Promenades d’un poète de Vienne

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SPAZIERGÄNGE EINES WIENES POETEN. — PROMENADES D’UN POÈTE DE VIENNE.

Voici un livre qui a fait du bruit en Allemagne, et qui méritait d’en faire par le talent qui y règne, et le ton d’opposition libérale qui en forme la base. L’auteur a cru devoir garder l’anonyme, et c’est chose prudente dans un pays comme l’Autriche, où le pauvre Grillparzer expie encore chaque jour, sous le fardeau de ses monotones fonctions, le malheur d’avoir montré du génie poétique. Et puis, il ne s’agit pas dans cet ouvrage d’élégies d’amour et de mélancoliques rêveries, de soupirs et de billets doux, innocente distraction que la censure autrichienne, la plus revêche de toutes les censures, pourrait sans remords laisser passer. Non, le poète viennois est un homme d’une trempe forte et énergique, qui d’une main robuste vient de tendre l’arc dont parle Moore, et en lance les traits contre tous ceux qui ordonnent ou soutiennent l’esclavage intellectuel de son pays. Les vers ne sont pas pour lui ces sons harmonieux propres à endormir un chagrin, ou à caresser l’oreille d’une femme ; les vers ne doivent être que l’instrument dont il se sert pour remplir sa mission.

« Chacun combat, dit-il, avec ses propres armes ; le prêtre avec le bréviaire, le guerrier avec la lance, et nous, poètes, avec nos chants. »

Et le voilà qui, avec la généreuse indignation dont son cœur est animé, s’égare à travers les rues de Vienne, et frappe tour à tour sur le moine sale et hypocrite qu’il rencontre, sur le censeur qui mutile la pensée, sur les grands qui foulent aux pieds le pauvre peuple, sur tous ceux en un mot qui, méconnaissant leurs devoirs, sacrifient le bien public à leur intérêt, l’honneur à leurs passions.

Dans cette trentaine de pièces juvénaliques que le poète jette à ses adversaires, quelques-unes, comme celles qui ont pour titre : les Prêtres, le Censeur, Pourquoi ? sont pleines de fiel et d’amertume. D’autres, comme la Promenade, le Printemps, l’Hymne à l’Autriche, à l’Empereur, respirent l’amour de la patrie le plus pur et le plus élevé.

« Maître, dit-il à l’empereur, un jour la tristesse s’était emparée de toi, et ton ame était comme brisée ; alors, avec notre cœur ardent et généreux, nous vînmes prendre part à tes souffrances. Oh ! souviens-toi de ce temps d’orage, où notre amour fut pour toi l’arc-en-ciel.

« Maître, tu te trouvas un jour faible et sans défense, et le peuple se leva pour toi ; les hommes accoururent avec leurs épées, et tu les vis se former en cercle comme on voit en automne les gerbes de blé se dresser dans la campagne.

« Maître, tu fus un jour pauvre et sans ressource, et les pères de famille t’apportèrent l’héritage de leurs enfans, et les femmes t’offrirent leurs parures d’or. Ton peuple te donna avec joie ce qu’il possédait, ne se réservant rien que ces richesses inépuisables qu’il porte au fond du cœur.

« Et c’est nous maintenant qui sommes pauvres, faibles, sans défense, courbés par la douleur. Oh ! viens donc aussi prendre part à ce que nous souffrons ! donne-nous des armes, c’est-à-dire donne-nous le pouvoir de parler et d’écrire comme nous pensons ; donne-nous de l’or ; et l’or du peuple, c’est la constitution et la liberté. »

Nous citerons en entier la pièce suivante, qui nous a paru remarquable par la poésie qui la colore et la pensée qui la termine. Elle est intitulée : Scène de Salon ; et nos lecteurs n’auront pas de peine à en reconnaître le principal personnage.

« C’est le soir ; les girandoles flambaient dans la salle brillante, et reflètent leur lumière dans les glaces dorées. Au milieu d’un tourbillon étincelant, voici venir les vieilles et nobles dames et les jeunes beautés.

« Puis, auprès d’elles, voici venir, avec leurs insignes splendides, les hommes de guerre et les serviteurs de l’état. J’en vois un parmi eux sur lequel les regards s’attachent, et qui passe sans que beaucoup de ces hommes-là aient le courage de l’aborder.

« C’est lui qui tient le gouvernail de l’Autriche ; c’est lui qui, dans le congrès des princes, pense et agit pour elle. Mais regardez comme il a l’air bon et modeste ! Comme il se montre affable et gracieux envers le grand et envers le petit !

« L’étoile placée sur sa poitrine est mince et ne jette qu’un pâle éclat ; mais le plus doux sourire brille sur son visage, soit lorsqu’il cueille sur un sein de femme un bouquet de roses, soit lorsqu’il divise comme des fleurs fanées les royaumes.

« Et sa voix a toujours la même douceur enchanteresse, soit qu’il fasse l’éloge de cette chevelure d’or, soit qu’il parle d’enlever la couronne royale à une tête consacrée, soit que d’un mot il exile le malheureux sur un rocher de l’Elbe ou dans les cachots de Munkat.

« Pourquoi l’Europe ne peut-elle le voir si mielleux et si galant, avec ces douces manières qui rendent heureux le prêtre, le soldat, le pauvre employé, et qui enchantent les dames jeunes et vieilles ?

« Homme d’état, homme de conseil, pendant que tu te montres si gai, et que tu réjouis tout le monde avec cet air de clémence, regarde, voilà qu’à ta porte un pauvre client qui souffre, implore aussi un regard de toi pour être consolé.

« N’aie pas peur de lui. Il est honnête et loyal, et n’a point de poignard caché sous ses vêtemens. Ce client, c’est le peuple d’Autriche, le noble, le spirituel, le brave peuple d’Autriche, qui répète avec des gémissemens : Je voudrais être libre : je voudrais être libre ! »

X. M.