Promenades Littéraires (Gourmont)/Une littérature inconnue
UNE LITTÉRATURE INCONNUE
C’est de la littérature latine que je veux parler, d’une certaine littérature latine, de celle qui va du cinquième au treizième siècle et au delà, de saint Augustin à Thomas a Kempis, des Confessions à l’Imitation. Elle remonte même jusqu’à la fin du troisième siècle et ne se clôt que par Erasme, au total un millier d’années de poésie et de rhétorique. Elle est inconnue et surtout elle est méprisée. Tandis que Calpurnius, pénible imitateur de Virgile, bénéficie de sa date, encore pas très éloignée du premier siècle, un authentique grand poète, Adam de Saint-Victor, demeure totalement ignoré parce qu’il écrivitsous Louis VII. C’est un point de vue que je n’ai jamais pu admettre, mais je puis le comprendre et je vais l’expliquer. Les latinistes sont convaincus, héritage du dogmatisme religieux, qu’il y a une orthodoxie de la langue latine et qu’elle est représentée dans la poésie par Virgile, dans la prose par Cicéron, qu’après ces deux auteurs, si on eut encore le droit d’écrire en latin, on n’eut plus le droit d’y bien écrire, et ils épluchent les périodes et le vocabulaire, blâmant tout ce qui n’est pas virgilien ou cicéronien, alors que, pour rester dans la logique de leurs conceptions critiques, telles qu’ils les appliquent à la langue et à la littérature françaises, ils devraient prouver que, dans la suite des époques, un auteur latin écrit d’autant mieux, montre plus d’originalité de pensée et de style qu’il emprunte moins à ses devanciers, qu’il se tient davantage en communion avec l’esprit de son temps. Mais il y a pour la latinité un préjugé. Cela s’explique. Dès qu’elle fut devenue scolaire, il fallut lui trouver des règles strictes, et sur quoi les baser, sinon sur la période du plus grand génie et du style le plus strictement romain ? Si par malheur nous avions entouré la langue française d’une aussi naïve sollicitude, si, comme cela fut tenté, on avait érigé en modèle impératif telle époque littéraire, celle de Louis XIV, très belle à la vérité et admirable, sans aucun doute, un écrivain de notre temps, qui n’est pas non plus sans valeur, ne serait estimé que dans la mesure où son style se rapprocherait, jusqu’au centon, jusqu’à la parodie, de la manière de Bossuet ou de celle de Racine. Les résultats de cette méthode critique auraient été de faire considérer comme des excentriques sans goût, comme des barbares, en un mot, Victor Hugo et Michelet en tête, à peu près tous les écrivains du dix-neuvième siècle. Cependant que Viennet, Augier, Ponsard et M. Pessonneaux, traducteur de Virgile, échapperaient quasi seuls à la réprobation. Mais, dira-t-on, ce n’est pas du tout la même chose. A partir de la constitution des royaumes barbares et de la disparition en Gaule du pouvoir impérial, le latin se transforme lentement en la langue qu’il est devenu, le français, lequel est formé au onzième siècle et même avant. Il est donc impossible qu’un écrivain latin se produise à ce moment-là, qui ne soit factice, puisque sa langue n’est pas celle du peuple. Cette objection, dont on complétera facilement les arguments, eût convaincu les esprits, il y a encore quelques années. Elle n’est plus très solide, depuis que l’on sait qu’il n’y a et qu’il n’y eut peut-être jamais identité entre la langue populaire et la langue littéraire. Cependant, et c’est ce qui fait en partie l’intérêt de la littérature française du moyen âge : à ce moment unique, peut-être, les deux langues se confondirent jusqu’à un certain point, mais pas assez pour ne pouvoir admettre, à côté de cette expression populaire, une expression savante, et parfaitement légitime, le latin. Dans presque aucune littérature moderne il n’y a coïncidence entre la langue écrite et la langue parlée. On admet cela pour l’italien littéraire actuel, qui n’existait pas encore au temps de Stendhal ; mais observons la divergence dans notre propre langage. Où parle-t-on la langue des discours académiques ? On la parle peu. On l’emploie, c’est une langue oratoire ; on l’écrit également dans le genre éloquent et banal, car elle est facile à manier, se répandant surtout en idées générales, c’est-à-dire en lieux communs, où les Français excellent. Quand on la parle, c’est en de rares occasions, dans les visites solennelles, dans les relations officielles et qui ont des témoins. Au Parlement, je ne pense pas qu’il vienne à personne l’idée de converser familièrement avec un collègue sur le ton commun des discours. A côté de cela, il y a la langue littéraire, infiniment variée, jusqu’à devenir l’expression individuelle d’un tempérament, et dans ce dernier cas elle touche quasi à l’hermétisme et n’est pas goûtée ni même entièrement comprise par deux ou trois mille personnes parmi lesquelles bon nombre d’étrangers, que leur éducation rend moins sensibles aux nuances du discours. A côté du langage oratoire et du langage littéraire (dont la poésie peut donner un exemple général), il y a le langage rapidement écrit dans les journaux, au théâtre, dans les romans cursifs. A première vue, cela semble la langue générale des Français, et en effet c’est celle que l’on parle dans les classes bourgeoises, et, de plus, même dans les milieux où on ne l’emploie pas, on la comprend. Il ne faudrait pas la confondre avec la langue d’expression littéraire. Par sa vulgarité, elle en est le contraire, et celui-là même dont elle est l’instrument ordinaire la fait monter de plusieurs tons, s’il la veut adapter à quelque travail plus relevé que ses occupations courantes. Enfin, à côté de ces diverses langues qui sont surtout écrites, il y en a, en bien plus grand nombre, qui ne le sont presque jamais et qui se servent qu’à la conversation. D’où deux grandes classes de langues qui, même chez le peuple le plus unifié en apparence, sont presque totalement irréductibles l’une à l’autre. Dans les cas où elles se rapprochent le plus, la prononciation les sépare. Il y a un abîme entre la manière de lire, même le plus familièrement possible, et la manière de parler, même le plus pompeusement. Outre la prononciation des mots communs aux deux dialectes, presque tout diffère : la syntaxe, le vocabulaire, le ton. Et à mesure qu’on s’éloigne des classes distinguées, soit vers les basses classes soit vers les classes excentriques, ces différences s’accentuent jusqu’à l’antinomie, c’est-à-dire jusqu’à l’argot. Écoutez ces deux commis qui viennent toute la journée d’entretenir en langage conventionnel, en langage moyen, des élégantes à qui ils vendirent des chiffons, écoutez-les parler entre eux de leurs amours et de leurs plaisirs : c’est un tout autre langage, et les élégantes, si elles l’avaient entendu, s’en seraient montrées scandalisées, car la pudeur s’exerce surtout dans le domaine du langage, qui est celui de la convenance. Il faudrait de longs développements pour seulement indiquer toutes les nuances du langage tel qu’il est pratiqué à Paris, tel qu’il délimite presque autant de castes que l’Inde en reconnaît. Mais sans entrer dans le détail, on peut affirmer tout au moins la différence profonde qu’il y a actuellement en France entre la langue parlée et la langue écrite. Des deux, quelle est la langue première ? Comme ces questions ne sont jamais soumises qu’à des lettrés, ils n’hésitent pas à répondre que c’est la langue écrite et qu’il n’y en a pas d’autre digne du nom de français. Du point de vue de la philologie débarrassée des préjugés littéraires, la langue primordiale est au contraire la langue parlée, laquelle, loin d’être une dégénérescence de la langue écrite, en est au contraire le réservoir et la fontaine de jouvence ; et s’il est vrai de dire qu’il n’y a pas de langue littéraire là où il n’y a pas de langue de conversation, il suffira de montrer que l’existence du latin comme langue parlée s’est prolongée très avant dans le moyen âge, pour montrer aussi la légitimité et l’originalité possible d’une littérature latine contemporaine de l’ancienne littérature française.
Que le latin ait été parlé en France dans les cloîtres, les écoles, jusqu’au quinzième siècle et peut-être au-delà, personne ne le conteste ; qu’il ait encore bien plus tard, et jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle même, été la langue internationale d’une grande partie de l’Europe centrale, c’est un fait assez connu. En Autriche, par exemple, c’est en latin que se faisait encore, au temps de Marie-Thérèse, la politique intérieure, et les premiers débats de son Parlement, miroir de tant de races, eurent lieu en latin. Jusque vers notre époque, les domestiques y parlèrent le latin, seul moyen pour eux de passer d’une famille à l’autre, dans ce pays linguistiqueraent divisé presque à l’infini[1]. Mais il est inutile de descendre si bas. Il est hors de doute qu’il y avait en Europe, du temps d’Erasme, un public latin ; le succès des Colloques, dont il se vendit, rien qu’à Paris, 26.000 exemplaires en quelques mois, le prouve surabondamment. Non seulement tout ecclésiastique, mais tout élève, tout étudiant, tout ce qui tenait à la basoche, à l’Université lisait le latin et le parlait, ainsi que le prouvent ces facéties, ces chansons qui nous ont transmis leur esprit. Quand on voulait être compris dans ce qu’on appelle encore l’élite, on choisissait le latin ; Descartes le fit encore, et Spinoza ; et pour répandre les Provinciales à l’étranger, on les mit en latin ; le français s’adressait surtout aux femmes, et on peut dire en ce sens qu’elles eurent une influence énorme sur le développement de la poésie et de toute la littérature française. D’Erasme, remontons brusquement au douzième siècle, qui nous offre le témoignage le plus populaire de l’emploi du latin dans les détails de la vie domestique. C’est en latin qu’amoureuse, épouse ou religieuse, Héloïse aima Abélard, et c’est en latin qu’elle nous en a laissé le témoignage. On arriverait ainsi, de siècle en siècle, jusqu’aux temps où le français n’était qu’une déformation incertaine du latin, et on trouverait toujours, ne fût-ce que dans les monastères, une population pour qui le latin respecté avait été la langue de l’éducation et pour qui la langue du peuple n’était qu’un patois. Ce monde, qui fut tantôt plus restreint, tantôt plus nombreux, selon le hasard des temps, soit qu’il fût l’héritier direct du parler latin, soit qu’il provînt des petites renaissances irlandaise et carlovingienne, avait du moins l’avantage d’être international. Pour lui, pas de frontières. Le latinisant, c’est presque toujours un moine ; s’il voyage, s’il pérégrine, parti d’un pays latin, il aboutit toujours à un pays latin. S’il est poète, et ils furent innombrables, célèbre à l’abbaye de Jumièges, il retrouve sa réputation à Saint-Gall ou au mont Cassin. Loin d’être emmuré dans les petits intérêts de ville et de famille, les petites nécessités dialectales, l’écrivain latin du onzième siècle se trouve mêlé à la psychologie de l’Europe entière. Il n’écrit pas pour un petit groupe, mais pour un vaste monde, et, en somme, l’effacement progressif de sa littérature sera le triomphe du particularisme. Il est certain que son grand défaut est le manque d’accent et que son manque de patrie la tourne trop uniformément vers l’exposé des vérités dogmatiques. Étendue dans l’espace, elle est bornée dans le temps et porte avec elle la certitude de sa décadence, mais, je le répète, son existence temporaire fut légitime ; elle fut même inéluctable. Puis, et cela domine tout, elle est un fait. Le paganisme mort, la littérature latine, si elle devient une littérature presque exclusivement ecclésiastique, demeure une littérature, variée dans sa forme, vivifiée par l’apport constant des originalités, assez renouvelée, de temps en temps, par l’invention verbale, pour exciter encore l’intérêt des lettrés.
L’invention verbale est peut-être ce qu’on lui dénie le plus, et cependant celui qui l’a étudiée, même sommairement, en différencie parfaitement les styles, selon les hommes et selon les époques. Partie de l’influence biblique et horatienne, la poésie de saint Ambroise évolue lentement vers la forme syllabique et rimée à laquelle Adam de Saint-Victor et Thomas d’Aquin donnent leur perfection presque absolue, mais qui, comme toutes les perfections, est le signe de la mort prochaine. La poésie classiqu » latine mourut de la perfection virgilienne ; la poésie classique française, de la perfection racinienne. C’est presque la seule loi certaine de l’évolution littéraire. La poésie classique ecclésiastique n’y échappe pas, nouvelle preuve de ses rapports essentiels avec la poésie vulgaire (au sens italien du mot) ; elle mourra de ne pouvoir renouveler ni ses idées ni son langage, et ses soupirs seront le Dies iræ et le Stabat Mater, environ un siècle après Adam de Saint-Victor. Et un peu plus tard, la prose latine ecclésiastique aura son efflorescence suprême avec l’Imitation.
De quelque point de rue que je la regarde, cette littérature inconnue, avec laquelle je ne sympathise qu’historiquement, je ne puis admettre la légitimité du mépris dont on l’accable. Est-ce parce qu’elle contient beaucoup de fatras ? Mais que l’on songe que presque tout nous en a été conservé, et que son volume, pour une période pas beaucoup plus longue, est de vingt-cinq ou trente fois ce qui nous reste de la littérature classique. Personne ne l’a lue tout entière, il y faudrait une vie et plus de patience qu’il ne m’en a été réparti ; mais j’en ai feuilleté presque tous les poètes et j’ai vu que la proportion de la médiocrité n’y était pas plus grande que dans la littérature française correspondante, si les génies éclatants y sont beaucoup plus rares. Mais on en tirerait cependant cinq ou six poètes qui feraient l’étonnement au moins des latinistes.
Je suis beaucoup plus réservé sur les prosateurs, que je connais moins, et qui furent d’ailleurs surtout des sermonnaires ou des théologiens, ou des philosophes dont la philosophie regarde M. Picavet.
Désiré Nisard disait d’Erasme : « Il a écrit des choses admirables dans un langage mort. » Cela commençait à être vrai assurément, au temps où florissaient Erasme et Luther, mais nous avons vu que ce langage mort avait encore un public vivant, comme en ont peu d’écrivains in vulgari eloquio. Ne jugeons pas de ces temps, qui nous seront toujours obscurs, avec le sentiment du nôtre. Le latin a été très longtemps, après qu’on le croyait défunt, une plante toujours vigoureuse dont les racines s’étendaient partout, et si ses branches perdirent peu à peu de leur hauteur, quelques-unes encore furent assez belles pour attirer l’attention des hommes. Arnaud de Villeneuve disait en style d’alchimiste, à la fin du treizième siècle, ce qui revient à devancer l’Omne vivum ex ovo de Harvey et les théories de Pasteur : « Les éléments ne peuvent être engendrés que par leur propre semence. » La Bible, qui est le fondement de la poésie latine du moyen âge, de pouvait engendrer une expression littéraire très variées, d’autant plus que les petits romans qu’elle renferme n’étaient lus que comme exemples de la morale divine ; mais on y distingue pourtant une veine satirique à tendances presque populaires, et presque autant que dans la littérature profane et parallèle, les défauts, travers et vices des hommes et des femmes, surtout des femmes, y sont un inépuisable thème. La femme est en apparence la bête noire des moines, cependant que les séculiers accusent les moines d’en user indicrètemont. Il y a toujours deux courants dans cette littérature, le courant ecclésiastique et le courant monacal, d’où des satires réciproques quelquefois divertissantes. Par ce côté, par la politique aussi, dont l’Église ne se désintéresse jamais, le latin du moyen âge prend contact avec la vie extérieure et s’y attache plus étroitement qu’on ne croit. En poussant par là, on trouverait vite les Goliards, ces clercs libres et errants, irrévérencieux et licencieux, dont les chansons et complaintes latines sont toutes païennes ou sacrilèges, et on verrait que le latin d’Église a servi à tout, aussi bien à amuser les compagnies joyeuses ou à narrer la vie de Mahomet qu’à célébrer les louanges du Seigneur. Voici un couplet d’une chanson à boire du quatorzième siècle dans le pur style d’Adam de Saint-Victor :
Vinum bonum et suave,
Bonis bonum, pravis prave,
Cunctis dulcis sapor, ave
Mandana lætitia !
J’avais eu le projet d’esquisser la fig-ure de cette libre poésie, en suite au Latin mystique, mais la vie en a disposé autrement, et c’est encore un de mes regrets, car j’aime les contrastes logiques. Edelestand du Méril, d’autres, M. Langlois, qui est professeur, l’ont, il est vrai, étudiée, mais il n’est rien de tel que de juger les choses par soi-même.
- ↑ Retiré à Dux, en Bohème, c’est en latin que Casanova parle, rédige ses innombrables réclamations contre la domesticité.