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Promenades Littéraires (Gourmont)/Un collaborateur de Rivarol : Champcenetz

La bibliothèque libre.


UN COLLABORATEUR DE RIVAROL

CHAMPCENETZ


Quand on a lu les petits écrits de Champcenetz, sa collaboration avec Rivarol semble presque invraisemblable. Les bibliographies, les dictionnaires sont cependant d’accord avec les contemporains et avec la tradition pour lui attribuer une part dans le petit Almanach, dans le Songe d’Athalie, et même dans le Petit Dictionnaire.

Le Songe est une parodie de cinquante vers qui raillent Mme de Genlis.

Savante Gouverneur, est-ce ici votre place ?
Pourquoi ce teint plombé, cet œil creux qui nous glace ?

Ils sont de Rivarol, qui s’amusait à ces jeux, ainsi que l’avis du libraire, la dédicace, la préface et les notes. Comme cette satire était attribuée sur le titre à Grimod de la Reynière, on donna ensuite un Désaveu, qui semble bien encore de Rivarol, puis un Vrai Désaveu, plus faible et qui appartient sans doute à Champcenetz. Mais Champcenetz, et ses brochures authenthiques le prouvent, n’avait pas beaucoup d’esprit ; or il y en a encore dans le Vrai Désaveu : d’où l’idée que la pièce a été revue par Rivarol, qui y laissa tomber négligemment quelques traits. Cet homme avait tant d’esprit qu’il en mettait partout, et c’est à certaine qualité d’esprit qu’on reconnaît les recueils qu’il encourageait, les Actes des Apôtres, et ceux qu’il excommuniait le Journal de la cour et de la ville, dit le Petit Gautier. Dans un amusant Dialogue, la Chronique scandaleuse (n° 22), fait dire par le Petit Gautier à l’abbé Coquillard : « Rivarol est l’Hercule de la plaisanterie et s’il daigne vous répondre, il peut dissoudre d’un mot les restes de votre existence. » Rivarol ne répondit pas à l’abbé Coquillard, rédacteur grave du Journal de Paris, et qui n’est plus connu que par cette épigraphe d’un des numéros de la Chronique :

J’appelle un chat un chat et Coquillard un sot.

Rivarol était fort paresseux, même à dire des bons mots ou de bonnes méchancetés, mais la gaîté de son jovial ami le mettait en verve, et, sûr de faire rire, sinon d’être compris, il glissait à Champcenetz quelques sourires pour égayer sa prose un peu grise.

Si Champcenetz collabora au Petit Almanach de nos grands hommes, ce fut comme enquêteur. L’auteur des Gobe-Mouches courait dans tous les mondes et, l’un d’eux, se glissait partout : il put rapporter à Rivarol des anecdotes toutes prêtes à être dégrossies, puis acérées. On peut assurer, en tous cas, que si telles des six cent cinquante épigrammes du Petit Almanach sont de Champcenetz ce ne sont pas les meilleures : et puis, l’esprit de Rivarol est d’une telle qualité d’eau qu’on distingue très vite, même inexpert, ses diamants d’entre les petits cailloux où il les mêle (comme dans les Actes), et pareillement, les pierres de Champcenetz font des lueurs assez ternes dans la cassette de Rivarol.

Le Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la Révolution ne doit pareillement rien de bon à Champcenetz, qui d’ailleurs n’a jamais compris la politique et n’y a vu que des jeux de mots. Rivarol, c’est l’ironie ; Champcenetz n’est jamais ironique, parce qu’il est toujours de niveau avec ceux qu’il raille. Très souvent même, il est plus bas, Rivarol regarde de haut et souvent de si haut que la victime en a un frisson. Voyez son mot à Pétion : « Est-ce que vous me méprisez, monsieur de Rivarol ? — Non, je ne m’en soucie pas. »

La vérité sur Champcenetz est dans la boutade de Rivarol : « C’est un gros garçon d’une gaîté insupportable. Je le bourre d’esprit. » Il se laissait faire, et quand Rivarol le négligeait, il furetait partout et ramassait tout. Sa réputation était d’un bel esprit. On lui attribuait une grande partie des bluettes anonymes, des chansons, des épigrammes, et il acceptait, chargeant au besoin son épée de légitimer ces bonnes fortunes. C’est ainsi qu’il se battit avec le vicomte de Roncherolles pour une chanson du chevalier de Boufflers : « Je le trouvai dans son lit, dit le comte de Tilly, trouvant tout simple d’avoir un coup d’épée bien à lui pour des vers qui n’étaient pas de lui. » On dit qu’il poussa l’inconscience jusqu’à se laisser donner l’épigramme dont il était bien incapable :

Eglé, belle et poète, a deux petits travers.
Elle fait son visage et ne fait point des vers

Et Le Brun fut peut-être heureux d’être déchargé momentanément d’une méchanceté qui lui pouvait attirer quelques bons coups de bâton, le soir, quai de Conti.

Florian n’avait point d’épigrammes à se reprocher. S’il en avait fait, elles eussent sans doute été de celles dont Rivarol a bien voulu dire : « Ses épigrammes font honneur à son cœur. » Aussi tenait-il à ses moutons. « Un jour, raconte encore Tilly, il soutint à Florian qu’il avait fait je ne sais laquelle de ses romances. Nous nous promenions au Palais-Royal, par une belle soirée d’automne. L’auteur d’ Estelle fut de très mauvaise composition et défendit son bien très sévèrement : « Eh bien, dit Champcenetz, n’en parlons plus, j’aurais dû la faire, car elle ne vaut pas grand’chose et je l’aime beaucoup. » La scène devait être bien comique, car Champcenetz était tenace, en même temps qu’il étourdissait par son rire. « Sa gaieté était son esprit[1]. »

Ce bouffon impertinent, René Ferdinand Quentin de Richebourg de Champcenetz, était chevalier de Malte. Il avait deux frères. L’aîné, le marquis de Champcenetz, était, selon le croquis qu’en a laissé Rivarol, un homme taciturne et mystérieux : « Il n’entre point dans un salon, il s’y glisse, il longe le dos des fauteuils et va s’établir dans l’angle le plus obscur, et quand on lui demande comment il se porte : « Taisez-vous donc ! Est-ce qu’on dit ces choses-là tout haut ? » Il est également romanesque et passionné, si bien qu’il épousa la trop belle Mme Pater, appelée aussi baronne de Niewerkerke, et qui avait eu des aventures[2]. Le chevalier de Champcenetz ne se maria point, puisqu’il était chevalier de Malte, mais, d’ailleurs, il n’en aurait guère eu le temps ; il avait juste trente ans quand la Révolution éclata et il devait mourir quatre ans plus tard. Ensuite, il connaissait trop les femmes, et surtout les femmes le connaissaient trop bien.

Le premier petit écrit de Champcenetz, et c’est un des plus gros, est resté presque célèbre, à cause de son titre : Petit Traité de l’Amour des femmes pour les sots[3]. Il est dédié à Mad… P… Peut-on supposer qu’il s’agit de Mme Pater, devenue sa belle-sœur ? « Mad…, Je croirais manquer aux égards que je suis désormais condamné à avoir pour vous, si je balançais un moment à vous dédier ce petit ouvrage. En effet, serais-je excusable d’oublier que c’est près de vous que se sont aplanies les difficultés de mon sujet ; n’est-ce-pas vous qui avez éclairci mes idées sur une matière qui semblait d’abord vous être étrangère ?… » Je ne suppose rien, mais je constate que Campcenetz s’est approché du premier coup du « genre » de Rivarol[4] ; mais il ne l’a pas atteint ni ne l’atteindra jamais. L’impertinence n’est pas l’ironie.

Grimm est fort sévère pour ce Petit Traité, où il ne trouve des pages agréables que vers la fin. Il lui reproche surtout de n’être qu’un recueil de méchancetés[5]. Ce sont des portraits de femmes, et très reconnaissables pour les contemporains. Celui de madame de Staël est particulièrement méchant, c’est-à-dire à la fois absurde et perfide. Nous sommes bien loin, à cette page de la brochure, du genre de Rivarol. Passons ces petits portraits, ou, si l’on veut, ces petites vengeances[6]. Voici des sentences ou des réflexions qui ne sont pas d’un sot. Il y a une variété de talent qui tient à l’époque. On savait, en 1788, formuler des observations, aujourd’hui impossibles, sinon à l’esprit supérieur. Il s’agit peut-être seulement d’un tour de main, comme dans certaines industries : c’était le temps des miniatures, des Cazin, des rubans brochés et des épigrammes. Voici donc :

« Les femmes ont bien plus de souplesse que de faiblesse dans le caractère, et, à la constance près, on peut tout attendre d’elles. Elles changent de situation et de rang avec une aisance qui n’appartient qu’à leur sexe : elles n’ont pas toujours l’esprit de leur état, mais elles en ont le maintien.

« Dès qu’une femme plaît, elle est partout à sa place. »

On reconnaît là des idées qui avaient cours du temps de Champcenetz. Schopenhauer les a recueillies et en a tiré son fameux aphorisme : « Il n’y a pas de rang parmi les femmes. » Mais les mœurs du dix-neuvième siècle n’ont pas donné tout à fait raison aux principes du dix-huitième. Du moins, il s’est trouvé qu’en des mœurs fondées sur l’égalité les inégalités naturelles et sociales se sont de plus en plus accentuées. Il y a eu une invasion secrète de Barbares et qui sont restés des barbares : ils ont des femmes et elles ont beau plaire, elles ne sont nulle part à leur place, sinon à leur place d’origine. Mais continuons à feuilleter cet immoraliste du Palais-Royal :

« Pourquoi ne pas laisser croire à une femme qu’on l’admire quand on ne fait que la désirer ?

« En elles, tout est instinct, et, par conséquent, rien n’est coupable.

« Leurs actions sont quelquefois étudiées, mais jamais elles ne sont raisonnées, et on entrevoit du naturel jusque dans leur déguisement.

« On ne trouvera qu’agréments dans les femmes quand on ne cherchera que des femmes en elles. »

Voici, pour finir, un petit traité de la conduite à tenir avec les femmes :

« Prodiguons la louange aux femmes et simplifions-nous à leurs yeux, puisque c’est là le grand chemin de leur cœur ; elles nous aveuglent par des caresses, endormons-les par des éloges ; surtout, n’abusons pas de leur faiblesse pour les abuser ou les perdre ; en pareil cas, l’outrage est la plus basse de toutes les lâchetés, et l’indiscrétion, la plus mal entendue de toutes vanités. La douceur est leur plus grand charme : apprenons d’elles à l’opposer à toutes les amertumes de l’amour. Employons, pour leur plaire, non seulement tous les moyens qui nous répugnent, mais encore tous ceux qui nous déplacent : on n’est jamais vil dans les bras de sa maîtresse. Consacrons-leur même nos talents, puisque souvent elles les inspirent : adressons-leur sans mesure tous les écarts de notre esprit : l’essentiel est qu’elles en discernent le but, et d’ailleurs ce qu’elles entendent le moins est presque toujours ce qui les flatte le plus. Soumettons-leur nos sens et nos désirs, mais jamais nos idées ni nos actions. Écartons-les sans cesse des affaires du temps par la variété des plaisirs du jour. Enfin, si nous voulons les rendre heureuses sans nous rendre ridicules, faisons tout pour elles et rien par elles. »

L’opuscule entier est semé de traits amusants. C’est un sot, bien fait, bien frais et bien fat : « Semblable à l’Apollon du Belvédère, il ne lui manque que la parole » ; c’est Mme de Verneuil, qui aime les belles âmes et « ne peut se décider à faire languir un jeune homme qui a sans doute luie belle âme » et qui, « de compassion en compassion, promène son cœur dans le monde ».

Les Gobe-Mouches[7] sont des portraits d’hommes, mais bien vagues et bien rapides. Le gobemouche, c’est à la fois le badaud, l’oisif, le sot, le poseur. Il y en a des variétés à l’infini. Ce livret pourrait faire penser à la satire du treizième siècle, les XXIII Manières de Vilains. C’est la même veine, mais non le même talent, ni la même âpreté : « Le vilain porcin est celui qui travaille aux vignes, ne veut pas enseigner le chemin aux passants, mais dit à chacun : « Vous le savez mieux que moi… » Le vilain Babouin est celui qui vu devant Notre-Dame à Paris, regarde les rois et dit : « Voilà Pépin, voilà Charlemagne ! » et on lui coupe sa bourse par derrière…[8]. »

Les vilains de Champcenetz sont de toutes classes. Voici le gobe-mouche politique, celui qui surveille l’Europe ; nulle question internationale ne lui est étrangère : « Par l’étendue de ses connaissances, il est très redoutable dans un cercle. » Le gobe-mouche législateur réserve son attention pour la France ; il est patriote. Il gouverne : il se lève pour gouverner et s’endort en gouvernant[9]. Ces deux espèces, mais la seconde surtout, joueront un grand rôle à la Révolution ; ils la feront, car elle ne se serait pas faite sans eux. Le gobe-mouche militaire « rêve de tactique jusque dans les bras de sa maîtresse. Toutes ses actions sont des manœuvres ». Le gobe-mouche espion, que Chamfort a peint par des anecdotes[10], et Rivarol par un dialogue[11]. Champcenetz le montre résigné à tout, écoutant tout avec fermeté, déraisonnant pour faire raisonner. C’était le bon temps des espions de police, la société étant très ouverte ; depuis qu’on ferme ses portes, ils ne peuvent plus guère noter que les actes extérieurs : d’où décadence de la fonction[12]. Le gobe-mouche inquiet, nous dirions pessimiste, croit toujours que la société marche aux abîmes ; il ne se trompait pas en 1788. Terrifié, il fournira le premier groupe des émigrés.

Parmi d’autres, voici encore le gobe-mouche littéraire, bel esprit philosophe, qui joue à fronder l’opinion, « appelle la fausseté, de la finesse, la lâcheté, de la prudence, et l’escroquerie, de l’adresse ». Il soutient ses folies avec éloquence et bonne humeur : c’est quelque neveu de Rameau ou Diderot lui-même.

Dans le gobe-mouche sans-souci, Champcenetz a fait son propre portrait. C’est le rieur universel, « celui qui bafoue les plus honnêtes ridicules, qui ne respecte que ce qu’il ne connaît pas, qui ne craint que l’ennui, qui apprend les malheurs publics sans la moindre contorsion d’intérêt, et interrompt l’affliction la plus respectable par sa gaîté étourdissante, qui prend le parti de ridiculiser ce qu’il n’est pas en état d’admirer. Sous le prétexte qu’il ne veut de mal à personne, il déchire tout le monde, et n’a point pour ies sots cette indulgence réciproque qui maintient aujourd’hui l’union dans toutes les sociétés. Il a une contenance de bonheur et un élalage de santé qui rendent sa présence insoutenable. Il a beau éprouver des malheurs, son impudence est incorrigible, car il est aussi heureux par ce qu’on lui ôte que par ce qui lui reste… »

La Réponse aux Lettres sur le caractère et les œuvres de J.-J. Rousseau[13] n’est pas sans intérêt pour l’histoire des idées romantiques. On y voit qu’un homme d’esprit moyen, comme Champcenetz, s’il est charmé du romantisme passionné de Jean-Jacques, répugne au romantisme moral de Mme de Staël. L’idée que l’amour doit être une école de vertu semble bouffonne à ce bouffon, et c’est le bouffon qui verse la sagesse : « J’ai remarqué, dit-il, que toutes les fois qu’on a voulu raisonner sur l’amour, on a déraisonné… Les uns, en calculant ses dangers, en ont fait un vice ; les autres, en lui prêtant une morale, en ont fait une vertu, et tous ont prouvé qu’ils n’avaient jamais ressenti cedont ils parlaient-Mais, dans cette lettre, l’erreur est à son comble. On assigne à l’amour des vertus particulières, comme la bonté, la bienfaisance l’humanité, la douceur, et on croit l’épurer en rapprochant son culte de celui de la religion. Quelle froide conception !… » Il continue en disant que l’amour n’a d’autre effet que d’être un excitant général ; l’amour exalte : il pousse aussi bien à toutes les vertus qu’à tous les crimes, selon les circonstances, fait des héros ou des monstres, donne de la timidité et de la fureur, de la perfidie ou de la bonté, « Quelquefois, ces sentiments opposés se succèdent en un moment dans le cœur de l’homme passionné, et son véritable caractère est de n’en conserver aucun. » Là-dessus il raille Mme de Staël, qui voudrait que Julie n’eût pas succombé… « Je devine, dit-il, le tableau qu’on préférerait : celui d’une jeune fille reculant d’horreur à l’aspect de l’amour heureux, et se faisant religieuse pour servir de modèle aux femmes tendres. Voilà ce qui s’appellerait une vertu honnête !… » Je crois que Mme de Staël a seulement voulu dire qu’une jeune fille raisonnable attend d’être mariée pour prendre un amant : tout le monde approuvera un conseil aussi prudent. M. Necker « était plutôt fait pour devenir un ange gardien qu’un grand ministre » ; il fut tout le contraire de sa fille.

Champcenetz, qui passait pour avoir beaucoup d’esprit, n’en a pas mis beaucoup dans ses écrits, elles écrits de cet homme si gai, s’ils ne sont pas ennuyeux, ne sont pas gais : ils ne sont même amusants qu’avec modération. Son esprit, je pense, était inséparable de son rire et de ses gestes, et si l’on devine les gestes dans ses opuscules, on n’y entend aucun rire. C’est que peut-être Champcenetz était de fonds moins jovial qu’on n’a cru. C’était un indifférent et qui riait parce que les contacts de la vie déclanchaient chez lui le mécanisme du rire. Il était rieur, comme on est chatouilleux. D’ailleurs, il riait de tout, signe d’indifférence à tout. Le rire modéré, et qui choisit et qui s’épanouit juste au bon moment, est, au contraire, un signe de sensibilité. Enfin, on peut rire soi-même et ne pas faire rire les autres. Les auteurs gais sont quelquefois gais et quelquefois tristes. Tout n’est que contradiction, et les hommes sont tellement divers qu’on ne peut les connaître que un par un. La science de l’homme est chimérique : c’est pourquoi on peut encore écrire en ne redisant pas toujours tout à fait la même chose.

« Mlle Dufay débutait à l’Opéra-Comique. On donnait la Fausse Magie, dont le morceau principal est Comme un éclair, etc. Arriva, tout essoufflé, M. de Narbonne, que la chose intéressait ; il demanda vivement à Champcenetz :

Mlle Dufay a-t-elle chanté Comme un éclair ?

— Non, mon cher, comme un cochon. »

Il disait d’un conventionnel envoyé en mission dans les Pyrénées : « Il va bâtir des cachots en Espagne[14]. »

Voilà l’esprit de Champcenetz, esprit d’à-propos, tel que le possédaient beaucoup de ses contemporains, et les plus obscurs. Tilly cite deux mots très jolis d’un nommé Martin, sur lequel je ne sais rien, sinon qu’il semble avoir été savant et cynique. Dans un café, à Versailles, on sert à Martin du mauvais chocolat. Martin se plaint. « Des seigneurs de la cour qui viennent ici le trouvent très bon, » minaude la dame du comptoir, qui était médiocre. Martin se met à l’œil un morceau de verre qu’il appelait sa lorgnette, fixe la dame et : « Ils vous ont peut-être dit aussi que vous étiez jolie ? » Autre mot de cet énigmatique Martin. A un entr’acte de l’Opéra, un inconnu le regarde fixement. « Suis-je connu de vous ? demande Martin. Quelles sont vos raisons pour me fixer ainsi ? — Un chien regarde bien un évêque. — Qui vous a dit que j’étais un évêque ? »

Vint la Révolution. Ses premières années furent spirituelles et, comme l’espril est une arme de défense, bien plus encore qu’une arme d’attaque, c’est presque exclusivement le camp contre-révolutionnaire qui eut de l’esprit. Rivarol se dédoubla, c’est-à-dire que les circonstances, à la fois tragiques et bouffonnes, lui permirent de donner libre cours à son double génie, si voisin de celui de Montesquieu : cherchant le matin les causes de la Révolution, il en écrivait l’histoire, et le soir il reprenait en ironies et en sarcasmes les motifs de ses méditations philosophiques. Ayant rédigé les feuillets de son Journal politique national, ce répertoire de la politique positive, il allait chez Mafs, au Palais-Royal, diriger ce cirque dont les acrobates s’appelaient les Apôtres, et lui-même parfois, pour mieux dresser sa troupe, exécutait, à la joie de tout le monde, quelque tour excellent. Il y avait là, chez ce restaurateur fameux, Mirabeau le jeune, Peltier, Champcenetz, Montlausier, beaucoup d’autres, et Artaud, qu’un mot de Rivarol empêchera de mourir. On prétend que les Actes des Apôtres se rédigeaient là, sur des coins de table, parmi les verres et que, la copie laissée sur la nappe, Mafs se payait en la portant chez Gattey, l’imprimeur. Cela a bien pu arriver une fois, mais les Actes contiennent autant d’articles sérieux que de pages bouffonnes, et ce journal se rédigeait sans doute comme tous les journaux, chacun écrivant chez soi ce qu’il devait écrire ; il n’y a jamais que le remplissage qui se bâcle à la dernière heure[15].

Démêler dans les Actes des Apôtres la part de Champcenetz ne serait ni très facile, ni très utile. Il semble s’y être répandu en jeux de mots. C’est à lui, certainement, qu’appartiennent les plaisanteries faciles sur les noms des députés, sur la table qui rassemble MM. Soupe, Fricot et Perdrix, sur ces commissions de l’Assemblée où M. Bazin et M. Bonnet s’occupent des tissus anglais, où M. Chevreuil s’intéresse à la chasse, M. Bandit à la maréchaussée, M. Melon à la culture des jardins, cependant que M. Cochon interrompt sans cesse ses collègues par d’énergiques gron ! gron ! gron ! Ces innocences étaient nouvelles alors et faisaient rire ; elles sont un peu plus drôles mises en vers ; c’est Mirabeau qui parle :

Je délègue à Lasnon l’empire des prairies…
Muguet aura les fleurs…
Dutrou doit présider aux plus aimables jeux…
Collinet des moutons réglera les destins…
Lanusse aura pour lui tous les apothicaires,
Chassebœuf de Poissy sera le commandant,
Chapelier des castors sera le président.

Dans le Petit Gautier, on trouve déjà sur les noms, un autre genre de plaisanterie, dont on a bien abusé par la suite ; le cardinal de Loménie y est appelé le cardinal l’Ignominie ; ouvrez les journaux de ce matin… Je ne sais si Champcenetz collabora à cette feuille assez malpropre et de plus d’ordure que d’esprit. C’est très possible. Il travailla certainement à la Chronique scandaleuse, au moins aux premiers numéros. Les rédacteurs de cette feuille d’un si beau cynisme se traînent réciproquement dans la boue, pour donner le change par ruse de guerre, et il ne faut point être surpris de lire en épigraphe au numéro 9 :

J’appelle un chat un chat, — et Champce… un drôle.

On pense au mot du Régent qui trouvait qu’à force de coups de pied au derrière Dubois le déguisait trop. Champcenetz trouva-t-il drôle d’être appelé drôle ? Il était si indifférent, si rieusement fataliste !

Dans le même temps que Rivarol fuyait les assassins qui entraient chez lui, le lendemain, dans l’intention bien arrêtée « de raccourcir le grand homme » [16], Champcenetz se retirait à Meaux. Il y aurait peut-être vécu tranquille, si l’idée absurde ne lui était venue de revenir à Paris. On a dit qu’il quitta sa retraite pour se donner le plaisir de revoir ses livres, car il possédait une fort belle bibliothèque[17]. Si c’est une légende[18], elle est digne de toucher les bibliophiles, car cette passion des livres devait coûter la vie au pauvre Champcenetz. Il fut reconnu, arrêté, jeté en prison et guillotiné le 10 juillet 1794.

Son caractère insouciant ne se démentit pas un instant devant la mort et il humilia du moins ses bourreaux stupides par son impertinence et sa gaîté de la dernière heure. Il mourut avec bonne humeur, sortit de la vie comme d’un souper chez Mafs. A Fouquier-Tinville, la condamnation prononcée, il demanda : « Est-ce comme à l’Assemblée nationale, est-ce qu’il y a des suppléants ? — Pourquoi ? — C’est que je me ferais remplacer par vous. » Il disait au charretier, qui menait la voiture au lieu d’exécution : « Mène-nous bien, l’ami, tu auras pour boire. » Au pied de la machine, il se passa cette scène, que Mallet du Pan a racontée[19] : « Un de ses compagnons, Parisau[20], rédacteur de la Feuille du Jour, se lamentait, protestait, en appelait au peuple : « Je meurs républicain ! » cria-t-il. — N’en croyez rien, répliqua Champcenetz, je le connais, c’est un charlatan, il est aristocrate comme moi. »

On vit, à ce moment, plus d’un caractère à la Champcenetz, et même parmi ceux qui avaient, comme Biron, joué quelque rôle. Il y avait une insouciance qui touchait à l’inconscience, comme dans ce mot du chevalier du Barry, que rapporte également Mallet : « Le bourreau sera bien attrapé, quand il va me prendre par les cheveux. Mon toupet lui restera à la main. » Beaucoup de ces malheureux semblent retombés en enfance. L’énergie n’était pas de leur côté. Il n’y a décidément qu’une force au monde, la force physique.

« Quelles raisons a-t-il eues de se tuer ? — Il faut, répond Rivarol, de si fortes raisons pour vivre, qu’il n’en faut pas pour mourir. » Ne prenons pas cette philosophie trop à la lettre, mais Rivarol n’était pas, quoi que l’on ait dit, un homme de plaisir. Le meilleur de son temps se passa à rêver dans la solitude, couché sur son lit. Quand il sortait, la gaîté lui était agréable, et Champcenetz l’entretenait en bonne humeur. De collaboration véritable entre ces deux hommes, il n’y en eut jamais sans doute. Rivarol a dit d’un petit historien : « Il n’écrit pas l’histoire, il fait des commissions dans l’histoire. » Champcenetz a fait des commissions dans la littérature de Rivarol.

  1. Mémoires, t. I, ch. xii.
  2. Meister, dans la Correspondance de Grimm, dit que c’est M. de Champcenetz, le père, qui épousa la Pater : « M. le marquis de Champcenetz, le père, pour finir le roman de madame de Newkerque, vient de l’épouser. Cette beauté, si célèbre autrefois sous le nom de madame Pater, après avoir eu beaucoup d’aventures fort brillantes, entre autres une avec M. le duc de Choiseul, eut presque en même temps l’espérance d’épouser M. de Lambesc, qui aurait pu être son fils, et celle de jouer le rôle de madame de Maintenon sur la fin du règne de Louis XV. Il est sûr, au moins, que ce prince, les dernières années de sa vie, entretenait avec elle des relations très secrètes et très intimes, et la combla de bienfaits dont elle jouit encore. »
  3. A Bagatelle, 1788.
  4. Je suis heureux, disait un sot à Rivarol, de voir que vous vous rapprochez de mes idées. — Et moi, Monsieur, je vous félicite de vous rapprocher de mon genre.
  5. Les propos de Tilly, souvent assez âpres, y furent sans doute pour quelque chose : « Je ne suis pas loin d’avoir l’opinion que la médiocrité en tout genre ne soit un titre auprès d’elles. » Tilly, Mémoires, ch. ix.
  6. Grimm donne de ces portraits une clef qui est confirmée et complétée par des annotations sur l’exemplaire de la B. N. Le mien ne la contredit pas, au contraire. Voici le tout :

    Mme de Merville : du Bourg.
    Mme de Pleinval : d’Ailly.
    Mme de Follange : de Castellane (?)
    Mme de Valfort : de Matignon.
    Mme de Sainville : de Brancas.
    Mme de Nerfeuil : d’Audlau.
    Mme de Valcé : de la Châtre.
    Mme d’Armande : de Staël.

    La « Maîtresse d’un sot », page 36, serait Mme de Beauvilliers.

  7. Au Palais-Royal, 1788.
  8. Des XXIII Manières de Vilains, pièce du xiiie siècle, publiée par Achille Jubinal ; 1834.
  9. Cf. Rivarol, Petit Dictionnaire des Grands Hommes de la Révolution : De Croix, un des muets de l’Assemblée… Il est dévoué à la bonne cause, il se lève pour la bonne cause, il reste assis pour la bonne cause, il tape du pied pour la bonne cause… »
  10. Les Plus belles Pages de Chamfort, 8, 45, etc.
  11. Dialogue des morts imité de Lucien, dans les Plus belles Pages de Rivarol, livre II.
  12. Comparez les rapports si plats que publièrent les journaux, il n’y a pas très longtemps, avec les dossiers des Archives, si curieux qu’on en tire des livres.
  13. Bagatelle que vingt libraires ont refusé d’imprimer. Genève, 1789.
  14. Louise Fusil, Souvenirs d’une actrice.
  15. Voir l’Observateur, mars 1790, le Rôdeur Français, n° 10, décembre 1789. Cf. Goncourt, Société française pendant La Révolution, page 242.
  16. Lettre de Rivarol à son père. Il prend bien l’anecdote et y voit « ce mélange de plaisanterie et de férocité qui fut un des caractères de la Révolution ». Voyez aussi l’histoire de la pendaison manquée de M. de la Salle. (Journal politique national, 1re série, n° 10.)
  17. La vente en dura quinze jours dit Poulet-Malassis, les Ex-Libris français (1875).
  18. Champcenetz l’aurait avoué à Jourgniac de Saint-Méard, qui le rapporte. Ce qui n’est pas une légende, c’est son refus d’émigrer, motivé en partie par ses livres et ses estampes, en partie par son insouciance. Parisot lui avait promis de le sauver. Voyez les Mémoires de Tilly, ch. xii.
  19. Mémoires.
  20. L’innocent Parisau, homme fort modéré, fut confondu par la justice révolutionnaire avec Parisot, ancien capitaine de la garde constitutionnelle de Louis XVI, et condamné comme tel.