Propos d’un combattant - La guerre en Macédoine
En deux précédens articles [1] je me suis efforcé de décrire la physionomie de la « guerre mondiale » sur le front occidental. Des écrivains spécialistes, aussi éminens que nombreux, affirment que les traits principaux en sont désormais fixés. Martèlement intensif des fronts, ruée de l’infanterie au delà des tranchées nivelées sont les deux termes d’une sorte de binôme de Newton qui a pour limite « la certitude mathématique de la Victoire. » J’y consens. Je n’ai pas qualité pour prétendre que les formules n’ont qu’un temps à la guerre ; que Bellone aime les nouveautés et que, pendant les époques les plus célèbres de l’histoire militaire, les grands capitaines furent précisément ceux qui cessèrent les premiers d’appliquer des formules devenues désuètes. Je suis un trop obscur combattant perdu dans la foule des combattans pour oser prédire la victoire à celui de nos généraux qui, lui aussi, sortira le premier des sentiers battus et révolutionnera le premier la tactique ou la stratégie actuelles par une de ces attaques dont l’adversaire ne peut se préserver avec une parade et une riposte connues. Peut-être aussi n’aura-t-il qu’à développer à fond la maxime du général Pétain : « L’artillerie conquiert, l’infanterie submerge. » C’est que les canons rangés côte à côte, les munitions accumulées en montagnes devant la formidable barrière des fronts défensifs, ne suffisent pas à la renverser. Canons et munitions sont des accessoires ou des aides indispensables, mais le principal ouvrier sera toujours le fantassin. Dans son emploi selon des procédés inédits se trouve le secret des victoires décisives, et le sort des prochaines campagnes dépendra de l’endurance des gens de pied plus encore que de l’ardeur des cavaliers ou de la robustesse des tanks. Certes, les partisans de la théorie des pesées latérales et successives n’ont que dédain pour les admirateurs rétrogrades des maximes napoléoniennes et pour les rêveurs qui cherchent leur adaptation au temps présent ; mais les uns et les autres finissent par tomber d’accord pour voir dans la « guerre de mouvement » la conclusion logique et désirable de la rupture du front occidental.
Or, cette « guerre de mouvement, » où pouvait-on mieux qu’en Orient lui demander la fin de la guerre ? Dans les pays balkaniques tourmentés, où les chemins de fer rares et les routes mauvaises rendent difficiles les gros rassemblemens de troupes et les énormes transports de matériel, les forces ennemies. ne pouvaient être, croyait-on, protégées par les vastes réseaux barbelés, ni rendues invulnérables par les abris à l’épreuve, ni pourvues de tous les engins perfectionnés qui rendent indispensable une préparation longue et coûteuse où la méthode, la minutie et la richesse du praticien militaire sont plus efficaces que la variété des combinaisons de l’artiste guerrier. A travers les montagnes, au long des vallées, par les défilés et les cols, les stratèges des bureaux de rédaction et d’ailleurs, coupaient, tournaient, enveloppaient : les armées bulgares étaient contraintes à capituler ; entre les Austro-Allemands et leurs alliés de Sofia et de Constantinople on faisait glisser nos forces déchaînées, et l’on acculait Berlin et Vienne à la famine par l’occupation des greniers de Hongrie. Il y eut ainsi, en Occident, pendant plusieurs mois, une foule de Pyrrhus qui trouvaient pour écouter leurs plans de campagne une foule plus considérable encore de complaisans Cinéas. Après avoir été longtemps considérée comme une cousine pauvre, l’armée d’Orient semblait promise au rôle brillant d’ « aile marchante » du front européen.
« Ah ! vous partez pour Salonique ! vous avez de la chance, car vous arriverez à point pour faire la guerre de mouvement ! » disaient volontiers au nouvel élu, avec un soupir d’envie, ceux que leur grandeur ou leurs fonctions retenaient en France. Mais, quelques pas plus loin, il rencontrait un rescapé des Dardanelles. « Comment ! vous allez là-bas ? Je vous plains ; Salonique ou Sedul Bahr, ça n’a pas dû changer ! » Entre ces opinions contradictoires, après une longue période de marches et de combats, on parvient à placer convenablement la vérité.
La traversée sur un navire bondé de troupes n’a rien de séduisant. Les besoins du corps expéditionnaire sont si nombreux et si pressans que la flotte commerciale qui sert à le ravitailler sillonne sans repos la Méditerranée. A tenir constamment la mer, à ne s’arrêter que pour s’emplir et se vider de régimens et de batteries, de mulets et de chevaux, de provisions et de munitions, d’effets et de matériel, les beaux vapeurs de nos compagnies de navigation, les élégans et rapides courriers d’Amérique, d’Afrique et d’Extrême-Orient sont vite devenus des « rafiots » sales et nauséabonds. Nul passage en cale sèche n’a permis de nettoyer les peintures, de désinfecter les entreponts, de dégorger les tuyauteries. Nimbés de miasmes, on vogue vers les rivages de l’Hellade, et les souvenirs de l’Odyssée affluent. Les courbes astucieuses du bateau qui semble chercher sans la trouver, en déjouant les embûches des sous-marins, sa route vers le port évoquent la galère errante d’Ulysse ; en supputant dans le carré des officiers les contingens que les nations de l’Entente expédient vers Salonique, on pense à une ligue achéenne dont le général Sarrail serait l’Agamemnon : « Croyez-vous que les Bulgares occupent déjà Troie ? » demande un sous-lieutenant à titre temporaire qui met volontiers au compte d’une amnésie passagère les graves lacunes permanentes de son instruction générale. — « Je ne le pense pas, mon cher camarade, car ils doivent trouver plus avantageuse une offensive sur Ostrovo. » Ainsi les discussions rebondissent de l’antiquité classique aux événemens contemporains. Des juges sévères blâment avec amertume le génie amplificateur des Hellènes qui sut transformer une misérable querelle de chefs de village en obsession pour d’innombrables générations d’écoliers, comme il maquille aujourd’hui en redoutables manigances les tergiversations apeurées du roi Constantin. L’aspect désolé du Péloponèse et des îles, les exercices d’alerte en cas de torpillage, les longues heures passées en compagnie préventive des ceintures de liège, la recherche anxieuse des périscopes sur les flots qui brillent comme un métal en fusion, les relens d’écuries, de latrines et d’eaux grasses qui vicient l’air jusque dans les cabines les mieux closes, achèvent d’exaspérer les rancunes de potaches, les déceptions de touristes, les regrets de gens de guerre transportés loin de la patrie envahie. Mais la résignation et l’indulgence rendent bientôt la sérénité aux âmes, quand l’inoubliable décor de la baie de Salonique apparaît au loin dans la brume légère, se précise en se rapprochant, et se fixe enfin devant les yeux éblouis.
Salonique ! De la ville, rien à noter après les brillans écrivains qui, dans cette Revue même, ont décrit son exotisme frelaté : c’est un Port-Saïd mal tenu, un Casablanca devenu grande ville, où se perçoit aussitôt l’impression du déjà vu. Le personnel combattant que la France expédie sur le front macédonien doit s’en tenir à cette impression superficielle, car il n’a pas le loisir de pénétrer dans les mystères psychologiques, topographiques et historiques de la vieille cité qu’évangélisa saint Paul. C’est au camp de Zeitenlik, à quelques kilomètres de la ville, que les régimens vont s’organiser en quelques jours et s’adapter aux exigences, nouvelles pour eux, de la guerre en montagne et de la guerre de mouvement. Ils doivent laisser les impedimenta divers que les chefs de corps croyaient pouvoir utiliser en Orient et que, grâce à l’imprécision des circulaires, on avait adroitement amenés de France au prix d’habiles subterfuges et d’astucieuses discussions. Voitures médicales, caisses encombrantes d’archives et de matériel, véhicules bizarres en marge de la dotation réglementaire et glanés un peu partout dans les cantonnemens de Lorraine, de Champagne et de Picardie : « Non, non ! vous ne pouvez conserver tout ce bazar ! Pendant l’hiver, les routes de la plaine sont impraticables et, en toute saison, les pistes de la montagne ne sont accessibles qu’aux mulets. Versez, versez tout votre matériel à l’artillerie et restez-en aux moyens de transport qu’on va vous donner. »
Il faut s’exécuter, non sans regrets. J’ai cependant vu, défraîchi, mais encore fringant, dans les lacs de boue qui environnent Monastir, un omnibus à glaces qu’un régiment colonial avait réquisitionné pendant la mobilisation pour en faire sa voiture médicale et que, malgré toutes les invites intéressées, il ne voulut pas abandonner à Zeitenlik : « Laissez-le-nous, disaient d’un air engageant les officiers du dépôt. On l’entretiendra bien et vous le trouverez embelli à votre retour. — Vous êtes trop aimables, mais cet omnibus est notre mascotte, avait déclaré le médecin-chef. Il nous a suivis au Grand-Couronné, au Bois-le-Prêtre, à Massiges et sur la Somme. Il va rouler en Serbie et nous le ramènerons à Lyon. » Cependant, il est sage d’obéir aux règlemens et de sacrifier le confortable relatif des voitures européennes aux incommodités nécessaires du, transport par mulets.
Toucher des mulets ! Jamais un acte aussi simple n’a été rendu plus affolant par l’esprit inventif, mais désorganisateur, de M. Lebureau. Après des marches et des contremarches d’approche, d’innombrables coups de tampon sur des états et des bordereaux, des perceptions préliminaires dans les magasins de l’Intendance, du Génie et de l’Artillerie, la longue théorie des conducteurs improvisés va prendre livraison, au service de la Remonte, des cinq cents à six cents mulets qui transporteront les bagages du régiment.
Pauvres muletiers ! Les vétérans de la guerre avaient frissonné d’une joie sans mélange en écoutant la lecture de la décision qui réservait ces nouveaux emplois aux soldats « des vieilles classes, dignes d’intérêt, » aptes à conduire des animaux. C’était, pensaient-ils, la fin assurée des émotions de la bataille, la promesse de revoir les siens et le village, la douce existence des « employés exempts de sac » rêvée par ceux dont l’ambition est de vivre en marge des camarades qui ne savent pas « se débrouiller. » Les gaillards « ayant conduit des chevaux, » pères de plusieurs enfans, frères de soldats tués à la guerre, combattans (c au front depuis le début » comme il se proclamaient avec orgueil, rescapés de toutes les mêlées du front français, avaient cru l’occasion propice et, par centaines, s’étaient affirmés muletiers idoines. L’âme légère et les bras ballans, guidés par un maréchal des logis narquois, ils avaient vu soudain leurs espérances s’évanouir dans la crainte et les regrets. Ils s’étaient trouvés en présence d’une manada de mulets indomptés, hargneux, vicieux et rusés. Mulets des pampas d’Argentine qui considéraient chaque homme comme un gaucho redoutable et brutal ; mulets d’Algérie et d’Abyssinie rompus à tous les coups et à toutes les privations ; biques indigènes aux côtes saillantes ; mastodontes du Poitou qu’un stage à l’Artillerie de montagne avait transformés en épaves, la vue d’un licol ou d’un bât les secouait d’une fureur affolée. Par des fuites éperdues, par des ruades et par des morsures, la plupart essayaient de se soustraire à de nouvelles relations avec l’humanité. D’autres opposaient la force d’inertie, refusaient de se mouvoir ou se couchaient obstinément ; d’autres enfin manifestaient pour la visite obligatoire aux maréchaux ferrans une répugnance invincible. Les candidats évincés remerciaient le destin qui leur fut contraire ; ils contemplaient, railleurs, les péripéties de luttes fertiles en incidens et qui n’étaient pas sans aléas. Ils n’épargnaient pas les quolibets à leurs infortunés camarades qui maudissaient en eux-mêmes le jour où s’était révélée leur vocation de muletiers. Le terrain de la promenade quotidienne semblait être aussi dangereux que les tranchées de la Somme, et l’entraînement des animaux de bât aussi meurtrier qu’un assaut. Mais la sagesse du vieil adage « plus fait douceur que violence » est manifeste tôt ou tard. L’aménité, le pansage méticuleux, les tapes amicales et les croûtes de pain donnent enfin leurs résultats habituels. Le sourire change de camp et les muletiers connaissent enfin la joie d’être au nombre de ces » employés » qui vivent près des cuisines et collectionnent les nouvelles loin du tumulte des combats. Ils ont oublié la fragilité des bonheurs terrestres. Ils ne savent ce que leur réserve l’hiver macédonien, et combien enviable leur paraîtra la boue stable des tranchées quand, en apportant les vivres aux premières lignes, ils erreront la nuit dans les marécages sans repères et sans fin où s’abattra leur mulet fourbu.
Quoique le troc de véhicules bien roulans contre de capricieux animaux de bât soit l’opération essentielle qui transforme un régiment d’infanterie ordinaire en régiment du « type alpin, » fortement altéré d’ailleurs par les vêtemens de toile khaki elles casques coloniaux qui sont indispensables même en septembre dans ce pays à contrastes violens, les nouveaux débarqués n’ont pas encore accompli tous les rites de l’initiation à la guerre orientale. Ils doivent franchir avant leur départ le degré supérieur et passer par les mains expertes des médecins. Ils ont beau affirmer qu’ils subirent déjà mainte fois en France les effets de tous les vaccins préventifs. Le choléra, la tvphoïde ont fait trop de victimes pour que de nouvelles piqûres ne soient pas jugées plus rassurantes. Volontiers, les officiers qui ont des lettres crieraient-ils aux augures du corps de Santé : « Des coups d’épée, messieurs, des coups d’épée, mais pas de coups d’aiguilles ! » En général, moins saturés de réminiscences littéraires, les soldats se contentent d’exhaler leur étonnement par des doléances plus vulgaires : « Mais que leur ai-je donc fait ? Voilà huit fois qu’ils me piquent ! c’est-il que leurs drogues ne valent rien ? Alors, pourquoi recommencer ? — T’en fais pas, mon vieux ! Il faut que nous laissions notre peau à la guerre. Les médecins ont juré de nous avoir, soit par le bistouri, soit par la seringue ! » Tel qui sortit le premier d’une tranchée de départ malgré un violent tir de barrage, frissonne devant l’aiguille fine ; tel autre qui supporta sans chloroforme quelque douloureuse intervention chirurgicale, défaille presque à la vue de la gouttelette de sang vite effacée par le tampon d’ouate ; le vieux colonial saturé de quinine s’effare à la pensée de la petite fièvre que lui donnera le vaccin. Les ruses les plus astucieuses sont essayées pour « couper » à la cérémonie que préside le médecin-chef. Mais les commandans de compagnie, qui ont donné l’exemple du respect des règlemens, veillent à ce qu’il soit imité. Ils sauront bien envoyer à la a séance des retardataires » les subordonnés malins qui ont trouvé un prétexte plausible pour s’esquiver.
Les temps sont bien changés depuis l’époque déjà lointaine où les polémiques du docteur Vincent et du professeur Chantemesse laissaient perplexes les grands chefs du Service de santé. Alors, dans le doute, on laissait les militaires libres de leur choix. N’étaient vaccinés, après d’innombrables réserves, que ceux qui daignaient y consentir. Je me souviens d’une circulaire qu’il fallait commenter, au Maroc, en révélant à la troupe les avantages et les inconvéniens du vaccin préventif. Selon le degré de pression exercé par le chef, il y avait peu. ou beaucoup de volontaires pour l’essai d’un sérum discuté : « Je regrette presque, disait un soldat après un de ces appels sans chaleur qu’on faisait à leur instinct de la conservation, je regrette presque de n’avoir pas donné mon nom. — Bah ! répondit un camarade, si c’était si fameux qu’on le dit, on ne nous demanderait pas notre avis. » Maintenant, les diverses vaccinations sont à peu près adoptées par les mœurs militaires. Chacun les accepte comme un de ces devoirs professionnels auxquels on ne peut se soustraire, et les sceptiques s’en consolent selon la formule : « Si ça ne fait pas de bien, ça ne peut pas faire de mal. »
Quelque absorbans que soient les actes divers qui transforment dans une semaine un régiment venu de France, alourdi par la guerre de position, en troupe prête aux randonnées à travers l’Orient, ils laissent pourtant quelque place à la flânerie. Les guerriers que ne rebutent pas l’éloignement et la vulgarité des plaisirs saloniciens s’échappent vers la ville dont les minarets seuls émergent des nuages de poussière soulevés par les charrois ; les autres, chassés de leurs petites tentes par la chaleur du soir et les mouches harcelantes, errent dans le voisinage du camp et s’extasient devant les spectacles offerts gratuitement à leur ignorance de ruraux déracinés. Ils admirent l’allure et la jeunesse des troupes serbes qui reviennent d’une longue marche ou d’une manœuvre aux environs. Ils regardent, comparent et discutent jusqu’à ce que les sons assourdis d’une symphonie aigrelette les attirent vers des parages voisins. Ils se glissent entre les files de carrioles que conduisent des auxiliaires hindous, et vont faire cercle autour de la musique rudimentaire d’un régiment britannique venu du monde austral. Ils observent en se gaussant les grâces martiales du joueur de grosse caisse qui jongle avec ses mailloches, tandis que les fifres lui font cortège sur l’étroit espace où l’orchestre déambule rythmiquement comme des fauves en cage. Un bruit lointain de chants ne tarde pas à solliciter ailleurs leur curiosité. Ils s’orientent, et des appels rageurs de claksons les dispersent en vitesse dans les fossés du chemin : ce sont des automobiles italiens qui rentrent au camp de la division récemment débarquée. ils admirent au passage la belle ordonnance des tentes, l’aspect cossu des troupes tout de neuf équipées, le luxe enviable d’un matériel où tout semble combiné pour étonner les frères d’armes de l’Entente. Les voilà maintenant près du bivouac où ils aperçoivent les chœurs qui les intriguaient : ce sont les soldats serbes qui font revivre la patrie dans leurs mélodies au rythme grave et plaintif. Non loin de là, les Russes prient en commun sous les étoiles, et leur altitude révèle une impressionnante ferveur : « Sont-ils calotins, tout de même ! » gouaille un loustic vite rappelé par ses camarades au respect du culte professé par nos amis et alliés. ils s’ébaudissent maintenant au spectacle des « loyalistes » qui n’ont pas voulu rompre leur serment de fidélité au roi Constantin, et qui sont parqués sous la surveillance nonchalante des volontaires macédoniens. Ils terminent leur voyage en Europe par une excursion en pays exotique. Au petit dépôt colonial, ils coudoient des tirailleurs sénégalais fraternisant avec les Annamites et les Malgaches des bataillons d’étapes qui ont construit en quelques semaines des bâtimens commodes et peu coûteux, bien préférables aux classiques marabouts des Européens.
Tous ces peuples, toutes ces races assemblées sur ce coin de terre grecque ne seraient pas des attractions pour les « marsouins » et les « bigors » d’avant la guerre ; mais il en reste si peu aujourd’hui dans les régimens dits « coloniaux » qu’un étonnement admiratif oppresse les paysans d’Auvergne et de Dauphiné, les pêcheurs bretons et les montagnards pyrénéens, à qui l’ancre de leur casque confère en principe le privilège d’avoir tout vu. Silencieux, ils reviennent vers leurs tentes en songeant confusément à toutes ces humanités obscures et paisibles, venues de si loin, que les navires, les railways déversent sans répit dans la vieille Europe où des ouragans apocalyptiques de fer et de feu les transforment en bouillie sanglante, parce qu’un souverain entraîné par la folie collective des grandeurs de son peuple s’est cru le chef d’une nation élue : « C’est plus fort qu’au temps de Napoléon ! constate soudain quelqu’un qui traduit à haute voix le sentiment commun. Si Guillaume a voulu secouer le monde, on peut dire qu’il a réussi. — Oui, mais en attendant, qu’est-ce qu’ils vont prendre, les Bulgares ? » répond un camarade qui ne perd pas le sentiment des prochaines réalités.
Oui, qu’est-ce qu’ils vont prendre ? Cette pensée hante toutes les cervelles dans le régiment qui avance avec lenteur sur la grande route de Florina. Jusqu’à la veille du départ, la curiosité de chacun s’était appliquée à la recherche des hypothèses d’itinéraires et de manœuvres qui prenaient Belgrade ou Sofia pour objectif immédiat. On s’était attendu à courir vers le Nord, et l’on se traînait péniblement vers l’Ouest. Déshabitués des longues étapes, ployant sous le faix du sac volumineux que la chaleur fait paraître plus lourd, les soldats « blancs » s’égrèneraient volontiers dans les fossés herbeux, ou grimperaient subrepticement dans les auto-camions qui les dépassent en soulevant des trombes de poussière, si l’amour-propre ne galvanisait pas leurs jarrets cotonneux : « Vous n’allez pas caner devant les noirs ! » grommellent les gradés quand les défaillances apparaissent manifestes dans le régiment mixte où, depuis la Somme, les Sénégalais ne s’étonnent plus de rien.
Pourtant, les nouveautés ne manquent pas sur cette route poussiéreuse. Ce sont d’abord les parcs, les magasins, les entrepôts de l’armée anglaise, où nos alliés montrent qu’ils savent, eux, voir et prévoir grand. Pendant des kilomètres, on longe des amas de caisses, des balles de fourrages, des montagnes de matériel pour la guerre de tranchées, les écuries et les ateliers de réparations, les cuisines roulantes et voitures de rechange. Des indigènes innombrables et payés s’y livrent avec zèle aux simulacres de travaux qui sont réservés chez nous aux combattans. On dépasse cette ville de planches, de tôle, de toile, de carton bitumé. C’est maintenant la plaine morne, sans arbres, où de pauvres villages de chaume et de pisé s’étalent, dominés par la tour trapue de l’église grecque ou la flèche gracile du minaret. Des troupeaux paissent l’herbe rare en cette fin d’automne, pataugent dans des mares, et sont gardés par des enfans vêtus de haillons aux couleurs voyantes. Sur la route copieusement empierrée, mais où la circulation intense a creusé des ornières profondes comme des sillons, les autos, les charrois de l’artillerie, les grinçans véhicules indigènes traînés par des bœufs se suivent, se croisent, se dépassent. Les hurlemens des troupes, les jurons des conducteurs européens, les imprécations des paysans se mêlent aux lazzi, aux apostrophes coléreuses des fantassins exclus du macadam et confinés sur la bordure raboteuse des fossés.
Parallèle à la voie romaine que le cours des siècles et les fluctuations de la politique ont transformée en route royale grecque, le chemin de fer de Monastir s’allonge et lance vers le Nord la ligne divergente de Nisch : « En voiture pour Paris ! » s’exclament les savans en franchissant le passage à niveau gardé par un gendarme. Autour d’eux on s’inquiète, et des regards soudain voilés de mélancolie ou brillans d’espérance suivent un instant les rails rouilles. Plus que la mer qu’on devine derrière la buée lointaine, ces rubans d’acier émeuvent nos terriens, car ils apparaissent comme le lion tangible qui rattache leur exil au village natal : « Hé ! hé ! c’est peut-être bien par là qu’on rentrera chez nous ! » Cette hypothèse qui se propage prestement dans les rangs donne aux idées un autre cours. A perte d’haleine on discute aussitôt les mérites comparés des retours par la voie ferrée ou par la mer fertile en périls. Mais il suffit d’un train qui siffle, crachote et s’éloigne péniblement vers l’Ouest pour mettre d’accord tous les bavards, dans un unisson de réflexions hargneuses : « Pourquoi nous font-Ils [2] « marcher la route » quand on pourrait arriver plus vite et sans fatigue dans des wagons ? » Certes, le reproche ne manque pas de logique apparente. Mais, braves gens, si vous descendiez de voiture près du terrain des prochains combats, vous ne supporteriez pas quelques journées de campagne. Vos jambes vous trahiraient, vous ne sauriez vivre la vie des bivouacs où l’ingéniosité seule, fille de l’habitude, vous donnera toujours le nécessaire et parfois le superflu. C’est donc avec sagesse qu’ils vous font subir l’entraînement préparatoire qui apparaît comme une brimade à votre raison de guerriers consciens. Vous ne trouverez pas en Macédoine, comme en France, des villages pour vous reposer, des mercantis pour vous gruger ; mais quelques étapes sur les plaines désertes que les novices affirment être dépourvues de ressources vous apprendront comment on s’y procure de la paille pour dormir, du bois pour les cuisines, des lièvres, des perdrix et des choux pour les marmites. Vous deviendrez experts aux brusques départs en pleine nuit, aux marches avec la boussole lumineuse ou les étoiles pour guides ; vos jarrets détendus par les longues factions dans les tranchées françaises se durciront ; vos épaules et vos poitrines meurtries aujourd’hui par les sacs et les musettes s’élargiront. Quelques jours de cette existence nomade changeront la troupe ankylosée, que vous êtes, en régiment alerte, résistant et débrouillard. Allez à pied, vous verrez mieux le pays décrit par les guides Joanne et par les touristes qui se sont élancés jusqu’à Florina, derrière nos amis serbes et la petite armée du général Cordonnier.
Car l’échec de la manœuvre bulgare est complet. Après quelques succès qui amenèrent les avant-gardes ennemies jusqu’aux environs du lac d’Ostrovo et firent croire au classique débordement de notre aile gauche, avec pour conséquence un appel persuasif au roi Constantin, le choc en retour avait refoulé l’assaillant sur les pentes du Khaïmakalan devenu le théâtre de combats furieux, et nous avait rendu Florina. Mais, en réalité, les opinions ne sont pas unanimes sur le sort de cette petite ville grecque, et sur la nationalité des maîtres du Khaïmakalan. On comprend alors les hésitations de l’Histoire à fixer son verdict sur des faits engloutis dans le passé, puisque les témoins vivans d’épisodes visibles ne peuvent mettre d’accord leurs souvenirs et leurs jugemens. Commandans de gîtes d’étapes, automobilistes qui « en reviennent, » gendarmes et cavaliers qu’on interroge au passage, affirment, tour à tour, avec autorité, les nouvelles les plus contradictoires. Où est la vérité dans le chaos de ces informations vécues et vues qui placent les Serbes victorieux ou vaincus sur l’un ou l’autre versant des montagnes, qui mettent nos communications à la merci des comitadjis hellènes ou albanais, qui lancent les Bulgares en désordre jusque sous les murs de Monastir, ou qui les accrochent sur les hauteurs d’où leurs fusils rendent inhabitables pour nos troupes les confortables maisons de Florina ? Qui écouter, et qui croire ?
Dans le doute on préfère adopter les espoirs optimistes, et l’on craint d’arriver trop tard. Mais, en examinant les cartes, on voit que Belgrade et Sofia sont loin et qu’on aura le temps d’intervenir. Et puisque deux années du front français nous ont familiarisés avec toutes les ruses, tous les préparatifs, tous les procédés de la guerre de positions, la nécessité parait impérieuse de donner de la cohésion au régiment disparate, d’accoutumer les cadres aux dispositifs, aux évolutions, aux stratagèmes un peu oubliés de la guerre de mouvement. La marche quotidienne, commencée avant l’aube et terminée avant la forte chaleur du matin, laisse assez de loisirs dans l’après-midi pour se préparer aux combats de rencontre ou de poursuite que l’on imagine prochains. Pendant une heure ou deux, d’après un thème conventionnel, chefs de section, commandans de compagnie, chefs de bataillon, dispersent leurs ouailles à travers les champs, les collines et les vallons. Rendus hargneux d’abord par cette furie de mouvement dont ils disaient qu’elle était au moins intempestive, les uns et les autres en admettaient bientôt la sagesse et l’opportunité. Le « groupe mixte » d’Européens et de Sénégalais prenait corps ; les gradés devenaient habiles dans l’emploi de leurs hommes selon les aptitudes et selon les circonstances. Ils comprenaient combien sont différentes la lutte en plein air où les plissemens imperceptibles du terrain, les fossés, les arbres, les haies sont des auxiliaires trop souvent méconnus, et la ruée brutale sur un sol nivelé, droit devant soi, du taureau qui fonce sur l’obstacle selon le schéma des attaques de tranchées. Ils apprenaient bien des choses qu’on n’avait pu leur enseigner pratiquement dans les secteurs même les plus agités. La variété des formations de marche leur était clairement expliquée par le souvenir encore frais des tirs fusans et percutans qu’ils avaient subis, des bandes de mitrailleuses qu’ils avaient reçues. Ils s’entraînaient à la gymnastique des montagnards, car on leur disait qu’ils forceraient la victoire sur les sommets neigeux qui fermaient au loin l’horizon ; mais cette victoire leur paraissait plus facilement accessible quand les vagues de collines et de hauts sommets se couronnaient de châtaigniers.
Les « pelons » mûrs qui tachaient de roux les sombres feuillages étaient l’appât offert à leurs convoitises puériles. Il leur faisait tout oublier : le réveil glacial sous la tente ruisselante de rosée, la sieste écourtée par la manœuvre fatigante, le vague à l’âme de l’exil, l’incertitude parfois angoissée du lendemain. Auvergnats et Bretons, Dauphinois et Pyrénéens, ils retrouvaient du souffle pour grimper allègrement jusqu’aux bois séculaires dont l’arôme leur rappelait les châtaigneraies natales qui avaient vu leur enfance de pastoureaux, leurs rudes besognes de jeunes hommes, leurs premiers rendez-vous d’amoureux. puissance des souvenirs ! Faisceaux formés et sacs à terre, à peine le contact était-il pris avec le sous-bois tapissé d’une mousse voilée çà et là par la guipure des feuilles mortes et des fruits tombés, que chacun se retrouvait sans effort chez lui. Après de brefs étonnemens causés par l’identité de sites que séparaient d’aussi vastes espaces, on s’éparpillait pour chercher les châtaignes qui brillaient dans leurs coques entr’ouvertes ; elles gonflaient bientôt les musettes, tandis que les mouchoirs soigneusement tenus aux quatre coins s’arrondissaient autour des champignons. Il y en avait beaucoup, des cèpes et des verdettes, des mousserons et des morilles, que l’humidité des nuits faisait éclore, et nos soldats les connaissaient bien. Jusqu’au crépuscule naissant on restait là, vautrés sur les fougères, affalés sur la mousse, engloutis dans la bruyère. Le tumulte de la route, ténue comme un fil gris, ne pénétrait pas sous la voûte épaisse du feuillage ; on ne pouvait se résoudre à quitter ces coins de France. Dieu ! que la Macédoine était loin !
Dans cette zone accidentée qui sert de piédestal aux grandes montagnes limitant à l’Ouest le bassin du Vardar, la physionomie des villages augmentait encore l’illusion. Mieux protégés par la nature que les misérables localités de la plaine contre les séculaires incursions des comitadjis de toute race, ils avaient l’air avenant des villages de chez nous. Les maisons blanches chapeautées de rouge par leur toits en tuiles, serties dans la végétation exubérante des jardins, dans les masses harmonieuses des noyers, des bouleaux, des peupliers et des chênes, les clochers carrés de leur basilique ornée de peintures fraîches et naïves comme des tableaux de primitifs, faisaient un violent contraste avec les cahutes grises des vallées, tapies autour de la maison à étages du riche Juif local, que la tradition turque toujours persistante vouait au bleu. Autant les rares habitans des bords de la Moglénica et du Vardar suaient la misère, le paludisme et la peur, autant les villageois des régions moyennes apparaissaient prospères, vigoureux et satisfaits. Aux vétérans du Tonkin leur allure confiante et fière, leurs costumes confortables ornés de broderies claires au petit point rappelaient les Hans de la frontière chinoise ; mais cette bonhomie campagnarde était souvent un masque éraillé sur des faces inquiétantes de pillards. La mise en coupe réglée des troupes stables, dépôts d’éclopés, bataillons d’étapes, relais de convois, parcs d’aviation, détachemens du génie, services des subsistances, devait leur paraître moins délectable que les incursions chez les timides voisins de la plaine où leurs razzias égalitaires dépouillaient tantôt les musulmans et tantôt les chrétiens. A quoi bon se perdre dans la recherche de leurs affinités ethnographiques ou religieuses, de leurs aspirations politiques ou sociales ? Il faut être diplomate en disponibilité, journaliste à court de copie, touriste ou militaire doué d’un enthousiasme naïf pour croire que ces honnêtes brigands se préoccupent du réveil des petites nationalités, qu’ils saluent avec joie la naissance d’une Macédoine indépendante, qu’ils préfèrent Venizélos au roi Constantin. Ils sont vaguement bulgarophobes et ils se soucient de tous ces problèmes comme de leur premier coup de fusil. Tout le reste n’est que littérature.
Parfois, cependant, une scène rapide, un paysage imprévu sollicitent les réflexions du genre shakspearien. Le présent, l’avenir, le passé se juxtaposent soudain par des rencontres qui étonnent même les soldats les plus ignorans. Dans les champs où florissaient jadis d’imposantes cités, près des ruines informes d’antiques capitales, des vestiges d’aqueduc amènent encore l’eau pure et fraîche détournée d’un vallon lointain. Elle tombe en cascades à travers les blocs de marbre d’un temple écroulé, rejaillit sur les débris de fûts corinthiens, étend un vernis de mousse sur les figures effacées d’une frise que sculpta peut-être un élève de Phidias, pour s’étaler dans des auges grossières, dans des troncs d’arbres creusés où viennent boire les troupeaux. Par centaines, les bœufs, les buffles, les moutons, se pressent autour de l’abreuvoir, sous la garde placide des enfans d’alentour. Des femmes venues de loin les écartent, remplissent leurs vases de terre rouge en forme d’amphores, et s’en vont doucement dans une harmonie de gestes et d’attitudes que les statuaires grecs ont fixée pour toujours. Elles rient, sans les comprendre, aux complimens égrillards des soldats blancs et des tirailleurs noirs qui s’échappent de la colonne, comme s’en échappaient les guerriers de la phalange ou de la légion, pour se désaltérer à cette fontaine. Du fond de l’Afrique, des contrées lointaines de l’Asie, des extrémités de l’Europe, les combattans de toute race et de toute couleur convergent aujourd’hui vers ce témoin des siècles engloutis ; ils frôlent ce chêne millénaire, rejeton vigoureux d’un arbre qui vit peut-être passer Alexandre ou César ; ils se confondent à ce carrefour des âges avec les descendans inconsciens des premiers fondateurs de notre patrimoine intellectuel. Antiquité vénérable, présent tumultueux, se projettent ainsi sur le même plan, rendent sensible l’éternité. Le temple écroulé n’est que le symbole des temps révolus ; l’eau qui le baigne est la vie qui persiste à travers tous les cataclysmes, les guerriers qui s’y abreuvent sont les peuples en marche vers un monde nouveau.
Mais les occasions de ratiociner sont de plus en plus rares quand on s’avance vers l’Ouest. Après Vodena, chère, dit-on, à Philippe de Macédoine, on se plonge dans une ambiance belliqueuse qu’attestent les soucis, la discrétion verbeuse, les yeux brillans des « poilus de l’arrière. » Les gestes d’une intense activité secouent la petite armée des travailleurs du Génie qui réparent au petit bonheur les ravages d’une route où les piétons sont considérés comme des intrus. Dans les ambulances, on se prépare à recevoir les convois de blessés que le fracas étouffé du canon annonce prochains ; les aéros tourbillonnent autour des hangars d’aviation. Tous les parcs d’artillerie desservis par les trains poussifs de la ligne interrompue à Eksissu essaiment des files interminables d’automobiles qui emportent les munitions vers les batteries du front ; petits et légers, ils se faufilent à travers tous les obstacles, dépassent comme en se jouant les caravanes des gros camions réservés à l’Intendance. Mais la réalité de l’état de guerre n’apparaît tangible qu’à Ostrovo. C’est là qu’affluent les nouvelles contradictoires et que l’on prend pour la première fois conscience des difficultés d’une campagne en pays macédonien.
La petite ville qui s’étage sur les collines chauves, le lac vaporeux qui la baigne, les cimes tourmentées qui limitent de toutes parts l’horizon et plongent en falaises dans l’eau bleuâtre, le minaret qui émerge de l’îlot désert, les troupes hétérogènes qui bivouaquent sur la plage où se mêlent les uniformes serbes, russes et français, solliciteraient le pinceau du paysagiste, la nonchalance du rêveur, la curiosité du reporter ; mais comment peindre, rêver ou comparer, quand les éclairs des « départs » et les geysers terreux des « arrivées » se perçoivent sur le sommet du Khaïmakalan ! L’air est si transparent et si léger que la cime disputée paraît toute proche et l’on s’étonne de ne pas entendre le tumulte du combat, de ne pas voir les obus tomber sur la ville où grouillent des militaires affairés. Elle est bien loin cependant et l’on ne peut faire que des conjectures sur le sort du combat furieux qui se livre là-haut. On va vers la gare où se concentrent les résultats d’une activité de fourmilière : « Les Serbes ont reperdu le Khaïmakalan, affirme un officier apparemment bien informé. — Mais non ! corrige un quidam qui arrive tout essoufflé : les Bulgares ont d’abord réussi leur contre-attaque, mais les Serbes ont tout repris. » Le long d’un train qui sommeille depuis plusieurs heures au bord du quai, — en Orient le temps n’a aucune valeur, même pour le ravitaillement, — des gens qui auraient mieux à faire pérorent, pointent leurs lorgnettes, interrompent leurs vaines investigations pour commenter les actes du roi Constantin ou les audaces de Vénizelos. Dans les bureaux ouverts à tout venant, de vagues scribes semblent danser le pas des écharpes en agitant sans grâce de polychromes papiers administratifs. Enfin, un remous secoue la foule. Des brancardiers se fraient passage : c’est un convoi de blessés qui arrive, où les Serbes verbeux, les Allemands et les Bulgares dolens sont confondus. Des prisonniers suivent, épuisés par la lutte sauvage qui dure depuis deux jours au corps à corps pour la possession du sommet convoité. On sait alors que nos alliés y ont fait preuve d’une magnifique bravoure et que, grâce à leur constance, ils commencent à progresser sur l’autre versant du Khaïmakalan. Aussitôt la foule se disperse. Les gens affairés oublient leurs affaires pour aller répandre promptement la bonne nouvelle. Ceux que leurs fonctions condamnent aux besognes sans gloire de l’arrière ne sont pas les moins empressés. C’est avec un farouche « on les aura » qu’ils terminent le récit partout complaisamment colporté d’une bataille dont ils furent les témoins par audition.
Réconfortées par cette espérance, les troupes continuaient, après une nuit fiévreuse, leur marche vers l’Ouest. Elles abandonnaient sur le bord du lac, avant le départ, les encombrantes inutilités qui surchargeaient depuis Salonique les cuisines roulantes et les animaux de bât. Les échappées de vue sur les lacets de la route qui monte vers Gornicevo avaient enfin raison de leur présomptueuse obstination. En vain les fourriers, les gradés aux équipages avaient-ils demandé la veille quelques motifs d’espoir aux conducteurs d’autos, aux notabilités de gîtes d’étapes. Les réponses négatives s’étaient stéréotypées dans un désolant accord. Il fallait donc se résoudre à s’alléger de nouveau pour atteindre sans trop de peine le col qui donne accès dans le bassin de la Cerna. Cette fois, par exception, le verdict de l’opinion publique rendait hommage à la vérité.
Les gradés qui stimulent les hommes, les hommes qui luttent contre les influences combinées de la route et du sac, les muletiers qui s’évertuent à maintenir sur leurs pattes des animaux décidés à se coucher, les conducteurs qui s’ingénient à corriger les lois de la pesanteur par des combinaisons de doubles et triples attelages, n’ont pas l’âme et l’esprit accessibles aux beautés de la nature. Et pourtant, quelle fête pour les yeux dans les paysages qui s’élargissent et s’étendent jusqu’aux limites méridionales du lac, dans les gorges où s’enfonce la route entre des rochers roussis, des bois frais, des versans caillouteux et dénudés ! Des monceaux de douilles d’obus dénoncent encore les emplacemens de l’artillerie qui arrêta l’avance bulgare ; des croix modestes protègent le dernier sommeil des combattans tombés dans les rencontres de reconnaissances et d’avant-postes. Mais le soleil qui s’élève, la chaleur qui se concentre sur la route blanche, la soif qui se fait ardente sont de piètres évocateurs d’esthétique et de rêverie pour le fantassin, La poussière s’en mêle, soulevée par les autos innombrables qui se suivent et se hâtent péniblement. Le dédain, la colère, l’envie se succèdent dans leurs sillages nuageux. Des : « Va donc, eh ! embusqué ! » rageurs ripostent aux meuglemens des trompes, aux rugissemens des claksons.
D’abord, les chauffeurs écoutent ces invectives avec le sourire, puis avec une hautaine indifférence ; mais bientôt l’ombre du remords ou de la pitié passe sur leurs physionomies railleuses ou méprisantes. Ils considèrent l’arrière-train de leur camion, le siège rembourré qu’ils occupent et qui offre à côté d’eux une place engageante, les soldats qui s’affalent fourbus dans les fossés ou qui se traînent à pas fléchissans et saccadés. Ils exaucent d’un signe les muettes prières et les convoitises de leurs ennemis : un coup de frein et le camion se fait hospitalier. Sur les marchepieds, les tonneaux, les caisses et les ballots, s’étagent des grappes de troupiers et de gradés qui achèvent sans fatigue la rude étape. La cordialité désormais définitive des relations entre l’automobiliste et le fantassin a son origine sur la rampe de Gornicevo. Plus clément ou plus psychologue que le gendarme, le chauffeur a su se faire pardonner.
Les conducteurs anglais des petites Ford que nos alliés britanniques mettent au service des troupes françaises dans le bassin de la Cerna ne comprenaient probablement pas les injures, mais ils devinaient le sens des curiosités qui se fixaient sur leurs véhicules. Ces autos, qui passaient légères et silencieuses, semblaient vides. Parfois un « khaki » sommeillait entre les ridelles, et on le soupçonnait d’être le convoyeur des victuailles que les popotes d’officiers riches et prodigues envoyaient acheter chaque matin sur les marchés de Salonique. Mais ce n’étaient pas des flacons variés, des caisses de conserves ou des paniers de légumes qui voyageaient ainsi à vive allure. Quand, d’un signe de tête qui précédait l’arrêt inespéré, le conducteur se montrait secourable, une appréhension vite réprimée arrêtait l’élan des deux ou trois fantassins fourbus qui se précipitaient pour prendre place. Ils apercevaient, en effet, couchés sur le plancher de la voiture, les cinq obus de 155. ou les trente obus de 75, qui s’en allaient ainsi portés vers les batteries du front. Mais le sourire amusé du convoyeur dissipait aussitôt les craintes, en prouvant qu’on pouvait vivre en paix sur un volcan. Du coup, le mystère était éclairci. Mieux que tous les raisonnemens, un auto pour cinq « marmites » révélait les difficultés de la guerre en ce pays lointain. Il ne suffit pas d’y amener des troupes ; il faut les nourrir, les entretenir, évacuer les blessés et les malades, alimenter les canons sans cesse affamés : que de voitures pour le tir quotidien d’une seule batterie !
Portés par les jambes molles ou les autos complaisans, on atteignait enfin Gornicevo. Pendant longtemps, les rédacteurs des ordres de marche en firent la fin d’une étape pour détachemens. Sans doute, sur la carte, le voisinage du lac et d’un cours d’eau bien bleu augmentaient dans les souvenirs de ces messieurs les charmes d’un site réputé au loin, que parfois une randonnée en auto avait permis d’admirer. Mais si le site est beau avec son moutonnement de sommets chauves et son arrière-plan de miroir liquide terni par les brumes bleuâtres, le cours d’eau n’est qu’un ravin de cailloux et de roches, et le lac est à 7 kilomètres, par un sentier de chèvres ou de comitadjis. Il fallait donc aller plus loin, vers les sources et vers les puits, descendre après avoir monté, jusqu’aux terrasses inférieures de la montagne, sur l’autre versant. Cette déception faisait oublier le réconfort de l’arrivée à Gornicevo. Du col qui le protège contre les terribles vents du Vardar, le village était apparu accueillant. Les costumes des femmes et des enfans faisaient des taches éclatantes dans la grisaille jaunâtre des rocs zébrée de violet dur par le soleil à son zénith. Des soldats serbes accouraient, amènes et bavards, pour faire admirer les effets récens de leur artillerie sur les fortifications improvisées par les Bulgares. Les réseaux barbelés, soutenus par des piquets en fer, étaient à peu près intacts ; les tranchées, au profil et au tracé savans, avaient peu souffert, malgré le relief imposé par la dureté du sol rocheux, Mais les obus en avaient si bien martelé les abords que les éclats de pierres avaient rendu les parapets intenables. D’ailleurs, la manœuvre française par le Sud y avait plus contribué peut-être que l’attaque du front.
A mesure que s’écartaient les versans de la vallée qui descend dans la plaine de Florina, le théâtre de la guerre s’élargissait devant les regards curieux. De lointains flocons d’ouate dénonçaient les querelles d’artilleurs ; mais ils semblaient si ténus dans l’immensité du paysage, le contraste avec les derniers volcans de la Somme était si vif, que la confiance effaçait tout autre sentiment dans les âmes les plus pessimistes : la lutte apparaissait aisée, la victoire facile. Les minarets, les maisons blanches de Monastir, entrevus à travers la gaze bleue de l’air léger, allaient voir bientôt passer des troupes qui balaieraient tout devant elles. Mais les initiés restaient rêveurs. Ils pressentaient des centres de résistance dans les villages dont l’aspect paisible, les arbres touffus, les innombrables troupeaux disséminés à travers la campagne démentaient la sinistre réputation des anciens dominateurs turcs et des envahisseurs bulgares. Ils devinaient la puissance des mitrailleuses sur ces terrains plats où nulle ride ne dissimule les formations d’approche et les vagues d’assaut ; ils se représentaient les grêles de shrapnells dirigées à coup sûr par les observateurs aux aguets sur les cimes, et projetées par les batteries invisibles derrière les écrans des contreforts. Plus compliquée qu’autrefois se révélait la guerre en pays de montagnes. Les pièges d’une fortification passagère riche en ressources, l’énorme portée, la précision, la force des armes nouvelles plaçaient les clefs des vallées sur les crêtes qui les dominent.
La barrière que les Bulgares étendaient on travers de la plaine apparaissait largement jalonnée par les explosions. De part et d’autre, nulle vie perceptible que celle des troupeaux abandonnés qui ponctuaient de taches noires le tapis immense des prés et des champs. Les lorgnettes les plus puissantes ne parvenaient pas à découvrir des cavaliers en reconnaissance, des infanteries diluées en dispositifs d’attaque, en formation d’approche dans la zone battue par les canons. La « guerre de mouvement » semblait finie dès son prologue, et les adversaires semblaient figés dans la « guerre de tranchées. » De positions en positions, l’ennemi pouvait la faire durer longtemps. On le soupçonnait de s’y être préparé, car des racontars couraient dans les bivouacs, les colonnes et les popotes, au sujet des « lignes de Kenali » réputées formidables. Des belvédères de la route en corniche, comme des avions lâchés à la découverte, les yeux fureteurs cherchaient ces lignes fameuses qui protégeaient le camp retranché de Monastir, celles que les espions leur attribuaient plus au Nord comme soutien. On ne discernait que des villages estompés dans la vapeur des marais de la Cerna, et l’inévitable choc en retour faisait lentement succéder le doute à l’espoir. Sans doute les Russes arrivés dans ces parages y créaient une ambiance de fatalisme souriant, et le réconfort se dégageait du grouillement de leurs effectifs copieux. Mais trente mois de guerre avaient démontré qu’on ne renverse pas, sous la seule poussée des hommes, les abris de mitrailleuses et les réseaux de fil de fer. Il faudrait manœuvrer, enlever les sommets, s’assurer le commandement des vues pour retourner au profit de l’assaillant les avantages naturels du défenseur. Encore celui-ci aurait-il la parfaite connaissance d’un pays qu’il sillonnait en tous sens depuis un an et qui ne se dévoilait pour nous que sur des cartes incomplètes, des photographies d’avions insuffisantes, et des rapports d’espions nourris aux deux râteliers.
Dure s’annonçait donc la tâche qui attendait les troupes envoyées de France en renforts, et que les Serbes entreprenaient allègrement. Leurs obus tombaient maintenait sur les pentes Nord de la montagne enfin conquise. Les projectiles fouillaient les ravins, les masses de rochers qui défilaient aux vues des batteries ennemies. Mais, vers l’Ouest, à l’autre extrémité de la plaine, des fumées intermittentes, à peine visibles dans l’éloignement, se soulevaient aux alentours de Florina, et dénonçaient les Bulgares aux aguets sur les hauteurs dominant au Nord la petite cité enfouie dans ses jardins.
Les gens de guerre admettent comme un devoir indiscutable l’exploitation à outrance du succès. Mais les praticiens à l’œuvre s’inspirent volontiers de ce principe modérateur : « Il ne faut jamais prendre ses désirs pour la réalité. » D’ailleurs, la vie humaine est faite de contradictions, et les actes démentent souvent les principes. Pour exploiter un succès, il ne suffit pas d’en avoir le désir ou la volonté : les moyens matériels et moraux ne sont pas moins indispensables. Quand l’ennemi est las de la lutte et songe à la retraite, il faut deviner à temps ses desseins pour les contrarier. Quand l’ennemi « décolle » sous les chocs répétés des troupes d’assaut, il faut des troupes fraîches pour le talonner sans relâche, pour lui inspirer le sentiment de l’impuissance, pour l’empêcher de se ressaisir et de faire tête. Il faut en outre accroître son désordre ou précipiter sa fuite par l’emploi de groupes légers qui menaceront ses lignes de ravitaillement. Au poursuivant il faut des vivres et des munitions en abondance, un service de l’arrière dédaigneux de la routine, méthodique, ingénieux et prévoyant. Lorsque ces conditions, pour diverses causes, ne sont pas satisfaites simultanément, la défaite de l’ennemi se transforme en retraite honorable, et la victoire décisive n’est plus qu’un succès contesté.
C’est ainsi que la campagne de Macédoine est riche en précieuses leçons. Des critiques éminens plus tard viendront, qui interrogeront les champs de bataille et distribueront au petit bonheur l’éloge et le blâme aux belligérans vivans ou défunts. Comme il convient, leurs verdicts seront souvent contradictoires, mais ils s’accorderont pour confirmer, au sujet de plusieurs épisodes, la sagesse de l’aphorisme connu : des deux adversaires est vaincu celui qui croit l’être. Cependant, lorsque le vainqueur par persuasion ne sait ou ne peut « exploiter le succès, » il ne tarde pas à voir combien l’occasion est déesse fantasque, combien sont imprévus ses rendez-vous, et combien elle se lasse vite d’attendre un invité en retard.
Les Bulgares, que la contre-offensive du général Cordonnier et du voïvode Mitchich avait refoulés sur la ligne Florina- Khaïmakalan, ne se trouvaient certes pas dans une mauvaise situation tactique. Ils avaient éprouvé peu de pertes, et ils savaient par l’expérience que leurs positions de la plaine étaient assez solides pour résister à une attaque brusquée. Toute la montagne au Nord de Florina leur appartenait, et le progrès des Serbes sur le Khaïmakalan ne représentait pas encore une sérieuse menace. Ils semblaient terrés pour longtemps dans leurs tranchées discontinues, entre lesquelles s’élançait parfois contre nos avant-postes un escadron audacieux. Ils perfectionnaient et développaient leurs défenses, ils s’amusaient à rendre désagréables les flâneries dans les rues de Florina, et on les supposait capables d’attendre sur place un choc décisif : « Voilà un petit plateau balayé par deux mitrailleuses, et où il ne faut pas s’aventurer de jour ; ce pont est battu par un 88 et ils y font du tir au lapin, même sur un isolé... » disaient obligeamment les anciens aux nouveaux venus qui les relevaient, tout comme en France, dans leurs tranchées. Cependant, cette situation paraissait anormale aux théoriciens : « Ils nous amusent par un rideau sur une avant-ligne, tandis qu’ils complètent l’aménagement de leurs lignes de Kenali qui sont leur position principale. Nous n’avons qu’à foncer dessus ! » Foncer dessus, on y songeait. En attendant de passer aux actes, nos patrouilles de nuit s’évertuaient à garder le contact.
Les théoriciens avaient raison. Un beau matin, au point du jour, quelques Sénégalais envoyés en corvée à Florina s’aventurent, pour abréger le retour, sur un sentier prohibé. Ils arrivent sans encombre, à la grande surprise de leur chef de section. Quoique la fin de la nuit ait été encore agitée par des échanges de grenades, ce silence parait suspect. Des éclaireurs s’aventurent en rampant près des tranchées bulgares ; encouragés par l’impunité, ils franchissent le réseau sommaire, disparaissent derrière le parapet. On les croit perdus, mais ils apparaissent en gesticulant : « Ils sont partis ! » s’exclament-ils. Ces cris répétés tout au long de nos lignes font sortir de leurs trous gradés et soldats engourdis par le froid du matin. On interroge, on s’ébaudit. Dans la plaine, nos voisins russes ont dû faire des remarques identiques, car des groupes ténus se glissent comme de petites chenilles dans les fossés, derrière les talus, et s’ébranlent déjà vers le Nord. Le téléphone fonctionne à coups d’appel précipités. La montagne s’anime. Quel beau démarrage ! Malgré la fatigue de la relève opérée dans la nuit. Sénégalais et coloniaux vite équipés en guerre s’efforcent d’atteindre par-dessus croupes et ravins l’ennemi fugitif. Mais celui-ci devait avoir pris de l’avance, car nul barrage d’artillerie, nul crépitement de fusillade n’arrêtèrent ce jour-là l’élan des poursuivans.
Ainsi les Bulgares avaient pu « se décrocher, » malgré la proximité des adversaires, en trompant la vigilance des sentinelles, des patrouilles et des observateurs. Ils avaient pu s’éloigner à leur heure, en bon ordre, sans être inquiétés. Ils ne laissaient derrière eux que de misérables trophées : quelques traînards tapis dans les villages et qui se rendaient gaiement à nos éclaireurs, quelques fusils abandonnés dans les fossés, quelques épaves de bivouacs prestement levés. Les emplacemens de batteries étaient nets, et l’on n’y trouvait même pas de douilles d’obus. Les boyaux amorcés, les tranchées ébauchées confirmaient le caractère d’avant-ligne à la position qui avait arrêté nos troupes pendant un mois. Les indigènes se montraient indifférens à ce retour de fortune. Ils n’acclamaient pas leurs libérateurs, et ils leur vendaient très cher des poules, des légumes et des œufs. Ils en étaient abondamment pourvus, car les Bulgares avaient respecté ces signes extérieurs de l’aisance, et les villageois en profitaient pour les céder au prix fort aux Français. En toute hâte, emportés par le torrent de la poursuite, on les interrogeait dans un « pidgin » que comprenaient les anciens émigrans revenus d’Angleterre et des Etats-Unis. Ils étaient nombreux, et des femmes, des enfans aux figures avenantes et fraîches les entouraient : « Atrocités bulgares ? — Nous ne savons pas. — Où sont-ils ? — Là-bas, plus loin que Bitoli ! » Et leurs gestes vagues montraient la plaine qui s’élargit au Nord de Monastir.
Oui, évidemment, on aurait dû « foncer dessus » la veille, ou les jours précédens, ne manqueront pas de conclure les stratèges de cabinet en évaluant les résultats probables d’une attaque brusquée. Mais ceux-là savent-ils ce que ces deux mots volontiers employés : « foncer dessus, » représentent d’aléas et de perles ? L’audace réfléchie, la témérité inconsciente procèdent d’états d’âme qui n’ont entre eux aucun rapport, et nul chef n’a le droit d’être inconscient. Sur le terrain en tapis de billard de Macédoine et d’ailleurs, il faut avoir vu les fantassins fauchés comme des épis mûrs par une ou deux mitrailleuses dissimulées derrière un petit buisson, par une batterie insoupçonnée, pour comprendre ce que signifient d’intempestifs accès de « furie française » sans le secours des réserves puissantes et manœuvrières. En réalité, les Bulgares laissaient le champ libre. Un savant calcul détermina-t-il leur manœuvre, d’ailleurs difficile et fort habilement exécutée, ou l’ennemi fut-il seulement impressionné trop tôt par l’avance méthodique des Serbes sur les crêtes dominant son flanc gauche, par l’arrivée simultanée des renforts russes et français dont ses espions exagéraient le nombre et les moyens d’action ? Voulut-il nous attirer sur un terrain connu, machiné comme une scène de théâtre, dont les détails étaient repérés sur un minutieux canevas de tir qui permettait de frapper à coup sûr ? ou craignait-il d’affronter le choc des troupes fraîches, dont l’élan combiné avec une manœuvre enveloppante transformerait en désastre une facile rupture du front ? Les historiens militaires discuteront plus tard ces hypothèses et confirmeront une fois de plus la sagesse de la sentence de Pascal sur les rapports des Pyrénées et de la vérité ! Quoi qu’il en soit, les troupes alliées marchaient ce jour-là de toute leur vitesse derrière un invisible ennemi. Mais les fantassins les plus agiles sont moins rapides que des avions et des chevaux, et nul escadron, nulle escadrille ne couraient ou volaient devant eux sur les traces. Le contact était perdu.
Le soir, au bivouac, la joie se reflétait partout, sans mélange. Les oreilles les plus exercées ne percevaient aucun bruit révélateur d’escarmouches aux avant-postes ; nul village ne flambait, aucun exode d’indigènes larmoyans n’encombrait les chemins. Les imaginations enfiévrées précédaient l’ennemi sur ses lignes de retraite et le voyaient se hâtant vers la Babouna. Glorieux et condescendans, quelques Russes n’hésitaient pas à donner aux affinités slaves le mérite de ce succès obtenu sans coup férir : « Les Bulgares savent que nous sommes venus dans le pays avec vous, et ils se sont refusés à une lutte fratricide. » Des Français les écoutaient, impressionnés par les soudains effets de la voix du sang qu’ils n’avaient jusqu’alors contemplés qu’à l’Ambigu. D’autres acquiesçaient avec une sceptique politesse et, s’engouffrant sous leurs tentes, ils se rappelaient les prophéties sur la guerre de mouvement, qui avaient adouci naguère, quand ils s’éloignaient de France, l’amertume de leur départ. Ils en voyaient l’accomplissement et ils se félicitaient de prendre part à une campagne qui débutait pour eux sous d’aussi favorables auspices. Quant aux soldats, ils ne s’attardaient pas à épiloguer. Tôt couchés, en prévision des fatigues du lendemain, ils s’endormaient sur de réconfortantes impressions : la course derrière Boris était plus amusante que le guet dans une tranchée ; les cuisines roulantes avaient suivi, et l’Intendance était aussi arrivée sans grand retard.
Cependant l’ennemi n’était pas aussi loin qu’on le supposait. Le lendemain, les salves de cent vingt fusans et percutans qu’il lançait sur les zones de passage obligé, les escarmouches de petits groupes qui utilisaient à merveille les talus des champs, les rives boisées des ruisseaux, les bosquets d’arbres des prairies, étonnaient, sans les convaincre, les optimistes impénitens. Ils voyaient d’ailleurs dans ces tirailleries la preuve de leur sagacité. Certes, dans ce pays semblable au Bocage vendéen, la résistance pied à pied était facile ; elle aurait pu nous coûter cher. En ne s’y décidant pas, les Bulgares confirmaient leur volonté d’aller loin, vite et sans arrêt. Ces beaux obus tout neufs aux couleurs italiennes, qu’ils lançaient à profusion, ces faibles détachemens de fantassins qui battaient l’estrade, n’étaient que des obstacles semés par une arrière-garde talonnée, pour retarder ou empêcher la bousculade du corps principal. On gagnait donc du terrain, et il fallait se hâter de déchirer le rideau que l’ennemi s’efforçait d’étendre sur ses mouvemens.
Les professeurs d’art militaire mettent volontiers leurs élèves en garde contre les dangereux effets de « l’idée préconçue. » La plupart interprètent ainsi la lettre et non l’esprit de l’aphorisme napoléonien : « s’engager d’abord partout et voir après. » A tort, croyons-nous, car toute offensive stratégique est impossible sans « idée préconçue » qui impose à l’adversaire le plan, la manœuvre et la volonté. Dans le domaine tactique, même, la prise de contact doit procéder d’un plan, dont cette prise de contact démontrera seule la sagesse. Le secret des grands capitaines est dans le produit de la souplesse d’esprit par la rapidité de décision. Il représente, selon les circonstances, soit la persévérance dans l’idée primitive, soit une combinaison nouvelle, qui donnera le succès. L’idée préconçue n’a donc rien de commun avec l’illusion obstinée. Autant la première peut être féconde, autant la seconde est sûrement néfaste. Combinées, elles procurent souvent de coûteux déboires. C’est pourquoi il ne convient pas de prendre, à la guerre ni ailleurs, ses propres désirs pour des réalités. Si quelqu’un s’enfonce complaisamment dans l’erreur, tout contribue à l’y enfoncer.
Un grand chef avide de nouvelles, par exemple, se rapproche à cheval d’un régiment qui progresse depuis le matin sous le feu de l’artillerie et de l’infanterie ennemies. Les troupes sont peu nombreuses ; tous les régimens sont engagés selon un dispositif linéaire, chacun dans sa zone de combat. Derrière elles s’allongent, sur les chemins parallèles, les colonnes d’une faible artillerie de campagne qu’on ne peut utiliser, les théories des trains et des services de la petite armée. L’ennemi est en retraite et on le croit démoralisé. La distance, les rideaux d’arbres épars sur un sol plat empêchent de voir l’action. Passe un soldat blessé allant vers l’arrière : « Votre colonel est-il loin ? — Oh ! oui, à trois kilomètres d’ici. — Et vous-même, étiez-vous loin du colonel quand vous avez été touché ? — Oui, peut-être plus d’un kilomètre. » Trois plus un égale quatre, calcule aussitôt le grand chef qui prend sa carte, mesure au curvimètre, et conclut gaîment : « Mais alors, nous avons dépassé Velusina ! » La carte est fausse, l’échelle est assez petite pour amplifier démesurément les erreurs. Qu’importe, puisqu’elle confirme l’illusion : l’ennemi ne s’est pas arrêté à la barrière qu’il avait édifiée avec soin. Mais, demain, les troupes s’y heurteront. Les Bulgares qu’on croyait loin y feront honneur pendant plusieurs semaines à leurs maîtres allemands. Le tableau des pertes montrera de nouveau que la vaillance ne suffit pas pour renverser tous les obstacles.
Les lignes de Kenali révélaient ainsi tout à coup leur force de résistance. De leur structure, de leur tracé, de leurs moyens de défense on ne savait rien, ou presque rien. Leur camouflage déroutait les plus perspicaces observateurs. On ne pénétra que plus tard le mystère de leur invisibilité dans la plaine, qui les rendait invulnérables. L’ennemi connaissait les particularités du terrain, compact et dur pendant l’été, mais couvert de marécages pendant l’hiver. Aussi les tranchées étaient-elles peu profondes, mais une plongée raccordée au sol naturel par une pente très douce masquait le relief du parapet qui assurait aux fusils et aux mitrailleuses un vaste champ de tir. Vus de face, ces talus soigneusement gazonnés semblaient se confondre avec la ligne d’horizon et défiaient tous les réglages. Les réseaux dissimulés dans les chardons, dans les joncs qui çà et là couvraient les pâturages naturels, derrière les bordures des fossés d’irrigation, cachaient leurs piquets révélateurs aux patrouilles d’infanterie que les ruses d’approche les plus subtiles ne préservaient pas, le jour, de coups bien ajustés. La nuit, les Bulgares plaçaient contre les fils de fer une chaîne de petits groupes terrés au ras du sol et qui faisaient du tir systématique par salves ininterrompues. Des milliers de balles passaient, et la gène qui en résultait pour les reconnaissances, combinée avec les difficultés de l’observation diurne, avait prématurément arrêté notre première ligne devant ses objectifs. L’intervalle qui l’en séparait était double ou triple de « la distance d’assaut » où l’on a coutume, sur le front occidental, de placer les parallèles de départ. En arrière et tout proche de ce système ingénieux, plusieurs villages organisés en centres de résistance offraient aux troupes des abris plus confortables que les tranchées occupées seulement par des garnisons de sûreté avec lesquelles elles communiquaient par des fossés aménagés en boyaux. Les tertres qui commémoraient depuis des siècles les tombes oubliées des roitelets locaux étaient creusés en postes d’observation et de mitrailleuses ; capitonnés de ciment armé, ils pouvaient défier les projectiles de notre artillerie lourde, et leur camouflage habile les vouait moins aux coups des 155 que les clochers et les maisons.
Sur les montagnes qui dominent la plaine et qui couvraient les flancs des lignes de Kenali, l’adversaire avait usé de moins d’artifice. Les versans abrupts, les flanquemens naturels dans les roches, l’impraticabilité des sentiers, protégeaient ses tranchées mieux encore que les épais réseaux visibles de loin. Mais on devinait, dans les ravins, los abris à contre-pente qui mettaient la garnison et le matériel hors de l’atteinte des obus. Pourtant les bois, les vallées encaissées, les arêtes rocheuses nous invitaient aux offensives où la valeur des troupes et l’initiative des moindres chefs pouvaient assurer peu à peu l’avantage à l’assaillant.
Ainsi, dans la plaine, on se trouvait devant une position dont la force était mal connue et que son apparence bénigne faisait supposer peu redoutable ; dans la montagne, il semblait presque impossible de tenter autre chose que des conquêtes d’observatoires et d’emplacemens dominans pour l’artillerie. La difficulté des ravitaillemens par animaux de bat et chars indigènes rendait en effet les projets d’attaque générale sur les hauteurs moins séduisans que des plans de bataille bien ordonnée dans la plaine, dont les péripéties tentaient déj) les opérateurs de cinémas. D’ailleurs, tout y conviait : les villageois qui persistaient à indiquer la région de Prilep comme refuge de l’ennemi en fuite ; les déserteurs bulgares avec les doléances habituelles sur la morgue de leurs officiers allemands, sur la lassitude et la misère des soldats ; enfin la prudence d’adversaires qu’on ne voyait pas et qu’on soupçonnait de dissimuler leur faible nombre et leur nervosité par les tirailleries sans but de la nuit. Des légendes couraient sur un aviateur haut gradé qui avait plongé ses regards dans les lignes et les avait vues vides ; à quoi les guerriers méfians répondaient que l’avion fait toujours cacher le combattant qui ne peut se maquiller comme une voiture, un observatoire ou un canon.
Après deux essais d’attaque brusquée où Russes et Français rivalisèrent d’audace, il fallut bien se rendre à l’évidence. Elle était désagréable pour l’amour-propre des optimistes béats et présomptueux. Elle décevait les espoirs que les favorables débuts de l’offensive propageaient au loin. Elle enseignait aux chimistes que les « obus spéciaux- » ne sont, pas plus que l’anticléricalisme, article d’exportation. Elle prouvait enfin, à ceux qui n’y voulaient pas croire, la solidité respectable des troupes ennemies. En vain faisait-on appel à la voix du sang pour amollir les résistances. Les Bulgares restaient insensibles aux charmes des mélodies slaves que des soldats russes, astucieusement choisis, chantaient la nuit devant leurs petits postes : ils infirmaient par des coups de fusil la sagesse de l’aphorisme sur les rapports de la musique et des mœurs.
Avec leurs flancs bien appuyés à des montagnes hérissées d’obstacles, avec leurs abords bien battus par les feux de flanc, avec leur champ de tir sans limites, les lignes de Kenali possédaient donc les caractéristiques essentielles que les anciens cours de fortification réclamaient pour une bonne position défensive. La garnison était nombreuse et résolue. Elle avait une artillerie puissante et bien servie qui pouvait répondre avec largesse aux coups précipités de nos 75. On se trouvait ainsi ramené à la guerre de siège par une évolution rapide qui faisait franchir en quelques jours chacune des étapes où les belligérans du front occidental s’étaient attardés pendant des mois. La fougue du début, qui procédait des témérités d’Alsace et de Belgique, se muait en patience méthodique et méticuleuse, comme dans les secteurs les plus perfectionnés de la Somme ou de Verdun. Croquis, projets, comptes rendus, notes et circulaires volaient en tourbillons entre les états-majors et les tanières des officiers de troupe. Chefs et subordonnés calmaient ainsi les impatiences de l’attente dans une débauche d’écrits conforme à la loi connue : le nombre de papiers réclamés par l’arrière à l’avant est en raison inverse du cube du nombre d’obus ennemis reçus par l’avant. Mais le papier a moins d’influence que la manœuvre sur les événemens de guerre. Tandis que la foule des combattans se voyait déjà figée dans les tranchées vouées à l’inconfortable par la rareté du matériel, les grands chefs sur la montagne et dans la plaine préparaient lentement l’acte décisif.
La rupture du front était impossible, ou trop onéreuse, si la montagne demeurait inviolable. Mais le voïvode Mitchich n’avait pas besoin d’aviver la foi robuste de ses soldats. Peu à peu, des combats incessans leur donnaient des sommets, les rapprochaient de l’alignement sur lequel se tenaient depuis six semaines les Russes et les Français ; peu à peu, leurs progrès d’abord insensibles devenaient une menace pour la gauche des lignes de Kenali qui se trouverait bientôt exposée au feu d’enfilade des canons. Dans la plaine, les explorations des patrouilles, les lorgnettes des observateurs révélaient enfin dans la position bulgare que l’on avait cru sans défaut une fissure causée par la répercussion des chocs serbes sur les hauteurs. Pression violente sur le centre, coup de main par la fissure, attaque fougueuse dans la montagne, tout fut combiné en grand secret pour jouer le grand jeu.
Si les Bulgares ne connaissaient encore que par ouï-dire le type des combats sur le front français, ils en eurent du moins, le 14 novembre, une réduction à leur taille. De notre côté, même, les vétérans de l’Armée d’Orient ne soupçonnaient pas la violence des préparations d’artillerie qui s’est manifestée, depuis la bataille de Champagne, jusque dans le moindre coup de main. Ils n’en avaient jamais tant vu, quoique le bombardement par 155 et 120, qui en Macédoine paraissait effroyable, ne fût qu’une pâle imitation des séances de la Somme ou de Verdun. Mais tout est relatif : lorsque les engins de destruction sont plus puissans et plus perfectionnés, les moyens de protection sont plus efficaces. Il est au moins aussi dangereux d’attendre les arrivées des humbles 150 dans une tranchée à ciel ouvert, si profonde soit-elle, que celle des orgueilleux 270 ou 305 dans un abri-caverne sous 6 mètres de terre. Le combattant ne peut donc se confier, comme en France, qu’à sa bonne étoile. Mais il peut aussi mettre à son actif le nombre restreint des obus qui lui sont destinés. On n’a pas, comme en France, des dépôts illimités à portée des canons, car les chemins sont mauvais et les transports incertains. On n’a pas de réserves d’hommes nombreuses pour combiner, alimenter une attaque de grand style. Tout est mesquin, sauf la difficulté des entreprises et la bravoure des exécutans. Quelque parfaite que soit son habileté, quelque consommée que soit son expérience de la guerre contemporaine, un chef militaire en Macédoine est condamné à ne pas voir et à ne pas faire grand. Il doit s’y résigner, s’il n’est pas servi par un concours exceptionnel de circonstances qui pourrait élargir ses plans. Les projectiles sont vite épuisés, les troupes sont promptement à bout de souffle, et les renforts sont loin, quand il y en a. Aussi les projets d’engagement général se transforment-ils presque toujours en tentatives plus ou moins efficaces d’attaques locales.
Celle qui fut montée le 14 novembre dans la plaine de l’Est de Kenali restera pendant longtemps un des modèles du genre, car elle donne un relief saisissant aux caractéristiques de la bataille de positions sur le front macédonien. Les 155 courts, les 155 longs, les 120 qu’on avait amenés à grand’peine firent ce que l’on appelle « du bon travail » pendant la période préparatoire. On avait aménagé le terrain d’attaque selon les dernières règles de l’art ; mais aucune troupe de manœuvre n’attendait en arrière du rideau formé par les bataillons d’assaut. Or, si le front d’attaque était convenablement martelé, si les réseaux volaient peu à peu en miettes et livraient enfin passage aux vagues déchaînées, les organes de flanquement restaient en dehors de la zone étroite où l’artillerie concentrait son tir ; ils conservaient toute leur efficacité ! Ainsi, faute d’effectifs et faute de matériel, l’assaut donné aux Bulgares ne pouvait être qu’une belle passe d’armes où la parade fut aussi rapide que l’attaque fut fougueuse. Les deux adversaires se retrouvèrent face à face, guettant une défaillance dans le conflit de leurs volontés maintenant arrivé au paroxysme. De notre côté, Sénégalais et marsouins comprenaient bien que le moment était proche où la victoire jusqu’alors hésitante se donnerait au plus têtu. Les actes de bravoure folle et d’héroïsme conscient, dont le récit haché bruissait de bouche en bouche, galvanisaient les survivans qui oubliaient de se compter. Rasant le sol dans la grisaille du crépuscule naissant et des fumées d’explosions, les brancardiers rapportaient les blessés qu’ils ne voulaient pas exposer aux piétinemens d’un nouvel assaut. Des soldats rampaient, sous la voûte sonore des projectiles pour aller chercher leurs chefs ou leurs camarades, et n’entraînaient le plus souvent dans nos lignes que des corps déchiquetés. En face, entre les obus devenus rares et sous le gazouillis continu des balles, les Bulgares s’agitaient dans une activité qu’on devinait fébrile, à l’abri de leur parapet dont ils s’efforçaient de réparer les ravages. Ils lançaient des grenades au hasard ; les salves diluées des fusils crépitaient innombrables, les fusées éclairantes s’élançaient en sifflant. Ce vacarme faisait présager pour le lendemain une résistance farouche d’adversaires résolus à tenir jusqu’au bout.
Il semble, en effet, que l’ennemi ait été trompé par la puissance d’une préparation et la violence d’une attaque où il supposait engagés de gros effectifs. Tandis qu’il se réjouissait sans doute de sa victoire apparente et réservait à la plaine ses forces et ses soins, les Serbes, qui avaient gravi peu à peu les pentes méridionales du massif contourné par la Cerna, mettaient soudain la gauche bulgare en péril. Sans doute, les Français au centre, les Russes à droite, étaient maintenus dans leurs lignes ; mais que valait ce succès, d’ailleurs passif, contre la défaite éprouvée vers Polok ? Trente canons, près de mille prisonniers, un matériel considérable, étaient les trophées ramassés par les troupes du voïvode Mitchich au temps où deux régi mens mixtes de Français et de Sénégalais donnaient à l’Est de Kenali un assaut infructueux. Derrière les sommets couronnés par les Serbes, l’artillerie pourrait bientôt prendre à revers les défenseurs. Il fallait donc se hâter d’échapper à une étreinte qui s’annonçait d’autant plus redoutable qu’un péril nouveau avait surgi.
Sur les fronts stabilisés, inabordables en apparence, la guerre actuelle a remis à la mode les petites opérations dénommées « coups de main. » Ils ont pour but l’enlèvement d’une patrouille ou d’un petit poste, coûtent beaucoup en général et rapportent peu. Mais, dans une période parfois très longue d’inertie guerrière, ils étoffent les communiqués, calment les impatiences des stratèges civils de l’arrière et stimulent l’esprit offensif des guerriers de l’avant. Aux approches des grandes mêlées, ils sont tentés par séries, pour vérifier « l’ordre de bataille, » pour maintenir l’ennemi dans son incertitude sur la zone d’attaque, pour l’inciter à quelque fausse manœuvre telle que le déplacement intempestif de fantassins et de canons. Ils procèdent tous d’un même type : feintes d’artillerie aux environs, destruction rapide du réseau par torpilles, barrages par gros calibres autour de l’objectif, incursion d’agiles volontaires ou d’exécutans dressés à ce genre de sport, capture de quelques prisonniers, ou sabotage d’une mine, ou déception, suivis d’un violent tir de représailles sur les tranchées de l’agresseur. Rares sont les coups de main tentés d’après des formules différentes où l’art tient plus de place que le schéma.
Le dispositif en échelon des positions ennemies de part et d’autre de la Cerna semblait en offrir une occasion favorable. Sous la poussée des Serbes, les Bulgares avaient en effet évacué, quelques jours auparavant, leurs défenses sur la rive gauche de la rivière, qui s’appuyaient sur Brod, et ils s’étaient installés sur les contreforts de la montagne. Ils n’avaient pas eu le temps de relier par un solide pan coupé les tronçons disjoints de leur ligne, et ils se confiaient à la Cerna pour fermer la fissure béante qui les séparait. Quelques guetteurs veillaient la nuit loin de la rive droite qui leur appartenait et qui contournait une vaste presqu’île de prairies naturelles et de marais habités par des chevaux et des buffles abandonnés. On pouvait donc, avec de l’adresse, traverser la rivière, prendre à dos la position, ouvrir une large brèche dans les réseaux. Or, avant l’aube du 14 novembre, une équipe de pontonniers serbes avait charrié, à proximité de la Cerna, des nacelles qu’on transportait ensuite à bras et qu’on mettait à l’eau sans bruit. Un détachement de cent marsouins environ, avec des mitrailleuses, y prenait place, et les pontonniers le déposaient sur la rive bulgare. Du chef au dernier exécutant, chacun avait étudié, à la vue, pendant une semaine, les itinéraires et les objectifs ; le clair de lune, qui pouvait nuire à l’entreprise pendant la traversée de la Cerna, la favorisait pendant la marche sur un terrain marécageux et dépourvu de repères. La petite troupe se dirigeait droit vers son but, sans s’arrêter à d’inopportunes tirailleries. Elle savait qu’il fallait réussir ou périr, comme les Espagnols de Cortez, car la retraite n’était plus possible, puisque les pontonniers avaient enlevé sans retard leurs fragiles bateaux. Elle prenait à dos la tranchée dont les défenseurs, surpris et d’ailleurs peu nombreux, s’enfuyaient en la disputant à coups de grenades, s’y étendait jusqu’à l’objectif indiqué, détruisait les réseaux, ouvrait ainsi un large passage dans la barrière que nos troupes pourraient désormais franchir. Les officiers étaient hors de combat dès le début de l’affaire, mais les sous-officiers les remplaçaient de leur mieux. Le détachement, terré au cœur de la position ennemie, prêt à aider les assaillans de la plaine s’ils faisaient une trouée, était une menace redoutable dans son apparente inertie.
De deux adversaires aux prises, est vaincu celui qui croit l’être. Chez nous, ce soir-là, la nouvelle du triomphe serbe à Polok n’était pas encore parvenue dans nos états-majors qui n’avaient pas de liaisons rapides avec le voïvode Mitchich. Les plus optimistes ne songeaient pas à tenter un nouvel assaut ; la troupe isolée dans la position bulgare semblait à la merci d’une contre-attaque nocturne et recevait l’ordre de rentrer dans nos lignes par la brèche qu’elle avait pratiquée chez l’ennemi. Tandis qu’elle se retirait furtivement mais en bon ordre, avec ses blessés et ses morts et quelque butin, les Bulgares se dégageaient avec prestesse, par les moyens qui leur avaient si bien réussi devant Florina. Furent-ils découragés par leur grave échec dans la montagne ? Craignirent-ils pour le lendemain, dans la plaine, des attaques concentriques, grâce au succès du coup de main qui permettait d’amener sans dommage des troupes fraîches sur leur flanc ouvert ? La croyance en notre supériorité numérique, avec ses conséquences, leur fut-elle imposée par la violence de nos efforts ? Avaient-ils atteint ce jour-là le maximum de résistance fixé au préalable dans un programme de manœuvre qui les conduirait hors du guêpier macédonien, en maintenant sauve leur réputation militaire ?
Cette dernière hypothèse est la plus plausible. De nombreux indices faisaient supposer que les Bulgares se donnaient le temps d’évacuer le matériel et les approvisionnemens rassemblés à Monastir et dans les centres populeux de la plaine, en prévision d’une campagne d’hiver. Les Serbes exultaient. Ils voyaient déjà l’entrée triomphale du roi Pierre à Monastir, qui deviendrait, en attendant des jours meilleurs, la capitale d’une petite Serbie toujours vivante, le siège d’un gouvernement las d’habiter en garni ou d’être l’invité importun d’hôtes trop polis pour s’en plaindre. Dans leur hâte d’être « chez soi, » ils précipitaient leurs attaques sur la chaîne de montagnes qui leur était donnée comme zone d’opérations ; ils maugréaient contre la lenteur des Russes et des Français dans la plaine, des Français dans le massif montagneux qui sépare le bassin de la Cerna du lac Prespa. Leur fougue contrariait les projets des Bulgares. Elle les faisait pénétrer comme un coin dans le dispositif ennemi, par des succès partiels dont le total provisoire contraignait l’adversaire à reculer et déterminait un nouveau bond de leurs alliés.
A cette lente offensive par échelons les Bulgares opposaient leur parade méthodique. Ils rompaient d’un seul coup pendant la nuit et reportaient leur front en arrière, juste assez loin pour le mettre hors de portée de notre artillerie dont le déplacement leur assurait un répit nécessaire pour l’exécution de leur plan. Ils se croyaient encore talonnés par des forces imposantes, et cette illusion que leur donnait la prise successive des cotes 1212 et 1378 par les Serbes, l’attaque fougueuse des Russes sur la Bistrica, déterminèrent l’abandon de Monastir plus vite qu’ils ne l’avaient sans doute projeté. Afin d’alléger leur retraite, ils incendièrent leurs magasins sans toucher à la ville, et les énormes gerbes de fumée, les nappes de flammes qui montaient plus haut que les minarets annoncèrent au loin, pendant tout un jour et toute une nuit, la résolution de l’adversaire qui s’avouait vaincu.
L’occasion était donc propice de changer sa retraite en déroute, de donner tout au moins de l’air à Monastir, où le général Leblois, commandant des forces disparates de l’Entente dans cette partie de la Macédoine, faisait son entrée le 19 novembre. Le barrage provisoire que les Bulgares tendaient entre les montagnes 1050 et 1248, pour retarder la poursuite, ne paraissait défendu que par de faibles arrière-gardes : « On doit tenir trois jours et s’en aller ensuite à Prilep, » affirmaient les déserteurs et les prisonniers. Mais la mince barrière n’était pressée que par un rideau ténu. Si l’ennemi était battu, les vainqueurs étaient peu nombreux et las. Les chefs bulgares ne tardèrent pas à le deviner. Ils y furent aidés par leurs conseillers allemands. De la mollesse de l’attaque ils conclurent à l’inefficacité de la poursuite et à la possibilité de garder un terrain qui n’était pas encore perdu. Ils ramenèrent vers le Sud les détachemens qui avaient déjà dépassé Prilep ; ils fixèrent par des contre-ordres les troupes qui reculaient lentement dans les montagnes à l’Ouest de Monastir. Peu à peu les tranchées provisoires, les ouvrages de campagne se hérissèrent de défenses et se garnirent de renforts. On supposa même, un moment, que les Bulgares allaient renverser les rôles. Mais le demi-succès de Roumanie, les hésitations du roi Constantin à prendre le parti auquel le conviaient de rusés conseillers, l’hiver approchant qui transformerait les plaines en lacs de boue et les montagnes en chaos inhabitable, plus encore que l’épuisement général ou les risques d’une offensive, ont maintenu les Bulgares dans des positions qu’ils améliorent chaque jour.
De notre côté, après quelques efforts dont la violence de plus en plus atténuée consacrait l’impuissance, on avait adopté une attitude d’attente, imposée d’ailleurs par les événemens. Le troisième acte de la campagne d’Orient se terminait donc sur un demi-succès. La presse française avait, un peu légèrement, transformé l’entrée à Monastir en victoire féconde. Monastir n’est pas encore la capitale provisoire d’une Serbie ressuscitée ; elle est sous le feu des canons bulgares qui ne la bombardent qu’à bon escient, et l’ennemi lance des flammes sur le sommet de la montagne 1050 pour en chasser nos amis italiens. Mais si beaucoup d’illusions ont été déçues, les espoirs justifiés nous restent. Les troupes hétéroclites du général Leblois étaient peu nombreuses. Elles ont pu cependant refouler un ennemi valeureux et bien organisé. Leur fière contenance a supprimé chez l’adversaire toute velléité d’un facile retour offensif. Les Bulgares ont exécuté avec une maestria incontestable une manœuvre en retraite qui leur vaudra les éloges des connaisseurs. Mais ils en auront moins d’orgueil quand ils connaîtront la force réelle des troupes qui les y ont contraints.
On a cru pendant longtemps que la machine militaire de l’Entente en Orient resterait en panne dans les environs du camp retranché de Salonique. La campagne dans le bassin de la Cerna prouve que ses rouages ont surmonté les résistances du point mort et qu’ils peuvent pousser en avant cette machine puissante, mais encore mal équilibrée. L’arrêt près de Monastir n’est qu’un incident de route, et le général Sarrail saura bien remettre quand il le faudra le moteur en mouvement. La course vers la victoire ne sera pas aussi aisée que l’affirment depuis bientôt trois ans les optimistes béats ; mais où serait le mérite, si nous arrivions sans encombre à destination ?
Déjà, l’offensive en Macédoine, malgré son arrêt apparent, peut intéresser un observateur. Elle mêle dans le cours de ses événemens les diplomates et les financiers, les révolutionnaires et les loyalistes, les gens de lettres et les guerriers. Mais il serait inopportun, et en tout cas malséant, de blâmer ou d’absoudre, de regretter ou de prophétiser, selon que l’on regarde par tel ou tel bout de la lorgnette, les manœuvres des combattans, les fluctuations du roi Constantin, les embarras de Venizélos, les combinaisons des chancelleries. Que valent toutes les arguties contre la limpidité des faits ? Or, des faits militaires, les seuls qui nous intéressent actuellement, se dégagent des leçons dont la sagesse est démontrée par l’expérience.
D’abord, la rudesse de la tâche que doit accomplir l’armée d’Orient. Cette armée n’est pas un tout homogène, comme celles qui opèrent sur les fronts italien, russe, asiatique et français. En comptant bien, on y trouve ; des comitadjis albanais, des Monténégrins, des Italiens, des Russes, des Anglais, des Français, des Serbes, et même des volontaires macédoniens.
Les pays de Macédoine où cette armée disparate se mesure avec ses adversaires sont moins connus que les classiques théâtres d’opérations dont les caractéristiques les plus futiles étaient passées au crible de l’analyse dans les écoles militaires du temps de paix. Les cartes sont erronées, les routes rares, les ressources locales insuffisantes, les bases éloignées, les transports incertains et lents. Les combinaisons du stratège, les projets du tacticien sont souvent contrariés par l’imprécision des données topographiques et climatériques, autant que par la difficulté des ravitaillemens. Si, sur le front français, un réseau serré de routes magnifiques double un système complet de voies ferrées, en Orient il faut toujours compter sur les déceptions que réservent les pistes tracées à double trait sur les cartes par les topographes, et au hasard dans les champs par les chars des villageois. Le damier de montagnes et de plaines, outre qu’il met à de rudes épreuves l’habileté des services de l’arrière, convient admirablement à une guerre d’usure où le terrain est défendu pied à pied.
Cette guerre, les combattans du front français qui ont vu les champs de bataille de Champagne, de Verdun, de la Somme, et dont les oreilles bourdonnent encore du tumulte des canons monstrueux, en parlent avec un sourire condescendant. Ils la comparent volontiers à une guerre coloniale, et il ne faudrait pas trop les presser pour qu’ils ne fissent aucune différence entre les Bulgares ou les Turcs, et les « nègres » ou les « Chinois. » Les rescapés des grosses marmites et des mines-volcans sont dans l’erreur. En Orient, le canon parle moins fort ; mais les mitrailleuses et les fusils sont plus bavards. Je connais tels régimens qui ont subi des pertes plus lourdes dans une marche d’approche ou une attaque en Macédoine que dans les premiers chocs de Belgique et dans les célèbres assauts de tranchées en France. Si les torpilles et les obus suffocans ou lacrymogènes, si les jets de flammes et les nappes de gaz sont d’un usage peu commun, ce n’est pas faute de savoir s’en servir ; mais ces engins, qui représentent l’article de luxe dans la guerre actuelle, sont d’un transport et d’une installation difficiles, et les deux adversaires ont assez de mal pour se procurer en abondance l’article courant. Ils l’emploient d’ailleurs avec générosité.
Quiconque supposerait que la fougue française, la ténacité britannique, l’héroïsme serbe, la valeur italienne, l’impassibilité russe, la finesse macédonienne et monténégrine réunies auront facilement raison de la démoralisation bulgare et de la passivité turque se ménagerait de douloureuses déceptions. Les Turcs ont montré aux Dardanelles, comme naguère à Tchataldja et jadis à Plewna ce qu’ils peuvent faire dans une lutte défensive. Que les armées du tsar Ferdinand soient d’une solidité à toute épreuve, on ne saurait le prétendre après les opérations de Florina et de Monastir. Cependant, elles ont su pratiquer l’offensive, elles sont manœuvrières, leur artillerie est vigilante et prompte à l’action, leurs soldats battent volontiers l’estrade et tiennent dans les positions jusqu’à ce qu’ils aient reçu l’ordre de les évacuer. D’ailleurs, par un habile mélange, les troupes allemandes assument seules les risques et les responsabilités dans les secteurs particulièrement importans. Enfin, les Bulgares sont bien pourvus de munitions et bien ravitaillés. Je n’ai jamais vu de déserteur quémander un morceau de pain.
Contre de tels adversaires la lutte est dure. Elle s’éterniserait sur les montagnes abruptes, dans les vallées larges et les gorges difficiles, si la supériorité industrielle et numérique de l’Entente ne trouvait tôt ou tard le moyen de s’affirmer. Sur le front de près de 300 kilomètres où sont disséminés les effectifs bulgares et turcs et les maigres contingens allemands, les organisations défensives n’ont pas partout la même solidité. Elles offrent des fissures que la manœuvre permettra d’élargir. La force y aura toujours le dernier mot. Cette force, nous l’avons, et il ne dépend que de nous de l’employer à bon escient. Nous en connaissons maintenant les conditions d’emploi, et les leçons de l’expérience ne seront pas oubliées.
Les troupes françaises ont prouvé de nouveau qu’elles savent s’adapter à toutes les circonstances et à tous les milieux. Les élémens qui les composent sont nombreux et variés ; mais l’esprit de corps le plus obtus et le plus chatouilleux ne peut faire des dosages subtils d’estime dans l’appréciation des mérites des divers combattans. Les Sénégalais ont toujours le sourire, les Algériens n’ont pas démenti leur réputation de fatalistes, les Annamites et les Malgaches employés dans les bataillons d’étapes n’ont cessé de se montrer adroits, placides et patiens ; les Français sont restés eux-mêmes, c’est-à-dire grognards, valeureux et débrouillards.
On pouvait craindre pour le moral de nos auxiliaires exotiques les effets du climat et de l’exil. Dans ce pays à températures extrêmes, les premières rigueurs de l’hiver n’ont guère éprouvé que les Sénégalais avant l’envoi des tirailleurs dans des régions plus clémentes que le bassin de la Cerna. Nos soldats noirs ont été alertes, bavards, insoucians au bivouac et pendant la bataille. Ils ont marché à l’ennemi avec la magnifique insouciance que leur donne la foi dans leurs gris-gris et aussi leur naturel mépris du danger. Mais les vagues de froid les transforment en loques pitoyables. Tassés en chien de fusil dans leurs abris individuels, ils disparaissaient sous les couvertures qui cachaient leurs figures et leurs mains violettes. Ils n’auraient pas bougé pour se garer d’un percutant, pour prendre leur poste en cas d’alerte. Le souci de la conservation, les soins de leur vie matérielle, les encouragemens et les menaces ne peuvent les tirer de leur engourdissement. Quand on les oblige à se remuer, à desserrer leur jambières et leurs chaussures pour prévenir les imminentes et redoutables gelures des pieds, ils protestent d’un dolent « y a pas bon » que les vieux coloniaux n’avaient jamais eu coutume d’entendre. Ces braves gens qui cheminaient sous de violens barrages sans hâter le pas, qui faisaient des folies héroïques pour ramener en lieu sûr leurs gradés français morts ou blessés, ont besoin de soleil ou d’une température clémente pour rester les guerriers que notre épopée africaine immortalisera, que Marchand, Baratier et Mangin ont rendus populaires. Les événemens de l’après-guerre, mieux encore que les moralistes et les philosophes, diront s’il fut sage de les mêler aux querelles des Blancs ; mais tous nos « Mahmadous » se sont sacrifiés sans compter pour hâter le triomphe de notre cause. Dieu veuille que la France reconnaissante ne leur donne pas trop tôt en récompense le bulletin de vote de l’électeur inconscient !
Les Annamites et les Malgaches, victimes de préjugés pour le moins raisonnables, sont tenus éloignés des affres de la guerre contemporaine, et sont condamnés aux besognes sans gloire des troupes d’étapes sur les routes et dans les chantiers. Peut-être les Malgaches, où dominent les Hovas intelligens mais peu belliqueux, trouvent-ils en cette matière que les préjugés ont du bon ; mais les Annamites, dans leur vanité d’Asiatiques, n’observent pas sans amertume la différence de prestige qui sépare les auxiliaires jaunes des combattans noirs. Ils envient la renommée des Sénégalais, leur camaraderie exubérante avec les chefs et soldats européens. Recrutés en principe par enrôlemens volontaires parmi les anciens tirailleurs de Cochinchine ou du Tonkin, ils ont la fierté de leurs services militaires et parlent volontiers de leurs expéditions contre le Dè-Tham ou les réformistes chinois : « Moi engagé pour faire tirailleur et pas pour faire coolie, » ne manquent pas d’affirmer, aux coloniaux qui les interrogent en passant, les linhs que l’appât de la forte solde et le goût des aventures ont attirés vers la Macédoine dont les montagnes déchiquetées leur rappellent celles de l’Annam ou du Haut-Tonkin. Ils consolent leur amour-propre en accomplissant avec gravité leurs fonctions de surveillans de travaux où, par un ironique retour du sort, ce sont des Blancs, — Macédoniens, il est vrai, ou prisonniers, — qui font les besognes de coolies. Chaudement habillés pendant l’hiver, vêtus de toile en été, ils supportent allègrement, dans des bivouacs aménagés avec leur ingéniosité habituelle, leurs tristesses de déracinés. Mais leur courage tranquille et sans éclat, leur patience et leur adresse manuelle s’accommoderaient fort bien des conditions de la guerre orientale. Ils y rendraient, comme tirailleurs, sans doute autant de services que dans leurs rôles de contremaîtres ou de charretiers.
A coudoyer ainsi, dans les espaces restreints de la Macédoine, en même temps que nos auxiliaires coloniaux, les contingens de nos alliés, tous animés par le même désir de vaincre, ceux des Français de France que la lutte mondiale a jetés depuis trois ans dans la fournaise et qui, avant la guerre, ne voyaient pas plus loin que leur clocher ou leur syndicat, comprennent et apprennent. On reprochait jadis aux Français d’être un peuple de décorés qui ne savaient pas la géographie. Certes, les décorés seront toujours très nombreux chez nous, mais nos campagnards et nos citadins auront vu que le monde, hors d’Europe, n’est pas seulement peuplé d’ « Arabes » et de « Chinois. » Même les plus fermés aux idées générales savent maintenant que des peuples nouveaux et puissans ont surgi, et que la France n’est plus assez forte pour briser seule les coalitions. Mais les intellectuels et les primaires, les patrons et les artisans, les riches et les miséreux qui s’amalgament dans nos régimens ne s’attardent pas volontiers à raisonner sur l’économie politique. De l’électeur candide ou madré il ne reste plus que le soldat.
Pas plus en Orient qu’en France, le combattant de chez nous n’a la physionomie conventionnelle et caricaturale du « poilu » que les littérateurs de l’arrière ont vulgarisée. Il ne va pas dans la vie incertaine comme un héros antique, inaccessible aux sentimens et aux faiblesses des vulgaires humains. Son rire n’est pas inévitablement sublime, ses plaisanteries ne sont pas sans cesse farouchement héroïques ou héroïquement triviales, ses pensées ne se concentrent pas sur la « lutte du Droit et de la Civilisation contre la Barbarie » et sur le « bidon de pinard. » Chefs et soldats de toutes armes, transplantés en Macédoine, y sont ce qu’ils furent aux Dardanelles et sur le front français : simplement de braves gens.
Parfois ils songent à s’étonner des combinaisons qui les envoient combattre au loin, tandis que des étrangers, Anglais, Russes et Portugais, prennent leur place dans la défense de la patrie. Ils déplorent que le Corps expéditionnaire français ne soit pas exclusivement formé de guerriers voués par état et par goût aux campagnes d’outre-mer : coloniaux, auxiliaires exotiques, troupes de l’Afrique du Nord. Mais on leur dit que les soldats de l’Entente sont tous des frères ; que les marsouins et les bigors d’avant la guerre sont devenus rares, que les Sénégalais et les Annamites ne seraient pas assez nombreux, et que l’uniforme ne suffit pas pour faire un « Africain. » Alors, nos bons terriens réfléchissent ; la famille, le clocher ou la Bourse du Travail s’éloignent pour un temps de leurs souvenirs. Qu’ils portent sur leur casque l’ancre des coloniaux, le croissant des zouaves, la grenade des métropolitains, ils fraternisent sans arrière-pensée dans les relations occasionnelles du bivouac, de la bataille ou de la tranchée. L’esprit de corps étroit du temps de paix s’est transformé en émulation louable, qui a pour but immédiat le bon renom de l’Arme, ou l’éclat du numéro de régiment. Il en résultera par contre-coup une paix plus glorieuse et plus proche, et chacun s’en réjouit, car le mot « paix » n’a jamais résumé sur le front, malgré toutes les misères et toutes les angoisses, l’idée de paix à tout prix. Même chez ceux qui semblaient être les plus las de se battre, lorsque les Bulgares s’écriaient dans leurs tranchées, vers le 15 décembre : « Hé ! camarades, montrez-vous ! on ne tirera pas, car la paix va être signée ! » cet appel ne trouva aucun écho. Méfiance ? Peut-être. Sentiment confus que « ça ne pouvait pas finir comme ça ? » Sûrement.
Aussi, des privations qui eussent paru intolérables sur le front français sont-elles acceptées sans murmure. La paille, le bois, le vin même peuvent manquer quand les batailles se préparent. On n’incrimine pas l’Intendance, car on n’ignore pas qu’elle est mal outillée, que les routes sont mauvaises, que les camions transportent des cartouches et des obus, que les sous-marins rôdent dans la Méditerranée. Ils se contentent de peu quand ils savent que l’arrière « tient. » Ils ne comparent pas les cantonnemens de France aux masures macédoniennes que les canons rendent hospitalières à toutes les intempéries. Dans ces villages abandonnés, cloaques de boue et d’immondices, ils s’ingénient à réparer les béantes blessures des toits, à dessécher le sol humide qui leur sert de lit. ils font cesser dès leur début par un jovial. « Bah ! c’est la guerre ! » les exhortations et les encouragemens. Ils n’en ont pas besoin. Ils n’en ont pas besoin, même lorsqu’ils rêvent devant les cimetières rustiques où dorment ceux qui furent leurs amis et leurs chefs. A peu près sevrés des permissions que la brièveté des trajets permet d’accorder en France, ils n’en témoignent guère d’amertume. Peu habitués aux longs voyages, ils flairent dans la mer une ennemie sournoise. La douleur ou la joie causée par le décès ou la naissance qui donnent à peu près droit aux départs « à titre exceptionnel » s’aggravent ou s’atténuent d’une indéniable appréhension. Le cas n’est pas très rare du permissionnaire rescapé d’un torpillage à l’aller, ramené par ses sauveteurs à Salonique, qui « ne veut plus rien savoir » pour recommencer le voyage interrompu et renonce à toute permission jusqu’au rapatriement général. Leur besoin inné d’affection, leur sensibilité native, ils les reportent non sur les habitans dont ils ignorent la langue et les coutumes, qui se cachent ou qu’ils suspectent, mais sur les animaux variés qui transforment les régimens et les tranchées en petites ménageries. Du rat déjà glorifié par Pierre Chaine jusqu’au veau capricieux, à la bique efflanquée qu’ils ont trouvés abandonnés dans les champs, se disperse leur désir impérieux de s’extérioriser, de voir d’autres physionomies, de parler à d’autres auditeurs que les camarades auxquels ils sont rivés dans le contact incessant de la petite tente ou des tranchées.
Combien dignes de sympathie et de respect ils apparaissent, nos combattans du front macédonien, sur la terre lointaine où ils sont les ouvriers diligens, silencieux et tenaces du salut national ! Cette épreuve de la guerre altruiste, ils la subissent avec la même fermeté que sur le front français. Que les chemins de fer sans express, les cartes de beurre, les jours sans pâtisseries, les journaux à deux pages paraissent incommodités falotes, quand on les juge par delà les hommes qui ont fait don sans réserve et sans phrases de leur corps, de leur esprit et de leur cœur à la patrie ! Dans les conseils de dirigeans, où s’élaborent les destinées d’une Europe assagie, les grands chefs militaires peuvent appeler le temps avec confiance, comme avocat de leurs projets. En Macédoine aussi bien qu’en France, nos troupes attendront autant qu’il le faudra, sans anxiété sinon sans regrets, la date incertaine du choc final.
PIERRE KHORAT.