Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 8

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G. Charpentier (Vol. IIp. 51-54).


VIII

HISTOIRE DE LA BELLE PÂTISSIÈRE


travers les grands arbres, la vue s’étend sur la ville entière qui apparaît comme un océan de toits noirs avec des îles boisées formées par les collines sacrées où sont les principaux temples.

À nos pieds, dans la plaine, est un petit lac couvert de grands lotus, dont chaque fleur ressemble, à distance, à une tasse de thé en faïence rose.

Sur une petite île toute ronde, est placé un temple de Benten, la déesse protectrice des amours, une des sept divinités qui portent bonheur.

Sur le bord du lac, une maisonnette, noyée dans un jardin fleuri, a été le théâtre d’une histoire intéressante, que je m’en vais vous dire.

La maisonnette était habitée, autrefois, par deux jeunes époux, d’une assez bonne famille bourgeoise, mais sur lesquels les parents avaient jeté le terrible kandoo. C’est la malédiction paternelle dans toute sa rigueur avec expulsion de la maison, retrait d’héritage, etc.

Le couple maudit vint se réfugier au bord de l’étang sacré et se mit sous la protection bienveillante de Benten. Le mari savait faire les sempés, petits gâteaux fort délicats, et il s’improvisa pâtissier pour gagner sa vie.

Mais l’affreux kandoo pesait toujours sur les malheureux époux dont l’union restait stérile. Et pourtant, tous les jours, ils allaient au petit temple du lac déposer une offrande de sempés et faire leurs prières.

Enfin, à force de supplications, la déesse se laissa toucher, et la jeune femme devint mère d’une charmante petite fille.

L’enfant grandit peu à peu et atteignit une beauté surhumaine.

C’était plus que la grâce, c’était un charme indéfinissable, étrange, un de ces types nobles et séduisants, qui effraient et attirent, qui dominent et passionnent, créatures fatales qu’on adore à genoux et dont l’amour fait mourir.

À ces attraits du corps, la jeune fille joignait un caractère parfait et une intelligence des plus vives.

Inutile de dire que, sous prétexte d’acheter des gâteaux, tous les jeunes gens d’Yeddo encombraient la modeste boutique de la belle pâtissière. Les rues de la ville retentissaient d’une chanson qu’on avait faite pour elle.


Assise, c’est la pivoine herbacée ;
Debout, c’est la pivoine en arbre ;
Quand elle marche, c’est le lotus.


La vertu de la jeune fille paraissait beaucoup souffrir de tous ces empressements : aussi demandait-elle souvent à ses parents de la dispenser de figurer au magasin.

Jamais on ne mangea tant de sempés dans la capitale des Shiogouns.

Sous toutes sortes de prétextes, les jeunes amoureux accouraient à Ouéno, et se ruinaient en pâtisseries. Quelques-uns arrivaient couverts d’habits somptueux, d’autres s’enfarinaient comme des femmes et mettaient du rouge, de plus adroits faisaient les beaux esprits ; mais les uns et les autres n’obtenaient d’autres faveurs que de recevoir des mains de la belle un élégant paquet de gâteaux qu’ils emportaient en chantant.


Je n’ai pas respiré l’odeur
De la fleur du prunier,
Mais j’ai vu la fleur.


Peu à peu la jeune fille devint morose et attristée au milieu de toutes les joies qu’elle faisait naître. Au lieu de répondre avec enjouement aux joyeux propos de ses adorateurs, elle se renferma dans la mélancolie et le silence. Elle recherchait la solitude et fuyait même ses parents. Elle s’accroupissait dans quelque coin sombre et y restait pensive des heures entières.

Les maisons japonaises ont dans la partie la plus reculée un salon de réception où d’ordinaire les habitants ne se tiennent pas, et que l’on réserve pour les visiteurs ou les étrangers.

La maisonnette de Ouéno avait une petite chambre pour cet usage, et c’était presque toujours là qu’on trouvait la jeune pâtissière en quête de solitude. Les yeux attachés sur les fleurs de l’étang, elle paraissait abîmée en une secrète contemplation.

Ses parents étaient fort contrariés de cette tendance d’esprit, et ils pensèrent que la tristesse de leur fille venait de quelque chagrin d’amour. Il était impossible que, parmi les beaux et gais jeunes gens qui venaient assidûment faire emplette de gâteaux, il ne s’en fût pas trouvé un qui eût fait battre le cœur de la jeune fille.

Mais ils pensèrent que, sans doute, son choix s’était porté sur quelque garçon indigne ou sur quelque fils de grande famille, et que la tristesse de leur enfant bien-aimée venait de ce qu’elle s’était laissé dominer par un amour sans espérance.

Or les pauvres parents avaient eux-mêmes passé par ces épreuves, ils avaient tout sacrifié pour s’unir, et ils se promirent bien de surmonter toutes les difficultés pour faire le bonheur de la jeune fille.

Il fut convenu que la mère se chargerait d’obtenir des aveux de sa fille et de débrouiller tout ce mystère.

Elle prit donc à part la belle pâtissière.

— Tu sais, lui dit-elle, combien nous t’aimons. Tu es notre joie et notre richesse, tu es notre ange domestique, et c’est à toi que nous devons la sainteté de notre maison, car une déesse est intervenue pour te faire naître. Tu dois à nous, tu dois à la divine Benten de ne pas marcher dans la voie des chagrins. Un mystère t’attriste et t’affaiblit, ce mystère, nous l’avons deviné : tu aimes !

Puis elle sollicita ses confidences ; elle expliqua à sa fille qu’elle subissait la loi commune et qu’elle trouverait chez ses parents l’indulgence la plus grande.

La belle pâtissière qui avait d’abord écouté, les yeux baissés et la tête penchée, se mit à fondre en larmes, certifia qu’elle avait horreur de l’amour et, se levant d’un air choqué, quitta brusquement la chambre.

La bonne mère fut assez désappointée et prit le parti de surprendre un secret qu’on ne voulait pas lui livrer.

Une nuit, elle crut entendre du bruit. Elle se leva et vit sa fille qui disparaissait par la porte de la petite cour.

Elle n’eut rien de plus pressé que d’avertir son mari et tous deux furent d’accord que, la nuit suivante, ils se tiendraient en embuscade et suivraient leur fille qui, sans doute, allait toutes les nuits à quelque rendez-vous d’amour.