageur fut précisément celle dont il a fait au retour son auberge définitive. Parti de la poésie classique, c’est à côté d’elle qu’après des méandres nombreux M. Moréas est venu s’asseoir, sur un banc, sous les charmilles, dans un vieux parc des environs de Paris. Il y rencontre des ombres, et ne s’en étonne pas. Ah ! voici M. Racine. Mallarmé lui disait, après avoir lu Eriphile. « Vous trichez avecles siècles. » Cela signifie que M. Moréas a toujours tenté d’écrire, bien plutôt que la langue particulière d’aujourd’hui, la langue générale de la poésie française. Il n’a pas voulu, comme tant d’autres, s’en fier à son seul génie, ni se passer de maîtres. Au contraire, avec une orgueilleuse modestie, il les a interrogés tous, les uns après les autres, et il a su profiter à tous les enseignements.

On appelle cela, vulgairement, se donner une forte culture littéraire. Cela n’est pas si commun qu’on le croit. La littérature française est immense, et bien rares sont ceux qui la connaissent tout entière, qui ont parcouru tous les chemins de cette vaste forêt. M. Moréas n’en ignore aucun détour. C’est peut-être le seul poète d’aujourd’hui qui ait lu tous les poètes français, ceux qui en valent la peine, depuis les balbutiements du xie siècle jusqu’aux balbutiements de la fin du xixe siècle. Mais lui, dès qu’il parla, ce fut sans balbutier. Il avait une trentaine d’années quand il publia ses premiers vers ; il se croyait vieux et il écrivait :

O mer immense, mer aux rumeurs monotones,
Tu berças doucement mes rêves printaniers ;
O mer immense, mer perfide aux mariniers,
Sois clémente aux douleurs sages de mes automnes.

Ces vers sont beaux parce qu’ils sont simples et purs. Voilà le fruit de la culture classique. Sans doute, tout n’était pas de ce ton-là dans les Syrtes, mais on a beau relire ce petit livre, on n’y trouve rien des extravagances que d’injustes critiques ont reprochées à M. Moréas.

Plus tard, il fut moins sage ; mais jamais il ne perdit tout à fait le sentiment de la mesure et du goût, jamais il ne s’écarta très loin de la véritable tradition française, dont il est redevenu, avec les Stances, le représentant le plus convaincu. Est-il le premier des poètes de sa génération ? Nul ne peut-il lui contester la première place ? Je crois qu’ils sont plusieurs égaux. Les uns préfèrent Ronsard ; les autres, Du Bellay.

Cependant, suivons-le dans un autre monde, celui des poètes contemporains. Plus d’un a exercé de l’influence sur M. Moréas : d’abord Verlaine, puis Mallarmé. Mais il n’y a là rien de rare ; ce fut le sort commun. Il était impossible, de 1885 à 1896, d’écrire en vers ou en prose sans songer à Mallarmé ou à Verlaine. Mallarmé avait une grande importance. On allait chez lui, à peu près comme chez la Sibylle ; on écoutait sa parole comme un oracle. Vraiment, c’était bien une sorte de dieu. On le vénérait plus encore qu’on ne l’aimait. Il était bienveillant, mais sans aucune familiarité. Un éloge tombé de sa bouche troublait, comme un décret de la Providence. Je vois encore M. de Régnier rougir d’émotion sous un compliment délicat du maître. C’était une belle école de respect, que ce petit salon de la rue de Rome ; on y sentait le prix de la gloire, on apprenait à mettre son rayonnement au-dessus de toutes les autres distinctions humaines. Peut-être que ceux-là qui ont été les disciples de Mallarmé peuvent seuls comprendre le sens profond de ces mots qu’on lit dans la vie de tel philosophe grec : « C’était un disciple de Socrate. » Le respect que l’on éprouvait dans ce petit sanctuaire n’était pas superstitieux ; il était légitime, car les discours de Mallarmé étaient bien, comme le dit M. Moréas, « une claire source de plaisirs esthétiques ». Il ajoute qu’il a gardé de lui « une idée inexprimable ». C’est dommage qu’il ne veuille ou ne puisse l’exprimer. J’ai tenté de le faire à sa place.

Verlaine inspirait moins de respect ; plutôt de la curiosité. On le connaissait trop. On le rencontrait trop sur le boulevard Saint-Michel en compagnie équivoque. Il n’était pas rare de le voir ivre. Ceux qui aimaient ses vers le fuyaient et redoutaient d’entendre raconter sur lui de malsaines anecdotes. C’était moins un homme qu’un enfant vieilli. Il n’avait aucun empire sur lui-même, cueillant les sensations comme un écolier cueille des mûres le long des haies, en revenant de l’école. M. Catulle Mendès, dans son récent Rapport sur la poésie française, dit de jolies choses de Verlaine ; elles ne sont pas très exactes : « Verlaine… cette fraîcheur d’innocence, cette infantile ingénuité, charme frêle et impérissable de son œuvre… La société, qui a laissé vivre dans la famine et mourir dans la tristesse le si doux Paul Verlaine, faillible, hélas ! n’a point le droit de le rendre responsable des fautes, c’est-à-dire des basses promiscuités, des misères dont elle ne le tira point. » On sourira de la « fraîcheur d’innocence » de Verlaine. Enfant, oui ; mais aussi enfant vicieux, et parfois méchant. Sa candeur est une légende, et sa misère en est une autre. Assurément, il ne vécut jamais dans l’opulence ; mais cela fut très heureux pour lui et pour nous. La richesse eût abrégé sa vie, car il n’avait aucune raison. C’est la nature, et non la société, qu’il faut rendre responsable de ses misères ; il avait un tempérament terrible ; il était pareil à un cavalier sans bride ni éperons, monté sur un cheval fougueux. M. Moréas l’a connu dans ses meilleures années, quand il venait de rentrer en France, après un assez long séjour en Angleterre. « Il marchait alors d’un pas ferme, redressant sa haute taille, avec la mine d’un professeur bougon et facétieux. Il était en effet professeur d’anglais dans une institution religieuse,… et portait un petit chapeau de soie, de forme londonienne et solennelle. » Mais cela ne l’empêchait pas d’aimer « à prendre des petits verres chez les mastroquets ». Il aurait pu dire, lui aussi, et avec plus de motifs peut-être encore qu’Edgar Poe : Quelle maladie est comparable à l’alcool ?

Il est assez curieux que les deux poètes qui furent les maîtres de la génération symboliste aient été, tous les deux, professeurs d’anglais. Ils ne se ressemblaient qu’en cela, d’ailleurs, l’un tout livré aux sens, l’autre tout en raison.

M. Moréas ne s’attarda pas dans l’intimité de Verlaine, et il ne fréquenta pas très assidûment chez Mallarmé. Il avait beaucoup d’autres maîtres à visiter ; les anciens, et aussi quelques romantiques, et surtout ceux qui vivent, en dehors des écoles, sur le grand chemin de la tradition, Chénier, Vigny, Baudelaire. Il voyagea aussi corporellement ; il vit la Provence, l’Italie et alla revoir la Grèce, sa mère. Un volume tout entier, un mince volume à la vérité, nous raconte le Voyage de Grèce. Il ne respire pas l’enthousiasme. On dirait même assez souvent que M. Moréas a été déçu de trouver les Grecs tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être. Les paysages même de l’Hellade ne le charment pas autant qu’il aurait cru. Il regarde la Grèce, et il pense à Paris : « Aux environs de Chalcis, en Eubée, il y de beaux platanes sylvestres ; il y en a de nobles à Paris, dans le sublime jardin du Luxembourg. »

André Chénier n’était de Grèce que par sa mère ; M. Moréas l’est tout entier. Ce n’est pas cela qui fait son génie ; mais ses vers cependant ont quelque chose d’attique, qui, sans lui, manquerait à la poésie française. Ses voyages surtout l’ont formé ; ses voyages parmi les hommes et ses voyages parmi les livres.

1903.