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Promenades Littéraires (Gourmont)/Saint-Amant

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Promenades LittérairesMercure de FranceTroisième série (p. 214-226).


SAINT-AMANT


Saint-Amant a tous les dons d’un grand poète, et pourtant il serait peut-être excessif de l’appeler ainsi. C’est qu’il lui a manqué tout de même je ne sais quelle sérénité supérieure, je ne sais quels dons spirituels. Notre sensibilité ne protestera plus si l’on ajoute un mot au jugement : Saint-Amant fut un grand poète verbal. Il n’est, à ce point de vue tout philologique, ni Ronsard ni Victor Hugo, mais de Ronsard à Victor Hugo, aucun porte-lyre ne mania son instrument avec autant d’aisance, de fougue, n’en tira des musiques plus riches ni plus sonores. Cette allusion musicale est à sa place : Saint-Amant était un musicien passionné ; conscient de son talent sur le luth, il vante naïvement, en plus d’une page, la douceur des accents qu’il en tire et il a loué les rossignols quand il a dit :

… Faisant retentir leur douce violence,
Ils rendent le bruit même agréable au silence
Et d’accents gracieux lui forment un salut
Qui se peut égaler aux charmes de mon luth.

Il a un vif sentiment du rythme. Son vers marche d’un pas sûr, porté par d’harmonieux mouvements, et, encore aujourd’hui, se prête à merveille à la diction poétique. Une de ses pièces les plus nombreuses, le Melon, a passé récemment par cette épreuve ; ce fut, paraît-il, un enchantement.

San vocabulaire est riche, presque autant que celui de Du Bartas, et il le manie avec beaucoup plus d’adresse, quoique pas toujours avec un goût très sûr. Mais le goût varie avec les milieux, avec les générations, et nous ne pouvons, en équité, reprocher à Saint-Amant de choquer parfois certaines délicatesses décadentes. Sainte-Beuve, souvent timoré, recule devant la limace et le crapaud de la Solitude. Il admet le pendu. Le pendu est romantique. En 1853, Victor Hugo n’avait pas encore réhabilité le crapaud et le crapaud était encore à la porte du temple du goût. Disons plutôt qu’avec son crapaud et sa limace Saint-Amant, comme Théophile Gautier l’a bien vu, devance le goût moderne pour toutes les formes de la vie animale.

Saint-Amant connaît la nature entière, les champs, les bois, la mer. Il a navigué, il a vu les deux mondes, des Antilles à la Méditerranée, de Londres à Varsovie, de Stockholm à Rome et au Maroc. C’est un hardi compagnon que rien n’étonne. Comment aurait-il été compris par Boileau, petit bourgeois malicieux et borné dont les grandes expéditions lurent le voyage de Marly ? Saint-Amant a aimé la mer, ce qui semble, au dix-septième siècle français, un paradoxe. Il a joué comme nous sur les plages, dans les rochers, il a « ramassé mainte coquille », il a gravi et dévalée les falaises, il a contemplé le mouvement des vagues, leur fureur et leur douceur :

Que c’est une chose agréable
D’être sur le bord de la mer !

Se peut-il des vers plus ingénus ? Ceux-ci ne le sont guère moins :

Tantôt l’onde, brouillant l’arène.
Murmure et frémit de courroux,
Se roulant dessus les cailloux
Qu’elle apporte et qu’elle rentraîne…

Mais c’est la campagne qui l’a le mieux inspiré. Il était né près de Rouen, dans un des plus beaux sites du monde, à la limite de la belle forêt de Rouvray, qui comblait sans doute, en ce temps-là, presque toute la boucle de la Seine. N’est-ce pas cette forêt qu’il a chantée dans plusieurs couplets de la Solitude ? On y reconnaît encore la plupart des paysages des environs de Rouen avec leurs « vallons verts et sauvages ». Il faudrait le secours de l’érudition locale, mais je devine l’état ancien de la rive gauche de Rouen dans ces deux strophes :

Que j’aime ce marais paisible !
Il est tout bordé d’aliziers,
D’aulnes, de saules et d’osiers,
A qui le fer n’est point nuisible.
Les Nymphes, y cherchant le frais,
S’y viennent fournir de quenouilles,
De pipeaux, de joncs et de glais ;
Où l’on voit sauler les grenoujlles,
Qui de frayeur s’y vont cacher
Sitôt qu’on veut s’en approcher.

Là cent mille oiseaux aquatiques…

Saint-Amant jette sur le vaste monde un regard pénétrant. Ses tableaux sont exacts et pittoresques De plus, il saisit fort bien le trait dominant d’un paysage, d’un climat et, à ce point de vue, on peut considérer comme des chefs-d’œuvre, ses quatre sonnets des saisons : le Printemps des environs de Paris, l’Été de Rome, l’Automne des Canaries et l’Hiver des Alpes. C’est dans le premier de ces sonnets qu’on trouve ce vers qui j)ourrait très bien être d’Albert Samain ou de Francis Jammes :

L’herbe sourit à l’air d’un air voluptueux

Cette poésie de la nature était fort appréciée des contemporains de Saint-Amant : Nicolas Faret le loue « d’imprimer dans l’âme, lorsqu’il décrit, des images plus parfaites que ne le font les objets mêmes ». Il ajoute : « Lorsqu’il veut être sérieux, il semble qu’il n’ait jamais hanté que les philosophes, et quand il veut relâcher son style dans la liberté d’une honnête raillerie, il n’est point d’humeur si stupide qu’il ne réveille, ni si sévère dont il ne dissipe le chagrin et à qui il n’inspire de subtils sentiments de joie. Son esprit paraît sous toutes les formes, et c’est une chose admirable, et qui ne s’est peut-être jamais vue, qu’une même personne ait pu, en un éminent degré, réussir également en deux façons d’écrire qui sont d’une nature si différente et qui semblent être opposées. » Il y a en effet un singulier contraste entre la Solitude et le Melon, entre le Contemplateur et les Cabarets, encore que, dans ces deux morceaux de poésie pittoresque et satirique, on retrouve quelque nostalgie de la nature, quelque désir ou ressouvenir champêtre. Il y a des pièces plus crues et tout en appels à la goinfrerie, tout en soupirs en l’honneur du broc. Là encore, et quoi que pense Faret, je découvre bien de la mélancolie, bien de l’ironie. Qui chanta si fort le los de la vigne ne fut peut-être qu’un médiocre buveur, Saint-Amant, s’il ne fut point pareil à cet énigmatique Chaudière, qui ne but jamais que de l’eau, fit s’entrechoquer plus souvent, peut-être, les rimes que les coupes. Il a vanté très haut sa capacité d’ivrogne, mais n’a-t-il point délivré un pareil certificat à son ami Faret, à l’honnête, sobre et timide Faret, qui, malgré la rime, ne mit peut-être jamais les pieds en un cabaret, ni au Cormier ni à la Pomme de pin ?

On sent bien, cependant, que Saint-Amant fréquentait volontiers les mauvaises compagnies, mais c’était surtout par amour du pittoresque, et pour en revenir avec ces sonnets qui sont, comme les Goinfres, le Paresseux, Assis sur un fagot, et plusieurs autres, des eaux-fortes qui valent celles de Callot. On disait, de son temps, les « caprices » de Saint-Amant, comme les caprices de Callot. Ils vont de pair : l’un nous fait comprendre l’autre ; ils s’illustrent réciproquement.

Oui ne le connaît, ce sonnet du Paresseux, dont le premier quatrain amuse l’imagination ?

Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un don Quichotte en sa morne folie.

Huysmans admirait fort les Goinfres. La langue française ne possède rien dans le genre « grotesque » de buriné d’une main aussi sûre ; j’appellerais les sonnets de Saint-Amant des pièces de vitrine, des pièces de musée.

Les poèmes spécialement appelés Caprices ont le défaut de verser trop net dans le burlesque ; mais c’est un burlesque encore presque digne et, çà et là, franchement lyrique, comme dans le Passage de Gibraltar, où l’énumération symbolique des vaisseaux de l’escadre se déroule en harmonieuses strophes d’une beauté à la fois spirituelle et éloquente : c’est un des morceaux les plus curieux de Saint-Amant et tel qu’on n’en revit point de pareil avant les essais symbolistes. A vrai dire, c’est du symbolisme à rebours, tout verbal : au lieu que les symbolistes décrivaient l’effet des choses pour les suggérer, Saint-Amant s’arrête au nom et oublie la chose. Exemples :

Un Cygne entre nos combattants
Quitte Méandre pour Neptune
Et pour mieux suivre la Fortune
Nage et vole d’un même temps…

Un jeune Aigle qui depuis peu
Hors de l’aire a fait sa sortie…

Comptez, pour comprendre, que ce Cygne et cet Aigle auxquels se joignent bientôt un Griffon, un Lion, une Licorne, une Levrette, sont des bêtes à la fois et de puissantes ou d’agiles frégates. Le Passage de Gibraltar est un poème des plus instructifs, un de ceux qui font volontiers réfléchir le poète inquiet de son métier : le métier est supérieur. Saint-Amant disparu, on ne reverra plus cela : la poésie va devenir raisonnable, ce qui est sa manière de perdre toute raison d’être.

Rome ridicule et l’Albion sont des satires, que le mauvais goût dépare. La première se ressent de Scarron, qui contaminait tout. La seconde est curieuse par la description bouffonne qu’on y trouve des mœurs anglaises. On y découvrirait, en lisant sous les mots, une allusion certaine aux drames de Shakespeare qui se jouaient à la date de l’Albion. A ce titre, c’est un petit document, plus ethnique que littéraire, à mettre à côté de la lettre de René Le Pays sur le même sujet : « Les poètes anglois, pour flatter l’inclination de leurs spectateurs, font toujours couler du sang sur leur théâtre, et ne manquent jamais d’orner leur scène des catastrophes du monde les plus cruelles. Il ne se joue pas une pièce qu’on n’y pende, qu’on n’y déchire, ou qu’on n’y assassine quelqu’un. Et c’est à pareils endroits de leurs comédies que les femmes battent des mains et éclatent de rire… » Le parallélisme avec l’Albion est des plus curieux et en confirme l’exactitude, car le poème de Saint-Amant est resté inédit jusqu’en 1855, cependant que le poète était mort avant la publication d’Amitiés, Amours et Amourettes (1664), où se trouve cette jolie lettre. Il n’est pas jusqu’à la strophe de Saint-Amant,

Au sortir de leurs théâtres…

qui ne semble commentée et expliquée par la prose de Le Pays, où il est question des cabarets à la mode fréquentés par les élégants et leurs belles, mais Le Pays les qualifie d’un nom plus honnête que Saint-Amant.

Reste le Moïse sauvé. Loin de parfaire la réputation de Saint-Amant, ce poème l’a détruite. Il y avait là un petit problème que M. Émile Faguet a élucidé assez bien. « Saint-Amant, dit-il, n’eut qu’un malheur, celui, après avoir réussi trop tôt par des ouvrages secondaires, de faire attendre trop longtemps et de donner trop tard sa grande œuvre. Le Moïse parut en 1653, et c’était un poème dans le goût de 1630 ; et l’école de 1660 était déjà là toute prête à rejeter dans l’ombre les productions de la génération précédente… » Quand Saint-Amant se rendit à Varsovie par les Flandres, il fut arrêté par un parti d’ennemis et enfermé à Saint-Omer. Il emportait le manuscrit du Moïse, qui fut saisi et, sans le nom de la Reine de Pologne, que, dit-il, il invoqua, le Moïse sauvé devenait le Moïse perdu. — Et, du coup, Saint-Amant demeurait aussi célèbre, peut-être, que Mathurin Régnier. Les grandes œuvres sont le piège des poètes qui ne sont pas des génies de premier ordre : Ronsard y a échoué, comme Malherbe, comme La Fontaine. Il s’en est fallu de peu que la Franciade n’accablât Ronsard ; Sainl-Amant, moins heureux, a fléchi sous le poids du Moïse pourtant bien moins mauvais, et même rempli de beaux vers et de beaux couplets. Un verre ne doit pas contenir plus de vin que le buveur n’en peut boire d’une haleine ; un poème ne doit pas être si long qu’on ne le puisse lire en une séance. Il en est ainsi, du moins, à notre goût, depuis le xvie siècle, depuis la Jérusalem, et si Goethe a rompu la règle, cela ne fait rien. Victor Hugo, lui-même, n’a plus osé le grand poème, et pourtant, s’il l’eût osé, il l’eût accompli avec un bonheur homérique.

Il faut cependant reconnaître que, de tous les grands poèmes français modernes, le Moïse sauvé est le seul qui ait gardé quelque fraîcheur, quelque apparence de vie. Il vit gauchement, mais il vit encore. Il n’y a plus dans la Semaine de Du Bartas que des vers isolés, souvent d’une puissante beauté, que des détails curieux ; il y a dans le Moïse des épisodes complets qui se lisent avec plaisir. Sainte-Beuve a dit :

« L’écueil du Moïse est d’être ennuyeux. »

C’est tout le contraire. Par une sorte de miracle, dont Saint-Amant, tout de même, doit bénéficier, le Moïse n’est pas ennuyeux. M. Faguet l’a reconnu sans honte ; je l’ai éprouvé moi-même. Quand on a l’habitude des lectures littéraires, on peut lire le Moïse sauvé ; s’il contient des passages ardus, il en contient beaucoup d’autres ou gracieux, ou pittoresques, ou brillants, ou même tout à fait beaux. C’est, en somme, le plus grand effort poétique, de Ronsard à Victor Hugo, et qui n’a pas été tout à fait vain. Le Moïse a surtout une valeur de poésie picturale : c’est une curieuse fresque ; plusieurs parties en sont embues, sans doute, mais cela tient plutôt à l’humidité des murs qu’à l’inhabileté de l’artiste.

Le Moïse a-t-il été connu des premiers romantiques ? Théophile Gautier a l’air de l’insinuer. Nodier, Vigny, Musset n’auraient pas dédaigné d’y prendre quelques thèmes, mais ceci exigerait des enquêtes attentives. On peut du moins lire parallèlement l’épisode du Bain de la princesse et le Bain de Suzanne, de Vigny. L’avantage reste au vieux poète pour l’imagination, la grâce du détail, la délicatesse et surtout la couleur. Est-ce que le romantisme verbal ne serait pas sorti de la Bibliothèque de l’Arsenal où Nodier, qui avait tout lu, bavardait sur toute chose ?

Très différent de Théophile, Saint-Amant est tout extérieur, artiste bien plus que poète sensible. Théophile annonce le lyrisme personnel des romantiques : Saint-Amant préfigure le lyrisme impersonnel des parnassiens : il y a en lui du Banville et du Leconte de Lisle. Mais que n’a-t-il préfiguré, ce poète protée ?

Les Visions ne sont-elles pas du genre le plus fiinèhre et le plus fantastique ? Et sa Rome ridicule, hélas ! ne sont-ce point déjà les spirituels blasphèmes d’Orphée aux Enfers ?

Quand on est entré dans la voie des comparaisons littéraires, on irait loin, si le bon sens ou le goût ne vous arrêtaient. Pourquoi n’avouerais-je pas, cependant, que la trente et unième strophe du Contemplateur me rend moins obscure la célèbre énigme de Stéphane Mallarmé : Tonnerre et rubis aux moyeux. M. Faguet a commenté cette strophe dans un sens qui ne contredit pas mon sentiment. Saint-Amant ne peut donc plus, je pense, après ce que l’on vient de lire, nous apparaître comme « tout à fait caduc », selon l’expression malheureuse de Sainte-Beuve.

Il me semble, au contraire, singulièrement remuant et très propre encore à donner à ceux qui écrivent en vers des leçons de netteté, de pittoresque et de force. La force est ce qui domine en lui. Son vers est robuste. On ne trouvera de mièvrerie dans Saint-Amant qu’au poème de Lydian et Sylvie, qu’il faut tout de même lire comme exemple d’une des phases de son talent. Partout ailleurs, il est l’homme qui affirme. Son poing, plus d’une fois, dut faire tressauter les bouteilles sur la table du Cormier, et il étonna bien ses compagnons un jour que, pour justifier je ne sais quel caprice, il s’écria : « Messieurs, j’ai cinquante ans de liberté sur la tête. » C’était un représentant de la race individualiste qui, en même temps, nous donnait Corneille. Avec Saint-Amant, le seizième siècle achève de mourir et meurent avec lui, pour bien des années, les influences de Ronsard, de Rabelais, de Mathurin Régnier, de Du Bartas. Le règne va commencer de ceux qui furent des psychologues plus que des artistes et des moralistes plus que des poètes. Ces nouveaux venus manquèrent singulièrement d’indulgence pour leurs prédécesseurs ; ils se crurent de force à rejeter dans l’ombre toute la littérature qui les précédait. Ils prétendirent renouer directement avec l’antiquité, et ce qu’ils reprochaient le plus à Saint-Amant et à tels de ses contemporains, c’était de l’avoir méconnue. On peut voir, en effet, en parcourant les curieuses préfaces que le poète rédigea pour ses œuvres, que l’antiquité était le moindre de ses soucis. Alors que l’imitation des anciens allait devenir la grande règle littéraire, Saint-Amant avouait bonnement qu’il ne savait que peu de latin et moins encore de grec : c’est ce que le pédantisme de Boileau peut-être lui pardonnera le moins.