Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 26

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G. Charpentier (Vol. IIp. 165-169).


XXVI

L’HIÉROGLYPHE


i nous suivons l’historique de l’art japonais, nous allons trouver d’autres éléments venus du dehors, qui tantôt le modifieront, tantôt, au contraire, développeront avec plus d’intensité, ses qualités natives.

Un beau jour, les Chinois arrivèrent important leur fétichisme taoïste, leur philosophie et leur écriture.

La sorcellerie grossière des Tao-ssé ne pouvait pas influencer beaucoup des gens qui n’ont rien à demander à la nature, puisqu’elle leur donne tout.

La philosophie de Confucius touche à peine aux croyances ; elle écarte même avec soin toute dissertation sur les choses divines.

Si elle recommande le culte des ancêtres, c’est parce qu’il est social et moral ; le culte du ciel, parce que cela dispense de croyances plus compliquées, et le culte des esprits de la terre, du vent et des eaux, parce que c’est un usage ancien. Cette philosophie ne pouvait toucher le Japonais que par ses côtés moraux et pratiques ; elle vint donc s’ajouter à la philosophie shintoïste sans modifier les croyances déjà acquises sur la nature et sa sainteté.

Mais l’écriture chinoise fut pour les Japonais et pour l’art japonais un formidable moyen d’éducation.

Chaque caractère chinois contient à la fois un signe phonétique, un signe représentatif et un signe déterminatif. Il représente l’objet même dont il est le nom, il est déterminé par une clef indiquant s’il s’agit d’un mot appartenant aux idées abstraites, aux choses humaines, animales, végétales, minérales, etc. ; il donne enfin le son syllabique qu’il faut prononcer pour lire le mot.

Tout cela est horriblement compliqué. À force de vouloir être clair, le scribe chinois s’est jeté dans un dédale dont il ne peut jamais voir les issues. Mais le scribe chinois est forcément un artiste ; il tient un pinceau qui doit représenter tout un tableau, parfois plusieurs tableaux, dont il ne doit prendre que les traits caractéristiques. De là une nécessité, une habitude de simplifier, une habileté incroyable pour saisir le contour qui désigne à lui seul un objet ou une idée.

Ainsi procéda l’écrivain des hiéroglyphes égyptiens ; mais, plus heureux que le Chinois, il arriva presque à l’alphabet net et précis des Grecs et se tira d’affaire en supprimant le plus possible les voyelles (habitude sémitique) et en restreignant le nombre des signes.

Dans les deux cas, il fallut arriver à un moyen rapide de représenter les dessins les plus variés. En Égypte, l’hiéroglyphe conventionnel, pourtant si vrai, des papyrus hiératiques, arriva jusqu’au cursif des écrits démotiques sans perdre un seul instant le mouvement, la forme, l’aspect du tableau qu’il s’agissait de rendre.

Dans l’alphabet égyptien, une vingtaine d’oiseaux, d’espèces différentes, sont employés pour représenter des sons très éloignés les uns des autres ; il est important de ne les pas laisser confondre au lecteur, et il est vraiment surprenant de voir les égyptologues dessiner en deux coups de plumes des aigles, des hiboux, des cailles ou des vautours, sans qu’on puisse un seul instant hésiter à reconnaître l’oiseau indiqué.

Les Chinois aussi sont arrivés à ces résumés graphiques, et ils ont transmis aux Japonais ces procédés d’écriture.

Mais les Japonais, qui aiment assez voir le côté pratique des choses, ont refusé la richesse surabondante de dix mille caractères, ils n’en ont accepté que mille, qu’ils ont choisis parmi ceux qui leur donnaient tous les phonétiques dont ils avaient besoin et qui étaient assez dissemblables pour ne pas être confondus.

Les Japonais voulaient encore condenser davantage leurs moyens d’action pour représenter la pensée ; au Ve siècle, Kibi-mabi inventait l’écriture katakana qui donnait en cinquante signes tous les phonétiques syllabiques nécessaires alors au Japon ; puis, au IXe siècle, Kooboo-Daïssi imaginait l’alphabet phirakana, sorte de katakana cursif, élégant, qui ajoutait la rapidité à la simplification, une manière de sténographie des caractères surchargés de la Chine.

On le voit, c’est la quintessence du dessin. Dans ces indications cursives, qui sont à la fois des lettres et des représentations, le Japonais a un avantage : il se sert du pinceau qui donne l’accent vrai avec bien plus de facilité que le roseau des Égyptiens, le stylet des Romains et la plume des peuples modernes.

Le pinceau pousse à la peinture : avec leurs tablettes de noir de Chine, le peintre, le poète, le commerçant, l’écolier se font des teintes plus ou moins foncées et voilà qu’ils peuvent reproduire des ombres, des éclats lumineux. Avec deux tons seulement, ils peuvent rendre en camaïeux des plantes, des oiseaux.

Là, comme pour les caractères symboliques, le Japonais court au plus pressé, il cherche le trait qui donne le mouvement et détermine l’objet ; il procède par élimination pour ne garder qu’un contour et quelques touches de noir ou de clair.

Il se met à épeler la nature et y trouve un nouvel alphabet dont toute lettre aura une signification et s’exécutera suivant un procédé déterminé par l’expérience. De la sorte, chaque plante, chaque animal, chaque objet sera un symbolisme et s’écrira en trois ou quatre coups de pinceau.

Et, en effet, on peut regarder la plupart des dessins que les Japonais répètent sans cesse sur leurs kakémonos, leurs boîtes, leurs bronzes, leurs faïences, et, toujours, il sera facile d’y trouver un sens.

Chaque mois, chaque jour, chaque heure a sa fleur ou son animal.

Les sensations de tristesse, de bonheur, la richesse, la santé, la jeunesse, la longévité, la famille, la naissance, la générosité, la prière, que sais-je ? Tout peut s’exprimer par un dessin.

Certaines légendes, certains faits historiques, certains hommes célèbres, toutes les familles nobles, les dieux, les dynasties, les provinces, les villes peuvent être désignés par un objet ou une fleur.

On peut presque dire que tout objet japonais est un hiéroglyphe.

Ou, pour être plus exact, que les artistes emploient dans leurs œuvres les procédés hiéroglyphiques : le symbolisme et la simplification, la pensée exprimée d’un trait.