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Promenades Littéraires (Gourmont)/Renan et l’idée scientifique

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Promenades LittérairesMercure de France (p. 13-23).

RENAN ET L’IDÉE SCIENTIFIQUE


M. Brunelière vient de publier dans un grand journal de province, l’Ouest-Éclair, fort répandu par toute la Bretagne, une suite d’articles très intéressants sur Renan. Mais intéressants bien moins par le jugement qu’ils portent sur Renan que par celui qu’ils nous inclinent à porter sur M. Brunelière. Comme je l’ai déjà expliqué plusieurs fois, contre l’opinion commune, la critique est peut-être le plus subjectif de tous les genres littéraires ; c’est une confession perpétuelle ; en croyant analyser les œuvres d’autrui, c’est soi-même que l’on dévoile et que l’on expose au public. Cette nécessité explique fort bien pourquoi la critique est en général si médiocre et pourquoi elle réussit si rarement à retenir notre attention, même quand elle traite des questions qui nous passionnent le plus. Pour être un bon critique, en effet, il faut avoir une forte personnalité ; il faut s’imposer, et compter pour cela, non sur le choix des sujets, mais sur la valeur de son propre esprit. Le sujet importe peu en art, du moins il n’est jamais qu’une des parties de l’art ; le sujet n’importe pas davantage en critique : il n’est jamais qu’un prétexte. M. Brunetière aurait pu tenir, à propos du plus humble graphomane, la plus grande partie du discours qu’il a intitulé Autour de la Statue. Cependant il y a deux divisions dans ce discours : la première représente l’éloge de la statue ; la seconde est sa démolition.

I

M. Brunetière loue Renan d’être un grand écrivain, ou plutôt, car son expression est très précise, « un rare écrivain ». La page où il explique cela demande à être citée pour la justesse des arguments et l’exactitude de l’analyse : « Si quelqu’un, en notre langue, nous a rendu la sensation de cette abondance facile, de cette suprême aisance, de cette élégance familière, et pourtant soutenue, de cette grâce enveloppante et souple, de ce charme insinuant et quelquefois pervers, de cette ironie transcendante qui furent les qualités, ou quelques-unes des qualités du style de Platon, c’est Renan, et je n’en sache pas un autre dont on le pourrait dire. Nul, comme Renan, n’a excellé à vêtir de métaphores poétiques, originales, inattendues et toujours d’une incomparable justesse, les idées les plus abstraites, les conclusions les plus techniques de la philosophie linguistique. Nul, comme lui, n’a connu ce pouvoir mystérieux des mots, dont on tire, en les associant, d’une manière unique, et qui ne semble jamais calculée ni voulue, préparée ni savante, non seulement des significations, mais des harmonies nouvelles. Nul, comme lui, n’a réussi, dans le contour simple et pur de sa phrase, à faire entrer tout un monde d’impressions et d’idées, surprises pour ainsi dire et charmées en même temps de se trouver rapprochées. Si l’on regarde aux éléments, il n’y a pas de style plus savant que celui de Renan, et j’entends par là que ses meilleures pages, l’helléniste, l’hébraïsant, le philologue, l’historien, le poète, l’artiste qu’il était a seul pu les écrire. Mais il n’y a pas cependant de style plus naturel… » Et, conclut M. Brunetière, quel que soit le sujet de ses écrits, « ce sont toujours la même aisance, la même grâce et la même souveraine clarté ». Si exacte et si conforme à l’opinion que soit cette appréciation, elle aurait déplu à Renan. À peine l’aurait-il tolérée comme une introduction, nécessitée par le mauvais goût du public, car il méprisait profondément la littérature et il s’est toujours défendu de toute prétention à l’art d’écrire. « Mes adversaires, dit-il dédaigneusement dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse, pour me refuser d’autres qualités qui contrarient leur apologétique, m’accordent si libéralement du talent que je puis bien accepter un éloge qui, dans leur bouche, est une critique. Du moins n’ai-je jamais cherché à tirer parti de cette qualité inférieure, qui m’a plus nui comme savant qu’elle ne m’a servi par elle-même. Je n’y ai fait aucun fond. Jamais je n’ai compté sur mon prétendu talent pour vivre : je ne l’ai nullement fait valoir… J’ai toujours été le moins littéraire des hommes. » Et, un peu plus haut, dans la même partie de ce livre encore si agréable à lire : « La vanité de l’homme de lettres n’est pas mon fait. Je ne partage pas l’erreur des jugements littéraires de notre temps… Je n’eus quelque temps d’estime pour la littérature que pour complaire à M. Sainte-Beuve, qui avait sur moi beaucoup d’influence. Depuis qu’il est mort, je n’y tiens plus. Je vois très bien que le talent n’a de valeur que parce que le monde est enfantin. Si le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vérité. » Ainsi donc la tactique des adversaires de Renan, et des plus nobles, est toujours la même : pour étaler leur impartialité, ils admirent d’abord l’écrivain, quittes à ravaler ensuite, parmi les non-valeurs, l’historien et le philosophe.

Un tel partage, je l’avoue, m’est difficile. Je n’aime guère le style des écrivains dont je déteste la pensée. Le style est l’homme même. Une pensée fausse n’est jamais bien écrite, ni mal écrite une pensée juste. Il y a là quelque chose d’inséparable. J’irais volontiers jusqu’à négliger les vers qui ne contiennent pas quelque idée ou un sentiment vrai : c’est pourquoi il y a si peu de pages dans Victor Hugo qui me satisfassent pleinement. L’absurdité du thème d'Eviradnus m’empêche de me plaire à la musique de ce petit mélodrame. Le plus contestable, pour le fond, des ouvrages de Renan, la Vie de Jésus, est précisément celui qui est le moins bien écrit. L’incertitude de l’idée a fait vaciller le style ; cela tremblote comme une lampe d’église, une nuit que le vent souffle par un vitrail brisé. Dans beaucoup d’autres écrits de Renan, la souplesse solide de son écriture s’enroule merveilleusement à la solidité flexible de sa pensée. M. Brunetière parle de la « souveraine clarté » de sa langue, mais comment peut-il admirer une transparence, alors fâcheuse, qui n’a d’autre résultat que de faire mieux voir le trouble ou le néant du fond. Mais comment même peut-il se faire que l’eau soit pure et transparente quand le fond est bourbeux ? Les ondes ne sont claires que si elles s’appuient sur la fermeté d’un fond de roche. C’est une croyance des professeurs de littérature qu’il y a, en art, le fond et la forme, le vase et le contenu, et que, quand on possède le vase, on y peut mettre la liqueur que l’on veut. Contenu et contenant sont inséparables ; ils naissent ensemble et grandissent ensemble à peu près comme les veines et les artères et le sang qu’elles renferment. Le sang, hors de ses vaisseaux, et les vaisseaux vidés de leur sang, sont également des choses mortes. Il faut qu’un physiologiste connaisse l’anatomie ; mais rien ne serait plus dangereux pour lui, et pour ses clients, s’il était médecin, que de raisonner en anatomiste. L’analyse littéraire est une étude préalable ; il faut, quand on travaille sur le vif, réunir les éléments qu’elle dissociait, et se convaincre que bien penser et bien écrire, c’est un seul et même mouvement qui met en marche deux activités solidaires.

II

Je suis donc d’accord avec M. Brunetière quand il nous donne ses motifs d’aimer le style de Renan ; mais c’est précisément parce que ces mêmes motifs, ou des motifs analogues, m’inclinent très souvent à aimer sa pensée. Cette pensée, assurément, n’est pas dogmatique ; et c’est encore ce qui me charme, et c’est aussi ce qui désole M. Brunetière. « Il n’arrivait à l’affirmation, nous dit-il, quand y il arrivait, qu’à travers un dédale infiniment compliqué de négations, de contradictions, d’hésitations et de doutes. » Ce n’est pas ainsi, selon le sévère critique, que l’on doit procéder. Il y a une vérité : on la cherche, on la trouve, on l’affirme. Souvent même, et le plus souvent, on n’a pas besoin de la chercher, on la reçoit toute faite, en cadeau, d’une main amie, et c’est bien plus commode ; cela permet de passer à la contempler les précieuses années qu’on eût perdues à sa recherche. M. Brunetière démontre aisément que si Renan chercha avec soin toutes sortes de vérités particulières, il ne se mit jamais en peine de la grande, de la seule Vérité. Et s’il ne l’a pas cherchée, c’est qu’il ne l’aimait pas. Aimer la Vérité, nous dit M. Brunetière, c’est l’aimer comme Pascal, comme Bossuet, comme Pasteur et comme Taine. Toute autre méthode est mauvaise ; mais la plus mauvaise est de l’aimer comme Renan, c’est-à-dire en amateur, et non en passionné. Cela c’est tout simplement reprocher à un homme son tempérament, c’est lui faire un crime d’être calme, par exemple, quand tant d’autres sont emportés et fiévreux. La fièvre de Pascal n’est pas d’un heureux exemple. À quelle hauteur vertigineuse ne serait pas monté Pascal, si sa nervosité intellectuelle s’était tempérée d’un peu de scepticisme à la Renan ? L’étoffe, chez Renan, était bien inférieure à i’étoffe pascalienne ; mais il en a tiré un bien meilleur parti ; l’un, dans sa fièvre, déchirant son génie en lambaux, l’autre, dans son calme ironique, y trouvant la matière et le dessein des plus nobles tapisseries. Renan aima le vrai à sa manière, autant que Pascal ; car enfin, avouer que l’on ne peut affirmer est une altitude plus loyale que d’affirmer sans preuves. Or, quand on affirme, quand on proclame la Vérité, c’est toujours sans preuves. La Vérité telle que la comprend M. Brunetière, c’est la Foi. La Foi ne se démontre pas ; la raison y est impuissante. C’est même parce que ses maîtres voulaient démontrer la Foi par la Raison que Renan se sépara d’eux, acte de logique, et non révolte.

Finalement, ce qui blesse M. Brunetière, c’est que Renan avait ou se vantait d’avoir l’esprit scientifique, qu’il n’admettait ni le surnaturel, ni les miracles, qu’il considérait la Bible comme une œuvre historique. Ses arguments sont ceux d’un théologien. Ils ont leur intérêt, quand on est théologien, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Je ne crois pas qu’au strict point de vue philosophique il soit possible d’en tenir compte. Les domaines sont séparés, quoique M. Brunetière prétende que la philosophie a pour principal fondement la croyance au surnaturel, et que l’on ne peut négliger cet élément que par un véritable « tour de passe-passe ». On voit à quelle distance nous sommes du monde moderne et de l’esprit scientifique. M. Brunetière est un contemporain de Bossuet qui serait le disciple de saint Thomas d’Aquin. Il apporte, il est vrai, dans son argumentation, une méthode très sérieuse, si non très solide, et il cite ses maîtres. Il croit aux miracles sur la parole de Dante, dont « l’autorité n’a rien qui le doive cédera celle d’Ernest Renan », et au surnaturel, en général, sur la caution de M. Renouvier, qui a jugé ainsi Renan : « Jamais Renan ne connut assez les limites et la méthode des sciences expérimentales pour comprendre qu’elles ne vont au fond de rien et qu’il leur est interdit de nier, aussi bien que d’appuyer la solution d’aucun problème philosophique d’ordre général, ou de donner ou de refuser un fondement aux théories de la morale et du droit pas plus qu’aux croyances surnaturelles. » Ce M. Renouvier, qui vient de mourir, était un homme des plus estimables, mais non une autorité. Il passait pour libre penseur, mais il eût pu fort bien professer la philosophie au séminaire de Saint-Sulpice ; sa doctrine n’y eût choqué personne.

Mais il faut finir, car je serais tenté, peut-être, de répondre à cette question de M. Brunetière : « Qu’est-ce que les sciences expérimentales, incapables qu’elles sont de nous renseigner sur la constitution de l’univers, peuvent bien nous apprendre de son origine ? et de la nôtre ? et de nos destinées ? » — Et cela serait indiscret.

Il reste que, voulant expliquer et contredire Renan, M. Brunetière s’est une fois de plus confessé publiquement. C’est à quoi, comme on le disait plus haut, aboutit généralement la critique.

1903.