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Promenades Littéraires (Gourmont)/Théophile, poète romantique

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THÉOPHILE, POÈTE ROMANTIQUE


« Depuis ce temps-là, écrivait Sorel, dans sa Bibliothèque française, en 1664, nos premiers poètes furent Théophile et Saint-Amant. » Depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis Malherbe et son école, jusqu’au renouveau de 1660, Théophile est en effet, avec Saint-Amant, délaissé un peu plus vite, avec Tristan Lhermite et Guillaume Colletet, connus seulement dans un cercle, à peu près le seul poète. Sa vogue dura environ soixante ans, et, pendant ce large demi-siècle, ses poésies furent réimprimées, chaque année à peu près, soit à Paris, soit à Rouen, Lyon ou Bordeaux. C’était plus que la vogue, c’était la gloire ; sans Boileau, Théophile eût sans doute continué de régner jusqu’à la fin de l’ancienne littérature française. L’idole renversée, le socle resta vide. La démolition de Théophile fut celle de la poésie personnelle : depuis la Maison de Sylvie jusqu’à la Jeune captive, la poésie française fut dramatique, satirique, précieuse, burlesque, éloquente, spirituelle, et même tendre, quoique pas souvent ; elle ne fut jamais plus lyrique. Une veine qui remontait jusqu’aux trouvères, et plus haut, jusqu’aux anciens provençaux, se trouva tarie. Il y a là une curieuse modification du génie et du goût français, laquelle, si elle est explicable, n’a pas encore été expliquée, car Boileau n’est sans doute qu’une cause seconde. Un critique n’a raison que si le public, d’avance, lui donne raison.

Théophile a donc un grand intérêt. Il marque la date où meurt un genre qui ne devait renaître que deux cents ans plus tard dans la forme même où il avait été enseveli. Le romantisme renoue si naturellement avec Théophile qu’il est encore permis d’en manifester quelque surprise et aussi quelque contentement. Cela permettrait, en opposition à des idées qui ont pris corps récemment, de considérer le romantisme lyrique comme le développement d’un germe national et non plus comme une importation étraagère. Théophile Gautier, retrouvant un des siens dans ce vieux Théophile de Viau, fut heureux. Soyons-le avec lui et reconnaissons que le lyrisme personnel, s’il est, comme le disent les néo-classiques, une dépravation de la poésie, est, du moins chez nous, une dépravation traditionnelle[1].

La Bruyère, dans son jugement, joint Théophile à Malherbe, preuve qu’à la fin du dix-septième siècle Théophile gardait encore son rang. « Ils ont, dit-il, tous les deux connu la nature. » Malherbe en aurait fait l’histoire et Théophile, le roman. Cela n’est plus très clair pour nous, qui avons vu tant de romanciers de la nature, infiniment plus romanesques que Théophile. Mais ne retenons que le premier terme. Théophile a connu la nature. Cela sera l’une de ses originalités. Non pas que l’intimité avec la nature soit rare à cette époque de la poésie française. Malherbe, Racan, Maynard, Saint-Amant lui-même sont des poètes de la nature et qui aiment les champs et les bois, les fleuves, la mer, mais Théophile a peut-être regardé les paysages d’un peu plus près que ses contemporains, D’un peu trop près, pensait La Bruyère : « Il s’appesantit sur le détail » ; d’assez près, dirons-nous, au contraire, pour que ses dessins soient formés avec une précision ingénue. Il y a encore bien des réminiscences littéraires dans les paysages de Théophile, et aussi bien des feintes et bien du mauvais goût, mais on y verra çà et là des traits et même des figures d’une élégante et juste simplicité :

La charrue écorche la plaine,
Le bouvier qui suit ies sillons
Presse de voix et d’aiguillons
Le couple de bœufs qui l’entraîne.

Alix apprête son fuseau
Sa mère qui lui fait sa tâche
Presse le chanvre qu’elle attache
A sa quenouille de roseau.

Une confuse violence
Trouble le calme de la nuit
Et la lumière avec le bruit
Dissipe l’ombre et le silence.

Mais pourquoi faut-il que, dans cette agréable description du matin, il fasse intervenir « le généreux lion » et, ce qui est pire, « sa dame entrant dans les bocages » ? C’est que Théophile ne possède pas encore l’art de localiser un paysage. Il veut nous décrire un matin universel, et son tableau, heureux dans le détail, est, dans l’ensemble, incohérent.

Le Matin, cette ode célèbre et d’après laquelle on juge toujours du gôut de Théophile et de sa sensibilité pour la nature, n’est qu’un charmant exercice de rhétorique. II y a cependant un Théophile ivre de beautés champêtres et amoureux de son pays natal ; il se révéla beaucoup plus tard, après son procès, quand il écrit à son frère, quand il rêve, après tous ses malheurs, du ciel et des jours de son enfance :

S’il plaît à la bonté des cieux.
Encore une fois en ma vie
Je paîtrai ma dent et mes yeux
Du rouge éclat de la Pavie…
Je verrai sur nos grenadiers
Leurs rouges pommes entr’ouvertes
Où le ciel, comme à ses lauriers,
Garde toujours les feuilles vertes…
Je reverrai fleurir nos prés,
Je leur verrai couper les herbes,
Je verrai quelque temps après
Le paysan couché sur les herbes.
Et comme ce climat divin
Nous est très libéral de vin.
Après avoir rempli la grange
Je verrai du matin au soir
Comme les flots de la vendange
Écumeront dans le pressoir…

Aucun poète contemporain n’est capable d’une chanson aussi familière, et c’est un des charmes de Théophile qu’il ait osé être aussi personnel et aussi doux.

La Maison de Sylvie, qui date de la même époque, est d’une inspiration moins naturelle, mais le talent de Théophile y est très sûr et très maître de lui, La maison de Sylvie, c’est le château de Chantilly, et Syvie, c’est Marie-Félice des Ursins, duchesse de Montmorency. Théophile passa près d’elle les derniers et peut-être les plus doux mois de sa vie. En cet asile magnifique, il devient un homme nouveau ; le temps est loin où il s’écriait : « Mon âme incague les destins ! » Les destins lui sont si cléments, enfin, qu’il les adore. La Maison de Sylvie est bien, comme on l’a dit, une suite d’Odes à la Joie :

Dans ce parc, un vallon secret,
Tout voilé de ramages sombres,
Où le soleil est si discret
Qu’il n’y force jamais les ombres,
Presse d’un cours si diligent
Les flots des deux ruisseaux d’argent
Et donne une fraîcheur si vive,
A tous les objets d’alentour,
Que même les martyrs d’amour,
Y trouvent leur douleur captive.

Ce beau poème est gâté, au goût moderne, par des touches de préciosité. Sylvie pêche à la ligne, et les poissons se battent « à qui plus tôt perdrait la vie, en l’honneur de ses hameçons ». La strophe suivante, encore dans le même ton, est cependant très jolie :

D’une main défendant le bruit
Et de l’autre jetant la ligne,
Elle fait qu’abordant la nuit,
Le jour plus bellement décline.
Le soleil craignant d’éclairer
Et craignant de se retirer,
Les étoiles n’osaient paraître,
Les flots n’osaient s’entrepousser,
Le zéphyre n’osait passer.
L’herbe se retenait de croître.

Voilà une nature bien spirituelle. On la retrouve dans le Songe de Vaux. La Fontaine a beaucoup pratiqué Théophile. Il a su par cœur la Maison de Sylvie ; cela est visible dans ses premières œuvres : « A Malherbe, à Racan, il préférait Théophile. »

Voilà pour le goût de la nature. On aimera ensuite Théophile pour la grâce qu’il sait donner à l’expression de sa tendresse amoureuse :

Quand tu me vois baiser tes bras,
Que tu poses nus sur les draps,
Bien plus blancs que le linge même ;
Quand tu sens ma brûlante main
Se pourmener dessus ton sein,
Tu sens bien, Cloris, que je t’aime
Comme un dévot devers les cieux,
Mes yeux tournés devers tes yeux,
A genoux auprès de ta couche,
Pressé de mille ardents désirs,
Je laisse, sans ouvrir ma bouche.
Avec toi dormir mes plaisirs…

Théophile, bien qu’il se soit adonné, lui aussi, aux Cloris et aux Mélicertes, avait un certain sens du ridicule qui s’attache aux noms mythologiques transportés dans notre civilisation. Amaarante, dit-il,

Amarante, Philis, Caliste, Pasithée,
Je hais cette noblesse à vos noms affectée,

et il continue par ce joli vers, qui est un conseil de naturel et de simplicité :

Le plus beau nom du monde est le nom de Marie.

Quant à l’ode à la Malherbe, Théophile la fait presque aussi bien que Malherbe lui-même :

Celui qui lance le tonnerre.
Qui gouverne les éléments.
Et meut avec des tremblements
La grande masse de la terre ;
Dieu qui vous mit le sceptre en main,
Qui vous le peut ôter demain,
Lui qui vous prête sa lumière,
Et qui, malgré les fleurs de lys,
Un jour fera de la poussière
De vos membres ensevelis :
Ce grand Dieu, etc.

Il y en a très long sur ce ton bien soutenu. Bossuet mettra cela en prose : « Celui qui règne dans les cieux, etc., » et il paraît que du coup cela devient très beau. Passons. La rhétorique n’est pas ce qui nous attire, ni dans Théophile, ni dans Bossuet.

Faut-il accorder à l’auteur de quelques satires ou épîtres, qui sont des professions de foi, le mérite d’avoir été un poète philosophique ? Je crois que cela est nécessaire, car Théophile eut peut-être autant d’influence par son incrédulité que par son talent. Sa philosophie, d’ailleurs, est brève et se résume à peu près par ce vers :

J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature.

Il ajoute, et sa vie donna à la maxime une valeur déplaisante :

Jamais mon jugement ne trouvera blâmable
Celui-là qui s’attache à ce qu’il trouve aimable.

L’accusation de libertinage dont on chargea Théophile n’aurait pas suffi à émouvoir la justice si les Jésuites, on ne sait trop pourquoi, ne s’étaient acharnés contre lui. Le projet de réquisitoire de Mathieu Molé est un mouvement de partialité stupide. Théophile écrit à sa maîtresse ;

Tout seul dedans ma chambre, où j’ai fait ton église,
Ton image est mon dieu, mes passions, ma foi…

et le procureur lui impute cela à crime d’impiété !

Théophile était connu, ses vers se vendaient. Cela fit que le sieur Estoc, imprimeur, donna sous son nom le Parnasse des Muses satyriques. Le P. Garasse dénonça ce recueil, d’ailleurs peu recommandable, et pendant que l’autorité royale laissait fuir Théophile, il s’acharnait, avec le P. Voisin ei le lieutenant Le Blanc, contre l’imprudent poète. Théophile fut pris ; le procès dura deux ans, et se termina par un arrêt de bannissement. Mais l’exécution, grâce à de puissantes protections, en fut poursuivie assez mollement et Théophile trouva à Chantilly, puis au château de Selles, en Berry, chez le duc de Béthune, un asile inviolable.

Quelle est sa part dans le Parnasse satirique ? On n’en sait rien, ni s’il y collabora volontairement. En tout cas, le livre sortait du milieu libertin où fréquentait Théophile. Cela n’a d’ailleurs aucune importance ; la plupart des poètes connus du xviie siècle ont fait des vers obscènes ; c’est un passetemps comme un autre, qui n’a pas nui à leur gloire, qui ne doit point nuire non plus à celle de Théophile.

On lui reprocherait plutôt Pyrame et Thisbé, tragédie déclamatoire et peu digne, vraiment, du chantre délicat de Sylvie. Disons pourtant qu’elle contient une jolie scène, quelques vers délicieux et que le rôle de Thisbé est une esquisse assez curieuse.

Théophile a fait lui-même sa psychologie littéraire :

La règle me déplaît, j’écris confusément :
Jamais un bon esprit ne fait rien qu’aisément.

On lui tiendra compte de ce qu’il est mort à l’âge même où Malherbe commençait d’écrire. Théophile, avec les défauts d’un tempérament trop ardent, d’une imagination insoumise, d’une verve déclamatoire, était, comme en jugèrent ses contemporains, un beau génie.

Il a un autre mérite, et qui n’est pas médiocre, ajouté aux autres. Théophile fut un libre esprit, de la lignée des indisciplinés et des incrédules. Elle remonte loin, dans la littérature française, jusqu’au treizième siècle, et peut-être plus haut. L’auteur d’Aucassin et Nicolette raille le paradis où ne vont que nonnes et vieux prêtres et toutes vilaines gens qui passent leur temps accroupis devant les autels ; il veut aller en enfer, où vont les beaux clercs et les cavaliers, les belles dames courtoises avec leurs barons. C’est sans doute ce que répondit Théophile au curé de Saint-Nicolas, qui s’en courrouça. Il était païen de ce paganisme admirable qui exige que l’on vive sa vie, avant tout. Bientôt va commencer la grande littérature soumise au clergé, pendant laquelle Molière presque seul représente l’intelligence affranchie. C’est dans Théophile et dans Cyrano, plus que dans l’équivoque Gassendi, que Molière avait puisé sa philosophie. On n’est pas un esprit secondaire, quand on prépare la venue de plus grands esprits que soi. Théophile est un de ceux qui ont maintenu le flambeau allumé. Des gouttes de cire brûlante sont tombées sur sa main ; c’est pour cela qu’elle tremble un peu.

  1. Ceci a été écrit avant que parût le Romantisme français, de Pierre Lasserre. Ce livre est remarquable, mais il n’a pas modifié mes idées.