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Promenades Littéraires (Gourmont)/Molière et l’Église

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Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 244-250).


MOLIÈRE ET L’ÉGLISE


M. Abel Lefranc poursuit au Collège de France un cours qui, sur certains points, renouvelle notre connaissance de la vie, des succès et surtout des déboires de Molière. On se rend clairement compte, maintenant, non sans un certain étonnement, que la carrière du grand comique se déroula pendant les années du xviie siècle où l’Église mena la plus vive campagne contre les plaisirs mondains, les spectacles et, en particulier, la comédie. Louis XIV avait, quoique l’on ait dit, une certaine intelligence. Sans doute, il se laissa aller, sur le tard, à persécuter les protestants ; mais il avait de même persécuté les jansénistes. Il n’aimait pas les sectes religieuses ; il considérait la religion comme une chose d’État et il estimait que c’est bien assez d’en avoir une. C’est un point de vue. C’était celui des empereurs romains, qui, pour rester maîtres chez eux, molestèrent un peu les chrétiens, mais si mollement que l’empire, à la fin, fut submergé. Je veux dire que Louis XIV, qui n’aimait pas les innovations ou les précisions religieuses, ne persécuta jamais les libres penseurs, que, de son temps, on appelait les libertins. Connaît-on cette anecdote rapportée par Chamfort dans le Mercure de France de 1789 ? « Le duc d’Orléans, allant, en 1706, commander l’armée d’Italie, voulut emmener avec lui Augrand de Fontpertuis, homme de plaisir et qui n’était pas dans le service. Le roi, l’ayant su, demanda à son neveu pourquoi il emmenait avec lui un janséniste. Lui, janséniste ? dit le prince. N’est ce pas, reprit le roi, le fils de cette folle qui courait après Arnaud ? J’ignore, répondit le prince, ce qu’était sa mère, mais, pour le fils, je ne sais s’il croit en Dieu. On m’avait donc trompé, dit le roi, qui laissa partir Fontpertuis. » Cette anecdote, qui a été recueiliie par divers auteurs, notamment par Saint-Simon, fait comprendre pourquoi Louis XIV fut toujours le protecteur déclaré de Molière. Il aimait les libertins, parce qu’il savait qu’il ne trouverait pas en eux des censeurs de sa vie privée, et il écartait les gens d’Église, qu’il avait toujours peur de voir s’interposer entre lui et ses maîtresses. Ils étaient pourtant bien complaisants et Bossuet, tout le premier, faisait assidûment sa cour à madame de Montespan. N’importe ; cette complaisance même était grosse de reproches muets, et elle pouvait cacher des pièges. Cela dura jusqu’au règne de la veuve Scarron, qui, du haut de son trône d’antichambre, promenait sur la cour et la ville son regard froid d’ennemie des hommes — et d’amie des femmes, disait la Palatine.

Quand Molière arriva à Paris, les dévots, depuis pmsieurs années déjà, se démenaient contre le théâtre. Le rituel du diocèse les excommuniait et les mettait sur le même pied que les usuriers, les femmes de mauvaise vie, les magiciens et les sorciers. Malgré la libérale Déclaration de 1641, les curés fanatiques, les Olier, les Vincent de Paul, les du Ferrier, avaient obtenu, dans la pratique, qu’ils seraient exclus de toutes dignités et charges publiques. Du Ferrier, dans son ardeur, ordonnait aux fidèles de brûler ces livres infâmes qu’on appelle comédies, romans, chansons. Surtout il défend de les vendre, « car, dit-il, iln’est pas permis de débiter des poisons ou des choses infectées ». Sous ces noms gracieux il englobe sans aucune distinction les plus grossières parades et le Cid ou Polyeucte. Tout ce qui est divertissement profane est infâme. Chaque curé, en même temps qu’il surveille les lectures de ses paroissiens, doit tenir un registre de tous ceux qui fréquentent la comédie, afin de pouvoir, au bon moment, les traiter comme ils le méritent, c’est-à-dire en excommuniés, ce qui correspondait, à peu de choses près, à la mort civile. Ce mouvement, où se distinguait une société secrète, la compagnie du Saint-Sacrement, n’était pas particulier aux dévots catholiques. Les dévots protestant, en France ou en Hollande, n’étaient pas moins ardents. Le pasteur André Rivet publia même à La Haye un traité contre le théâtre où il reproche au clerg-é français sa mansuétude, et un sieur Philippe Vincent, non moins pasteur du saint évangile, fulminait, à la Rochelle, « contre les comédiens, bateleurs, farceurs et toutes sortes de gens qui ne servent qu’à donner du plaisir et à corrompre les mœurs ». Mais, parmi les ennemis de la comédie, les plus échauffés étaient encore les jansénistes. Ils entrent en scène précisément au moment des premiers succès de Molière, qu’ils poursuivront d’outrages jusqu’à sa mort, et encore au delà. Ils lancèrent contre lui un de leurs scribes, Barbier d’Aucour, lequel, stylé par l’élégant Nicole, le présenta au public dévot tel qu’un cynique prêcheur de tous les vices. « Le dessein de Molière, dit-il, est de perdre les hommes en les faisant rire, de même que ces serpents dont les piqûres mortelles répandent une fausse joie sur les visages de ceux qui sont atteints. La naïveté malicieuse de son Agnès a plus corrompu de vierges que les écrits les plus licencieux ; son Cocu imaginaire est une invention pour en faire de véritables. » Ces aménités nous font rire. Elles avaient une grande portée à un moment où la religion dominait les esprits, surtout quand le janséniste accuse formellement Molière d’impiété et de sacrilège. Aussi toutes les fureurs dévotes, dit M. Abel Lefranc, vont-elles, dès ce moment, se tourner contre lui. A partir de l’École des femmes, il devient un danger public, et l’Église, qui croit représenter le public, le poursuivra jusqu’au tombeau. Le curé de Saint-Eustache refusa la sépulture à Molière et, dans le même temps, il l’accordera à Scaramouche. C’est beaucoup moins comme comédien que le clergé a honni Molière que comme philosophe. Ce qu’elle a détesté et cherché, vainement, à faire mépriser en lui, ce n’est pas l’acteur du Malade imaginaire, c’est l’apologiste de la nature, l’amant de la liberté, le défenseur de la vie contre les préjugés chrétiens. Ils ont persécuté en lui un des libérateurs de l’humanité, et peut-être l’un des plus efficaces, étant le plus amusant, le plus populaire, celui qui s’insinue avec le plus d’adresse dans les consciences malades et qui, le plus sûrement, les guérit. Reconnaissons que les chrétiens éminents du dix-septième siècle, les Nicole et les Bossuet, discernèrent immédiatement la valeur de Molière. Ils comprirent fort bien qu’un grand ennemi leur était né. Ils ont cherché à le terrasser. Je considère cela comme légitime. Cette lutte entre curés et un comédien est, sans qu’il y paraisse tout d’abord, une des curieuses tragédies de l’histoire. Molière vaincu, Paris devenait Genève, avec un conseil de curés, au lieu de pasteurs, ce qui s’équivaut ; ou Copenhague, où les danses au théâtre n’étaient permises qu’à des danseuses munies de pantalons à sous-pieds !

Reconnaissons aussi que Molière s’est bien vengé. Il a écrit Tartufe. Longtemps, on s’est plu à croire que cette terrible satire ne vilipendait que les faux dévots. Pour un peu, on eût ajouté qu’elle faisait l’éloge des vrais dévots et qu’elle engageait les hommes à entrer dans les voies de la piété la plus pure. Sainte-Beuve, lui-même, s’est fait cette illusion, lorsqu’il dit dans son Port-Royal que Tartufe est dirigé contre les casuistes. D’abord, Molière n’avait aucun motif d’en vouloir aux casuistes, c’est-à-dire aux jésuites. Aucun jésuite ne figure parmi les ennemis de Molière. Adversaires décidés des jansénistes, ils résolurent, ne pouvant défendre ouvertement la comédie et les comédiens, de garder la neutralité. Leur attitude, vis-à-vis de Molière, fut très convenable, plutôt sympathique, et le grand comédien, harcelé par tous les démons de la dévotion, se garda bien d’aller augmenter encore, par des attaques inconsidérées, le nombre de ses ennemis. Et puis, Molière se moquait fort des casuistes ; il n’était pas théologien, comme Pascal ; il était philosophe, et il voyait les choses plus largement. Non, ce que Molière attaque, c’est la religion elle-même. Brunetière l’a très bien vu, et c’est très justement qu’il appelle Tartufe un pamphlet antichrétien. L’École des Femmes, Tartufe, Don Juan, autant de protestations en faveur de la liberté de la nature contre la morale de la contrainte. Aussi peut-on souscrire à ce jugement du janséniste Baillet : « M. Molière est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l’Église. » On ne dira pas de Molière que ses contemporains ont méconnu sa valeur. Ils s’en rendaient compte, et peut-être mieux que nous, qui sommes plus habitués à chercher dans son théâtre un divertissement qu’une leçon de philosophie. Il contient les deux.