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Promenades Littéraires (Gourmont)/Livres de femmes

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Promenades Littéraires (Gourmont)
Promenades littérairesMercure de France (p. 93-99).


LIVRES DE FEMMES


Il a paru récemment, et coup sur coup, trois œuvres de femmes, deux romans et une pièce de théâtre, qui ont ému l’opinion. On en a parlé presque partout, même dans les milieux où la littérature a peu de crédit, et leur succès en librairie a été considérable. Je les ai lues toutes les trois, autant par devoir que par curiosité et je reconnais volontiers que j’aurais pu passer plus mal mes heures de loisir. On a dit que si, de ces trois œuvres, l’une n’avait pas été d’une irrégulière, l’autre d’une couturière, la troisième d’une jeune fille sourde, elles auraient passé inaperçues. C’est bien possible et cela n’en eût pas été pour cela plus équitable, car elles ont une valeur, moins grande sans doute qu’on ne l’a cru tout d’abord, mais qui mérite de retenir un instant l’attention, ne fut-ce que pour l’importance que les féministes leur ont donnée. Il a semblé, au premier abord, que les femmes avaient conquis la littérature, prenant la place des hommes, et un journal ouvrit une consultation pour apprendre du public quelles seraient, le cas échéant, les trois académiciennes (on se bornait à ce chiffre, provisoirement) qui auraient sa faveur. Pendant près d’un mois, Paris et les provinces furent sollicités de proférer leur avis et ils le donnèrent et il y eut trois élues. Je ne me souviens pas de leurs noms, mais il est certain qu’elles bénéficiaient autant des trois œuvres que j’ai dites que de leurs œuvres personnelles. Dès aujourd’hui, la consultation soulèverait moins d’enthousiasme, les pavois seraient dressés moins haut et sur moins d’épaules. On a trop parlé de littérature féminine. Une réaction commence à se dessiner, parmi les femmes elles-mêmes. Ces mouvements d’opinion n’ont aucune influence sur mon jugement et telle m’apparut d’abord Marie-Claire, telle elle m’apparaît encore aujourd’hui, qu’on a cessé de s’en occuper. Quand on connaît un peu l’histoire littéraire de la France, on garde plus aisément sa clairvoyance.

Quand les femmes se mirent à écrire régulièrement et à se mêler avec une certaine activité au mouvement des beaux esprits, c’est sans l’étonnement, un peu puéril d’aujourd’hui, que leur littérature fut accueillie. On jugeait leurs œuvres aussi cavalièrement que celles des hommes et nul ne leur faisait grief, pas plus que nul ne leur savait gré, d’être des femmes. On considérait les mérites de l’écrivain : ce n’est pas à son sexe, assurément, que Mme de La Fayette dut sa réputation. Ses romans étaient célèbres avant qu’on fût assuré qu’ils étaient d’une femme et d’elle-même. On s’attachait à l’œuvre, non à l’auteur, ni à la qualité de sa vie, de ses mœurs, de ses aventures. La jupe n’était pas encore une auréole. Il est certain que, de notre temps, s’il y avait un La Rochefoucauld, sa tendre amie profiterait, pour lancer la Princesse de Clèves, de sa situation équivoque et enviée. C’est en cela que le méchant critique a raison : un livre est souvent jugé aujourd’hui autant sur son origine que sur sa valeur propre. Il n’est pas douteux que celui de Marguerite Audoux ne dut son succès initial à l’humble condition de l’auteur. Mais le succès a persisté et il faut bien en arriver à l’examen des causes contenues dans le livre même. Marie-Claire est une œuvre séduisante par son apparente simplicité qui décèle une méthode très volontaire et très calculée, un travail lent de précision et de mise au point. Il s’agissait de faire raconter sa vie à une petite fille abandonnée, ses années d’enfance l’hospice et en condition, de signaler l’éveil de son intelligence, de noter avec discrétion ses premières émotions d’adolescente, de marquer en tout cela le caractère propre de la fillette, sa personnalité encore vague, son inconscience d’orpheline, son ignorance, ses étonnements, bien d’autres traits encore, et que jamais, sous le récit de l’enfant, on n’aperçût la grande personne qui parle et qui écrit. Dire que l’auteur a entièrement réussi, ce serait reconnaître par cela même qu’elle a fait une création presque miraculeuse. Elle a réussi dans une certaine mesure et assez pour que son œuvre soit réellement remarquable. Ce sont bien, autant qu’on peut se les figurer, les sensations d’une pauvre petite fille qui a assez d’intelligence pour voir et se souvenir à peu près, pas assez encore pour chercher à comprendre et à expliquer. Elle passe dans la grande vie compliquée en y faisant une toute petite ombre et je ne crois pas qu’on y aperçoive trop visiblement celle de l’auteur. En cela Marie-Claire est une œuvre d’art, et le style, parfois un peu plus maniéré qu’il le faudrait, ne gâte ni ne diminue l’impression générale et dernière.

Très différente est la Vagabonde de Colette Willy, qui d’ailleurs n’a pas révélé, mais seulement confirmé, l’originalité vive de l’auteur. Ce sont également des souvenirs arrangés avec beaucoup d’adresse et sans doute beaucoup d’imagination, et racontés sur un ton de confidences qui leur donne beaucoup de charme. Nous sommes là dans une région supérieure ; il y a dans ce livre des pages d’un détachement vraiment nietzschéen, un arrachement au bonheur par amour de la liberté, où se lit la philosophie la plus haute, la plus féminine et la plus vraie. Le singulier livre avec son mélange d’acrobatie, de sensualité (peut-être quelque chose de plus) et de douloureuse mélancolie, de hautaine amertume ! Nulle pudeur et pourtant toute la sensibilité de la femme. Nulle hypocrisie, mais tous les mystères d’une nature énigmatique où la volupté est étouffée par la volonté. La Vagabonde n’est peut-être pas une oeuvre d’art, c’est un traité de psychologie féminine. C’est la femme mise à nu avec sa manière éternelle de vouloir ce qu’elle ne veut pas, de ne plus vouloir ce qu’on lui offre et ce qu’elle désire, de s’arracher à la vie par orgueil de vivre. Il y a quelques vulgarités de style ou plutôt de langage, dues au milieu où a évolué Colette Willy, et c’est dommage. Je n’aime pas beaucoup non plus le décor principal du roman, mais il faut prendre les choses comme elles sont, car tout se tient et on a le droit de ne pas goûter, mais non de blâmer, un ensemble où il y a d’aussi belles choses et aussi émouvantes.

Quant aux Affranchis de Marie Lenéru, c’est moins une pièce de théâtre qu’un dialogue philosophique de belle tenue, mais d’un ton un peu guindé. Les vrais philosophes sont d’allure plus souriante et plus détachée, car la philosophie consiste à n’en pas avoir et à considérer les choses avec une ironie amusée, à peine irritée parfois. Mais il y a bien de la distinction d’esprit dans cet essai hautain et heureusement maladroit où l’auteur a suivi la logique de sa pensée avec une fermeté rare, sans se se soucier de l’ahurissement probable du public des théâtres, peu habitué à ce jeu trop sérieux des idées. Les personnages, assez vivants, en somme, quoique d’une vie un peu solennelle, parlent-ils bien selon leur condition ? Habituée à la méditation philosophique et solitaire, Marie Lenéru les a créés à sa ressemblance et ils ont toujours l’air d’avoir écrit d’avance et appris par cœur leurs questions et leurs répliques. Il n’y a dans cette œuvre qu’une expérience de la pensée, nulle expérience de la vie. C’est du théâtre à logique intérieure, inflexible et forte, où les passions n’ont qu’une base intellectuelle, sont dépourvues de ces racines profondes par où le sentiment les nourrit et les renouvelle. Trop de raisonnement et pas assez d’amour, trop d’intelligence et pas assez de sentiment, se croirait-on devant l’œuvre d’une jeune fille ? Quand Marie Lenéru aura acquis quelque expérience de la vie et développé sa sensibilité encore latente, elle deviendra probablement une des femmes les plus remarquables de sa génération : cette magnifique nature intellectuelle donnera certainement les plus beaux fruits quand le sentiment l’aura fécondée.

C’est en toute liberté d’esprit et sans songer ni à leur plaire ni à leur déplaire que j’ai disserté brièvement sur les œuvres de ces trois femmes, d’âge, de condition et d’allure différentes. On peut difficilement les comparer. L’une dissimule, l’autre avoue son expérience ; la dernière n’en possède aucune. Ce sont bien pourtant des œuvres de femmes et franchement signées et scellées à chaque ligne. Je ne me dissimule donc pas que ce sceau leur donne une valeur de curiosité en plus de leur valeur littéraire. Enfin, elles valent d’être lues, et c’est peut-être tout ce que j’ai voulu dire.