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Promenades Littéraires (Gourmont)/Stéphane Mallarmé devant la chronique

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STÉPHANE MALLARMÉ DEVANT LA CHRONIQUE


M. Henry Fouquier s’est annexé un journal qui n’avait pas encore, dans les temps historiques, subi sa prose. La conquête du Temps[1] porte à vingt-trois, dit-on, le nombre des chroniques hebdomadaires vomies par la gargouille de ce vieux Prud’homme marseillais. Cette triste polyurie s’inaugure ici par le bafouage du génie précieux et discret de Stéphane Mallarmé ; comme tous les chroniqueurs illustres, M. Fouquier a tenu à ouvrir pendant dix minutes, sur la tête du mort glorieux, le robinet de ses judicieux aphorismes. Car celui-là passe pour judicieux, parce qu’il est morne, parce qu’il n’a pas d’esprit, parce qu’il dit toujours la même chose dans toujours les mêmes phrases poncives. Lui aussi, paraît-il, est un représentant du bon sens français ; et mieux, il est un des piliers de ce temple rococo, où il fait vis-à-vis à M. Sarcey, quoique modestement. Je crois que M. Fouquier n’est pas estimé comme il le mérite. Peut-être ne l’a-t-on jamais lu, j’entends lu d’un peu près, avec le souci de jouir de la profondeur de sa pensée et de la nouveauté de son style. Les cent lignes, dans lesquelles il dénonce — c’est sa manie, à lui — le « délire » de Stéphane Mallarmé, m’ont semblé tellement caractéristiques que les voici. Il est bon que les étrangers qui aiment la littérature française sachent combien nous avons à lutter pour faire entrer une idée juste ou un nom nouveau dans les cerveaux fiévreux de nos compatriotes. Dès que le coin d’acier a été retiré du crâne, la blessure se referme ; mais nous ne nous découragerons pas, nous cognerons jusqu’à ce que les têtes soient en marmelade. Dix fois on a expliqué aux critiques célèbres les causes, toutes psychologiques et si curieuses, de l’obscurité syntaxique, parfois très réelle, de M. Mallarmé ; dix fois on a coupé les roseaux autour de la statue, et nul n’a voulu s’approcher pour écouter les confidences du dieu. Pourtant, ils se seraient épargné d’accomplir eux-mêmes la prophétie et de réaliser un jour, en leur âme,

Les noirs vols du blasphème épars dans le futur.

Il y a de la stupidité, il y a de l’ignorance, il y a de l’envie, mais il y a aussi du mensonge dans ces cris contre l’obscurité de Mallarmé. Son œuvre contient plus d’une page difficile, soit ; quelques autres peuvent passer pour impossibles, c’est encore vrai ; mais les vers limpides ou opalins, les poèmes doucement lumineux et parfois rouges d’un incendie rapide sont les plus nombreux. Un malheureux professeur, particulièrement déshérité, signalait récemment, comme un monument de ténèbres, le Tombeau de Baudelaire (et surtout le vers cité plus haut). J’avoue, et la plupart des écrivains de ma génération penseront sans doute ainsi, que ce sonnet est aussi clair pour moi que le Lac, et beaucoup plus que la Tristesse d’Olympio. La poésie française est sans cesse rejetée par la basse critique, dans la lumière crue des lieux communs, des plaines bêtes et des routes dévorées par le soleil ; on n’a pas encore pris son parti qu’elle préfère la fraîcheur des sources et des crépuscules. Quelle vraie poésie est claire — au sens que Boileau donne à ce mot irritant ? Celle de Dante, peut-être ? Mais si le premier livre de l’Enfer surgissait inédit,

Trompette tout haut d’or pâmé sur les vélins,

qui oserait le déchiffrer sans peur ? Celle de Goethe, dont le Second Faust reste une énigme ? Celle de Browning, que plusieurs sociétés expliquent avec passion ? Celle des Chansons populaires, jadis les délices du peuple ? Mais ces vieux vers sont parfois si obscurs que la chanteuse qui s’en réjouit échoue à les comprendre.

Un spectre m’attendait dans un grand angle d’ombre,
Et m’a dit :
— Le muet habite dans le sombre.

Voici maintenant le morceau de M. Fouquier, — à titre de document psychologique :

« . . . . . . . . . . .
Il est des morts qu’il faut qu’on tue.

« Hé ! non… Ne tuons pas les morts qui eurent leur heure de gloire, car cette gloire ne fut jamais sans quelque raison d’être et, dans le passé, elle dut peut-être moins qu’aujourd’hui au goût du paradoxe littéraire qu’on pousse jusqu’à la folie. J’imagine que quelques-uns de nos grands hommes d’à présent pourraient envier, dans un demi-siècle, ce qu’il reste encore du grand renom de Delavigne. Ces jours-ci, par exemple, est mort le roi des poètes. Le roi des poètes, élu, d’ailleurs, par un plébiscite particulièrement intime, était M. Stéphane Mallarmé. Croyez-vous que l’avenir, je ne dirai pas consacre, mais connaisse cette éphémère royauté ? Le roi des poètes était un excellent homme, de son métier professeur d’anglais, menant une vie de bon bourgeois, tout à fait digne et estimable et dont on ne sait nul trait qui ne soit à son honneur. Mais le pédagogue se doublait d’un lettré et d’un poète excentriques jusqu’à la folie. C’est à ce point que bien des gens se demandèrent et se demandent encore si Stéphane Mallarmé ne fut pas un « fumiste », comme on dit, et si nombre de ses productions ne furent pas une ironie parodique, comme fut le Parnassiculet, exquise plaisanterie de Daudet[2]. Mais non. On ne continue pas une farce toute sa vie. L’obscurité de Mallarmé, les tortures qu’il infligeait aux mots, étaient même moins une manière factice et voulue qu’une satisfaction naturelle de son instinct. Comme Odilon Renot[3] dans le dessin, il fut hanté, dominé, perdu (littérairement s’entend) par cette fausse pensée et cette ambition illusoire de vouloir traduire par la langue des sensations de rêves, assurément incohérentes. Le sobre savant en arrive à écrire comme parlerait un ivrogne. Je tire de ma bibliothèque, où, depuis trente ans, j’entasse volontiers les curiosités littéraires, le premier numéro d’une revue publiée par Jouaust, en 1874. Cette revue, qui s’appelle : Revue du monde nouveau, alla-t-elle plus loin que ce premier numéro ? Je n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, je l’exhume du vaste et peuplé cimetière des revues mortes. Les plus beaux noms apparaissent sur cet exemplaire rare : Banville, Dierx, Leconte de l’isle, Sully Prudhomme, Cladel, Zola, Villiers de l’Isle-Adam et celui du directeur, cet étrange Charles Cros, sorte de Léonard de Vinci montmartrois. Stéphane Mallarmé y a donné un morceau précieux. Ceci s’appelle le Démon de l’analogie. J’en cite des extraits les plus caractéristiques[4]. « Je sortis de mon appartement, dit Mallarmé, avec la sensation propre d’une aile glissant sur les cordes d’un instrument, traînante et légère, que remplaça une voix prononçant ces mots sur un ton descendant : « La pénultième est morte », de façon que la pénultième finit le vers et, est morte se détacha de la suspension fatidique plus inutilement en le vide de signification. Je fis des pas dans la rue et reconnus en le son nul la corde tendue de l’instrument de musique, qui dtait oublié et que le glorieux souvenir, certainement, venait de visiter de son aile ou d’une palme ; et, le doigt sur l’artifice du mystère, je souris et invoquai de vœux intellectuels une spéculation différente. La phrase revint virtuelle, dégagée d’une vision antérieure de plume ou de rameau, dorénavant à travers la voix entendue, jusqu’à ce qu’enfin elle s’articula seule, vivant de sa personnalité. J’allai (ne me contentant plus d’une perception) la lisant en fin de vers, et, une fois comme un essai, l’adaptant à mon parler ; bientôt la prononçant avec un silence après « pénultième », dans lequel je trouvais une pénible jouissance : « la pénultième » puis la corde de l’instrument, si tendue en l’oubli sur le son nul cassait, sans doute, et j’ajoutais, en manière d’oraison : « Est morte. » Ainsi continue le poème en prose sur la mort de la Pénultième, pendant quelques pages, parfaitement semblables à son début. Je ne continue pas cette citation irritante qui tourne à une impression de tristesse. Car le problème littéraire et l’effort impuissant de compréhension vont tout droit à cette fâcheuse idée, que le médecin pourrait bien avoir à prendre la place du critique vainqueur… »

Telle est la blague grossière, lourde et triste, sous laquelle le boulevardier, « critique vainqueur », croyait enterrer le subtil, rare et immortel Mallarmé. Je le répète : c’est un document psychologique et rien de plus. Caliban déclare qu’il ne comprend pas Ariel : on s’en doutait.

  1. 1898. Je réimprime cette vieille et trop longue note, parce que le même acharnement poursuit toujours Stéphane Mallarmé. Si la bêtise désarmait, elle deviendrait l’esprit, ce qui est impossible.
  2. Sic.
  3. Sic. — M. Fouquier n’a pas de chance avec les noms des poètes ou des artistes. On se rappelle son fameux : Lafargue, que j’ignore.
  4. La citation est habilement tronquée des premières lignes qui expliquent l’idée, ou l’à-propos du poème. Ces lignes diffèrent, là, du texte dernier, mais de forme seulement : elles sont si peu délirantes que je les retrouve, presque mot pour mot dans la Psychologie de l’Attention, de M. Th. Ribot : « Il est arrivé à tout le monde d’être poursuivi par un air musical ou une phrase insignifiante qui revient obstinément, sans raison valable. » (Ch. III, i.)