Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 34

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (Vol. IIp. 223-228).


XXXIV

LÉGENDES SACRÉES


La montagne de Nikko s’appelait autrefois Fouta-ara-yama, la montagne des deux orages. Deux fois par un an des ouragans terribles s’élançaient de son sein, d’une grotte, disait-on, et dévastaient les récoltes. Il est facile de retrouver là le souvenir des deux typhons de l’été et de l’automne, celui du printemps, moins terrible, arrivant avant que les semailles puissent être compromises.

Cette montagne était inaccessible, recouverte de forêts impénétrables entourée par des précipices et défendue par des torrents furieux.

Shoodoo-Shoonin fut, au viiie siècle le saint Bruno de cette Grande-Chartreuse. Deux fois, il essaya de pénétrer dans ce pays splendide et sauvage ; deux fois, il échoua.

À la troisième tentative, il arriva sur les bords d’un lac superbe, entouré de sites majestueux. Il y fonda un monastère où il installa de jeunes disciples. Mais il voulait aller encore plus en avant et atteindre les sommets vierges que personne encore n’avait visités.

De quelque côté qu’il se présentât, un torrent lui barrait le chemin. Alors il se souvint que, grâce à l’intervention divine, les missionnaires bouddhiques avaient traversé sans ponts, sans barques, les fleuves les plus rapides, les torrents les plus escarpés ; il se rappela que le prêtre chinois Guensoo-Sanzoo, à la recherche des livres sacrés de l’Inde, avait traversé le Gange, grâce à la complaisance du dieu Jïnja-daïoo, le maître des serpents. — Peut-être s’agit-il de Siva lui-même.

Shoodoo invoqua Jïnja et s’en trouva bien. En effet, le dieu apparut au milieu des nuages tenant un serpent dans chacune de ses mains ; l’un était rouge, l’autre vert. Les deux serpents qui étaient à ce qu’il paraît de belle taille, furent placés sur le torrent en manière de pont. Mais le saint hésitait ; il n’était pas équilibriste. Alors une balustrade en jonc poussa rapidement sur le dos de chacun des animaux, un plancher sortit de leurs flancs et le saint passa.

C’est en ce même endroit qu’il fit construire le pont qui mène à Nikko et qui fut remplacé depuis par le superbe pont en laque rouge avec armatures dorées qui existe encore.


Ponts sacrés de Nikko.

Arrivé sur la montagne, Shoodoo fut reçu par les dieux de l’endroit qui, selon l’usage des personnes bien élevées au Japon, commencèrent Les ponts sacrés de Nikko.par décliner leurs noms ; ce qui dura un certain temps, car l’un s’appelait Oohiroumé-moutchi-no-mikoto, le second se nommait Kotoshiro-noushi-no-mikoto et le troisième était la déesse Tagorihimé-no-mikoto. Ces divinités qui étaient shintoïstes engagèrent vivement Shoodoo à leur élever un temple sur la montagne.

Shoodoo était diacre bouddhique. Tolérant comme tous les bouddhistes, il ne fit aucune observation, éleva le temple, le consacra à Sendjou-Quanon, le bousats aux mille bras et y donna accessoirement une place aux dieux de la montagne qui se déclarèrent satisfaits.

Kooboo-Daïshi, le missionnaire infatigable, dont on retrouve les traces à chaque point du Japon et même en Chine où il alla, comme on retrouve, du reste, son influence dans les arts et la littérature, Kooboo-Daïshi, au ixe siècle, vint à la montagne des Deux-Orages dont il changea le nom en celui de Nikko-zan, la montagne des rayons solaires et la consacra à Daï-niti la grande lumière, le niouraï qui éclaire le prochain par la charité et la vertu.

Le temple qui appartenait à la secte Kégon, passa alors à la secte Sïngon. Il appartient maintenant à la secte Ten-daï. Mais il tend à revenir au shïntoïsme qui est maintenant la religion officielle et ses parties principales sont tout à fait affranchies du culte bouddhique ; aussi les trois dieux locaux qui eurent les premiers l’idée de sa fondation, doivent être de plus en plus satisfaits.

L’un d’eux, Oohiroumè-moutchi-no-mikoto eut, dans le temps, maille à partir avec un autre dieu, Akagni-mioodjin qui habitait à trente lieues de Nikko. Voici ce qui était arrivé : lorsque Amateras, la déesse soleil, descendit sur la terre, tous les dieux l’adorèrent excepté Akagni qui avait de la fierté et n’aimait pas à y voir clair. Oohiroumé-moutchi-no-mikoto trouva cela mauvais et entreprit une guerre contre Akagni qu’il força à se retirer dans son temple d’Akagni-Yama.

Apprenant un jour que Akagni avait réuni des partisans et s’apprêtait à reprendre les armes, Oohiroumé-moutchi-no-mikoto saisit une des flèches qui ornait son sanctuaire et la lança dans la direction du sud. La flèche alla se planter dans la porte même de la chapelle d’Akagni, ce qui le dégoûta de toute espèce de tentative guerrière.

Tous les ans le miracle se renouvelle. On fait une grande procession et l’on monte au temple du dieu vainqueur ; là, le grand prêtre shintoïste lance une flèche qui va se ficher dans la porte du temple d’Akagni, à trente lieues de distance.

Les habitants d’Akagni retirent la flèche et en profitent pour faire des gâteaux et se réjouir en l’honneur des dieux toujours présents.

Ce qui prouve bien que c’est en cet endroit qu’eut lieu la guerre entre les dieux, c’est que, à Sënjoo-ga-hara, endroit situé au sud de Nikko, on trouve des quantités d’armes en pierre dont se servaient les dieux, et particulièrement des pointes de flèches en silex finement travaillées.

Parmi les nombreux prodiges dont le pays de Nikko a gardé le souvenir on peut citer l’aventure qui s’est passée dans une petite vallée située au nord-ouest, appelée Somen-dani, la vallée du macaroni et voici pourquoi.

Un des trente-six anachorètes qui habitent constamment le pays, depuis la fondation que fit Kooboo-Daïshi de trente-six ermitages, reçut un jour la visite d’un prêtre qui lui déclara avoir grand’faim et lui demanda quelque chose à manger.

L’anachorète venait justement de recevoir la provision de macaroni qui devait le nourrir pendant six mois. Rapidement, il en prépara un fort plat qu’il servit au prêtre.

Celui-ci l’avala consciencieusement, mais assura, quand il eut fini, qu’il avait encore faim.

Étonné de tant d’appétit, l’anachorète prépara un second plat qui fut englouti comme le premier, sans arriver à rassasier le prêtre famélique.

Mettant en pratique la charité bouddhique, le malheureux solitaire passa toute sa journée à préparer des plats de macaroni que le prêtre mangeait aussitôt.

À huit heures du soir, la provision était épuisée et le voyageur avait encore faim. Pourtant il fut bien forcé d’arrêter là sa gloutonnerie et il se retira en remerciant beaucoup l’anachorète de sa grande complaisance.

Ce dernier fort intrigué se mit à suivre son hôte et le vit entrer dans une chapelle où l’on adorait une statue en pierre de Jiso, le dieu qui sauve les âmes. Il entra aussi dans le sanctuaire et n’y trouva personne. La statue était à sa place habituelle, représentant selon l’usage le dieu couvert du vêtement de prêtre bouddhique, et le solitaire en conclut qu’il avait eu pour visiteur le Jiso de pierre qu’un violent appétit avait attiré chez lui.

Mais qu’était devenue cette énorme quantité de macaroni absorbée par le dieu ?

En s’en retournant notre saint homme eut l’explication du phénomène, car il trouva le chemin semé de paquets de macaroni pétrifié dont la vallée est encore pleine à l’heure qu’il est.

Cette anecdote veut-elle dire que Jiso, le dieu auquel on fait le plus d’offrandes, est toujours insatiable, ou veut-elle simplement expliquer la formation de ces pierres vermiculées qu’on rencontre dans les chemins de Nikko ?

Quoi qu’il en soit, on peut voir que, même au point de vue scientifique, les histoires religieuses de ce pays ne sont pas à dédaigner.

La légende de la flèche d’Oohiroumé-moutchi-no-mikoto nous indique une importante station préhistorique et le miracle du Jiso glouton détermine une curieuse formation géologique.