Propos japonais/04

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 29-34).

EN HIVER


La vie japonaise, en hiver, est réellement étrange ! Ici, surtout, dans le Hokkaido, il y a en hiver pour le moins autant de neige et il fait aussi froid qu’au Canada. Il y a également ce qu’on appelle là-bas des grandes poudreries, ces terribles rafales qui semblent vouloir tout ébranler et tout démolir.

Or, tandis qu’au Canada, on habite des maisons solides et chaudes et que, pour sortir, on s’enveloppe de fourrures, ici, on semble entièrement indifférent à se prémunir contre le froid. Les Japonais, soit au foyer, soit sur la rue, donnent le spectacle d’une endurance incroyable.

Le foyer japonais ! Mais est-il bien vraisemblable de parler de foyer au Japon ? Pourrait-on entendre ici, par ce mot, cet âtre à la lueur dansante et mystérieuse, à la chaleur douce et bienfaisante, autour duquel, chez nous, la famille forme ses liens indissolubles et goûte ses joies si pures ; cet âtre, devenu le poétique symbole, non seulement de l’amour familial, mais aussi de l’amour de la patrie ? pro aris et focis ! comme disaient les Romains ; pour Dieu et la patrie ! ont traduit les nations catholiques.

Au foyer japonais, il n’y a pas l’âtre de chez nous.

Au Japon, il n’y a guère que des chaufferettes, soit pour se chauffer, soit pour cuire les aliments.

On se chauffe autour de petits récipients, le plus souvent portatifs, de formes les plus variées, et qui sont parfois de véritables objets d’art. On les nomme hibachi c’est-à-dire les bassins de feu. Ils contiennent un peu de charbon de bois, qui se consume, comme l’on sait, sans flamme ni fumée ; on entretient l’incandescence de ces morceaux de charbon, en les remuant doucement au moyen de petits bâtonnets de fer, tout à fait semblables à ceux de bois dont on se sert pour manger, et appelés pour cette raison : « les bâtonnets du feu », hibashi.

Autour de ces chaufferettes donc, nos bons Japonais se groupent et étendent les mains vers la chaleur insignifiante qui s’en dégage sans grand rayonnement.

Les chaufferettes de cuisine sont plus simples encore. Le feu, alimenté toujours par ce même charbon de bois, est contenu dans des pots de fer, dont la grosseur dépasse un peu celle de nos pots à fleurs ordinaires.

Ces diverses chaufferettes sont déposées par terre, les premières sur les nattes, les autres sur le parquet de la cuisine, seul endroit de la maison où il n’y ait pas de nattes. Dans une maison japonaise, il n’y a ni table, ni chaise, ni banc, ni lit ; à peine une toute petite table très basse, autour de laquelle on prend le repas, et qu’on fait disparaître aussitôt après.

Avec si peu de feu dans la maison, on soupçonne donc facilement le froid qu’il peut y faire. Encore si la maison était construite de façon à conserver la chaleur !

Or, jugez-en : Les murs, il est vrai, sont en bois ; mais ils sont très minces et simplement recouverts de papier à l’intérieur. De plus, les quelques chambres de la maison ne sont séparées que par des cloisons en papier. Il n’y a pas jusqu’à la porte extérieure qui ne soit en papier ; seule celle du vestibule est en bois.

Évidemment, un tel logis ne peut être que fort accessible aux courants d’air. De fait, lorsque la nuit, il survient une tempête, il n’est pas rare qu’on trouve, le matin, de la neige dans la maison. Comment dormir en un lieu aussi froid ? C’est le secret des seuls intéressés. Couchés sur de petits matelas qu’ils appellent futon et qu’ils étendent sur les nattes autour d’une chaufferette, s’enveloppant dans des couvertures, ils dorment, ainsi sans plus de façon.

Cette vie au foyer, est donc déjà très rude. Que dire de celle de l’extérieur, sur la rue ?

Sur la rue, il y a des promeneurs. Mais peut-on réellement appeler promeneurs ces gens affairés, qui se croisent incessamment dans un pays païen, où l’on ne connaît pas le repos dominical et où l’on se rue, pour ainsi dire, à l’assaut du bien être ou de la richesse, seules ambitions d’un peuple qui ne connaît pas le vrai Dieu et n’aspire pas au vrai bonheur du ciel ?

Or, ces gens-là n’ont ni fourrures, ni vêtements de laine, comme au Canada, à part, toutefois, le petit nombre de ceux qui ont commencé à combiner le port des vêtements étrangers avec celui des vêtements du pays. Ces derniers, appelés kimono, sont faits, ordinairement de coton ; les Japonais en ont aussi de soie, mais ce sont des habits précieux qu’ils ne revêtent que dans les grandes circonstances. La forme en est toujours la même ; et par la manière dont ils recouvrent le corps, ces habits semblent bien peu propres à préserver du froid. Pas de chaussures, non plus, mais de simples geta : sortes de sandales de bois, uniques en leur genre, qui ont le seul avantage d’empêcher le pied de se couvrir de neige. Pour être précis, ces sortes de sandales que l’on porte en hiver et aussi en été, quand les rues sont boueuses, ne se nomment pas geta mais ashida ; elles sont de même forme que les geta, sauf qu’elles sont un peu plus hautes. À ce propos, des Japonais ont remarqué, eux-mêmes, un autre contraste entre les coutumes étrangères et celles de leur pays : quand il pleut ou quand il neige, disent-ils, les étrangers allongent leurs chaussures par en haut, tandis que les Japonais les allongent par en bas, faisant allusion aux longues bottes ou aux ashida que les uns ou les autres emploient en pareilles circonstances. Aux pieds, on porte aussi les tabi, petites chaussettes, qui ne montent qu’à la cheville, laissant la jambe nue. Il n’est pas rare, cependant, de rencontrer des personnes allant nu-pieds sur ces froides geta.

Parmi les hommes, ici, beaucoup portent la casquette étrangère, mais on en remarque encore un bon nombre qui n’ont que le traditionnel fichu. Quant aux femmes, elles n’ont pour chapeau que leur épaisse et luxuriante chevelure, même lorsqu’il neige à plein ciel. Parfois, tout de même, lorsqu’il fait pareille tempête, elles ont la tête gracieusement enveloppée d’un joli fichu qu’elles nomment assez improprement — du moins, si l’on en juge du point de vue étranger — un chapeau, en japonais bôshi. Ou bien elles portent un parapluie que d’aucuns, jaloux de chaste précision, tiendraient peut-être, non sans raison, à qualifier de « paraneige » ou de quelque nom équivalent.

Sur la rue, il y a aussi des stationnaires. On les voit surtout aux carrefours très fréquentés. Ce sont de petits marchands de fruits, de biscuits, de bijouteries, de joujoux ou d’objets rares, soi-disant précieux. La plupart du temps, ces gens-là sont de fins filous qui trompent très habilement les curieux trop stupides et leur escroquent très poliment leur argent. Il y a parmi eux des hommes et des femmes. Ils s’installent en ces endroits, quelque mauvais temps qu’il fasse, et attendent patiemment les acheteurs, en se chauffant les doigts au-dessus d’une petite chaufferette placée à côté d’eux. Les femmes y ont même avec elles leurs bébés, qu’elles allaitent publiquement sans le moindre scrupule.

Sur la rue, il y a encore une multitude d’enfants. Il va sans dire que ces enfants s’amusent et jouent comme partout ailleurs. Ils glissent sur de petits traîneaux ou sur leurs petites pelles. Quelques-uns, montés sur des patins tout à fait primitifs, patinent, non sur la glace, mais sur la neige. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que ces enfants sont, eux aussi, à demi-vêtus. Presque toujours nu-tête, et souvent nu-pieds sur leurs petites ashida, ils s’amusent gaiement ; ils pleurent et quelquefois crient, mais se consolent vite, reprennent leurs jeux et ne paraissent pas souffrir.

Quels Japonais ! La rude vie que la leur ! Assurément, soit au foyer, soit sur la rue, ils donnent à nos Canadiens une forte leçon d’endurance. Et ce qu’il y a surtout d’admirable en cela, c’est qu’ils ne se plaignent jamais du froid. Ils en font un sujet banal des premiers mots qu’ils vous adressent, en vous rencontrant, et même souvent ils n’ont pas d’autre manière de saluer ; ils disent alors : O samû gazmasu. « Il fait froid », ou quelque chose d’équivalent. Mais là s’arrête toute leur pénible impression, ajoutant simplement — ce qu’ils disent presque toujours quand ils éprouvent une contrariété. — « Il n’y a rien à faire, » shikata ga arimasen. Les Japonais, d’ailleurs, sont patients, résignés et ne blasphèment jamais. Autre leçon encore pour nos Canadiens.