Propos japonais/06

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 43-52).

LES BRUITS DE LA RUE


La rue japonaise n’est pas tapageuse comme celle de nos villes canadiennes. Ce n’est pas à dire qu’elle soit moins fréquentée : au contraire, elle l’est bien davantage, la population étant si dense !

Cette tranquillité relative provient de plusieurs causes. D’abord, les rues japonaises n’étant pas encore pavées, ni en ciment, ni en asphalte, ni en vrai macadam, mais tout simplement recouvertes, de-ci de-là, d’une couche de cailloux, qui, avec les années, s’enfoncent dans le sol, le bruit des voitures n’est, d’ordinaire, pas très retentissant. Ensuite, parmi les rares voitures que l’on voit en ce pays tirées par un cheval, la plupart viennent de la campagne. Les marchands de la ville ont bien aussi leurs voitures de livraison comme au Canada, mais ce sont, ou des charrettes tirées à bras, ou des bicyclettes, dont le nombre, en revanche, est très considérable. Quant aux automobiles et aux motocyclettes, de plus en plus elles deviennent à la mode.

Cependant, le long du jour et aussi dans la soirée, il vient de la rue japonaise, des bruits tout particuliers.

Pour l’étranger qui met pour la première fois le pied en terre japonaise, ou même pour le Japonais qui s’est absenté quelque temps de son pays, le bruit qui l’intrigue le plus, est celui des geta. La chaussure japonaise, qu’on appelle geta, consiste en une planchette montée sur deux autres morceaux de bois plus minces, placés en travers et fixés verticalement. Elle tient au pied, au moyen d’une corde dont les deux extrémités sont fixées sur la planchette, de chaque côté du pied, et dont le milieu est retenu sur le pied par un autre bout de corde également fixée à la planchette, et passant entre le gros doigt du pied et les petits. Or, voyez-vous d’ici l’effet de la marche, avec pareille chaussure ? Comme le pied n’est retenu à la geta que par la pointe, le talon de la chaussure restant à demi libre ne peut faire autrement que de frapper la terre à chaque pas. De là, le bruit singulier des geta dans la rue. Et quand il y a foule donc, les jours de fête publique, par exemple ! Oh ! quel tapage alors !

Un autre bruit non moins intéressant est la voix des marchands ambulants. Il y a, en effet, dans les villes japonaises une foule considérable de ces petits marchands. Ils vendent surtout des aliments de toutes sortes, naturellement tous préparés à la japonaise. Or ces vendeurs font, en passant dans la rue avec une petite voiture ou bien simplement avec des caisses portées au joug, la réclame de leur marchandise ; ils crient ou même chantent, sur un air de leur fabrication, le nom de l’article de leur spécialité.

Le matin, par exemple, on entend invariablement la ritournelle : Natto ! natto ! rendue d’une voix claire par des petits garçons de 15 à 16 ans. Le natto est un aliment consistant en petits haricots ronds, ordinairement enveloppés par petite quantité dans de la paille de riz. Plus tard, c’est le dango, gâteau en forme de boule, fabriqué avec de la farine de riz, des haricots et du sucre ; ou bien le tôfu, pâté de haricots détrempés dans l’eau et broyés sous une meule. Pour crier ce mot, le vendeur a parfois un chalumeau, dont il tire un son imitant parfaitement celui que d’autres vendeurs de cet aliment prononcent de vive voix. À certaines époques de l’année, on annonce le mogura, ou haricot de Corée, l’arame, espèce d’algues comestibles, le udon, espèce de macaroni.

Il y a aussi les vendeurs de poissons tels que le nishin (hareng), le saba (maquereau), et cent autres, dont l’énumération serait trop fastidieuse. Cependant je note encore le kingyo ou poisson doré, que l’on trouve en abondance, au printemps, dans le détroit de Hokkaido. Celui-là, on ne le vend pas comme aliment mais comme curiosité ; l’habitude en est d’ailleurs aussi connue au Canada. Mais il faut entendre la ritournelle du marchand de ce poisson. Elle est assurément la plus amusante de toutes et uniformément la même dans toutes les villes où vous allez.

Il y a encore les marchands de bonbons aux multiples formes et aux multiples goûts. Ces vendeurs n’annoncent pas leur marchandise comme les autres, en nommant leurs articles, probablement parce qu’ils en ont trop d’espèces. Ils jouent plutôt sur un chalumeau un air, toujours le même, qu’ils répètent de temps en temps, tout en poussant devant eux leur petite voiture. Il y en a même qui ont un cornet et deux tambours : alors, c’est de la musique pour de bon, qui gagne tout à fait la cupidité des enfants. Au temps des grandes chaleurs d’été, le vendeur d’aisucurîmu ne passe pourtant que cet article. Il ne faut pas s’effrayer de l’orthographe de ce long mot, qui paraît barbare : c’est tout simplement le mot anglais « ice cream », japonisé. Mais ce qui est le plus intéressant, c’est que très souvent ce vendeur qui clame sérieusement ce mot, sans trop bien le comprendre, ne vend pas autre chose que de la glace. Celui qui vend le habutaemochi n’a pas d’autre chose non plus dans sa petite voiture. Le habutaemochi est une espèce de moci : gâteau fait avec du riz cuit à la vapeur et ensuite broyé dans un mortier ; on lui donne toutes les formes et toutes les couleurs que l’on veut. Le habutaemochi est appelé de ce nom parce qu’il ressemble à une étoffe de soie très jolie qu’on nomme habutœ.

Enfin, il y a le long du jour une autre classe de bruits auxquels je ne trouve pas de nom générique. C’est d’abord le tambour de la réclame. Au Japon, les magasins, les théâtres etc., font de la réclame, non seulement avec des annonces dans les journaux et des affiches un peu partout, mais aussi avec le tambour dans les rues. C’est une procession dont le cortège est plus ou moins nombreux, selon l’argent alloué probablement. Des femmes, portant des oriflammes, sur lesquelles on peut lire l’objet de la réclame, s’en vont à la file indienne, précédant et suivant un « pousse-pousse » qui traîne un homme muni d’un tambour. Il ne faut pas s’attendre ici à un morceau musical d’artiste : le joueur en question n’a guère, semble-t-il, des prétentions de ce genre. Si on en juge par le tapage confus, dont il nous ahurit, on conclut vite que cet individu n’a pas dû faire de longues études préparatoires. Pour la réclame des théâtres, il y a aussi des joueuses de guitares, quelquefois même un corps de fanfare.

Il y a encore le son de la clochette des bonzes mendiants, tout sales, tout déguenillés, bien qu’ils soient très riches. Ils portent, à la main, un gourdin en guise de canne, et sur le dos, des caisses remplies d’images grotesques et de bibelots idolâtriques. Ils ont donc une clochette, qu’ils sonnent aux portes de leurs clients, tout en larmoyant des prières. Ils sonnent et prient ainsi jusqu’à ce qu’on leur fasse l’aumône. Que si on la leur refuse en faisant la sourde oreille — ce qui est fréquent — ils ne paraissent pas s’en affecter le moins du monde et s’en vont du même pas.

Autre son de cloche est celui que font entendre sur leur passage les chevaux de charge. Les chevaux, en hiver et souvent même en été, portent au cou une cloche, pour avertir les gens qui marchent dans la rue, d’avoir à leur livrer passage. Cette cloche est parfois assez grosse, trop grosse même, semble-t-il. La coutume, diton, vient de Russie, par la voie de Karafuto.

Un autre bruit assez ennuyeux est celui que font les raccommodeurs de pipes. La pipe japonaise, kiseru, est toute différente de celle qu’on voit à l’étranger. Elle comprend trois parties, : le bout que l’on met dans la bouche, suiguchi, le tuyau, rao, et le fourneau, gankubi. Le bout et le fourneau sont en métal, tandis que le tuyau est en bambou : le fourneau est si petit qu’il ne peut guère contenir de tabac que la grosseur d’une fève. Or, comme le tuyau est en bambou, très souvent il faut le changer, et, pour ce travail, paraît-il, il faut un expert. Voilà pourquoi, au Japon, ce simple petit travail devient un métier. Ce fabricant passe dans la rue avec sa petite charrette sur laquelle il y a un petit fourneau à vapeur muni d’un sifflet : principal moyen pour cet homme de faire de la réclame.

Voici maintenant des chants, ceux des travailleurs. Les Japonais chantent beaucoup en travaillant, et très souvent, à l’unisson, quand, par exemple, ils ont à soulever de lourds fardeaux. On appelle ces chansons : kiyari no uta. Ces chansons ne sont pas bien longues, ni très variées : ce ne sont que quelques mots prononcés sur un air quelconque, mais qui servent pour ainsi dire de mot d’ordre, afin d’unir les forces de tous, pour soulever les fardeaux plus aisément. Les femmes aussi ont de ces chansons, principalement le groupe de celles qui travaillent aux fondations d’une maison ou de quelque autre édifice. Au Japon, en effet, les femmes font presque les mêmes travaux que les hommes ; et la pose des fondations d’un édifice est, semble-t-il, leur monopole. Au moyen d’un gros marteau pilon en bois, qu’elles soulèvent verticalement avec des cordes passant dans des poulies et qu’elles laissent ensuite retomber lourdement, elles enfoncent dans le sol les pierres de fondations. Or, pendant ce travail, elles chantent continuellement sur le même air diverses paroles que l’une d’elles, chef de la bande, improvise à mesure et entonne avec vigueur. Quelquefois paraît-il, ces chants sont très mauvais, car ces femmes sont d’ordinaire des personnes de bas étage et de vile éducation.

La soirée est naturellement beaucoup plus paisible que le jour ; tout de même, ce n’est pas encore le silence complet. À l’heure où le soleil se prépare à quitter l’horizon et permet à une brise fraîche de venir un peu nous soulager de la chaleur torride, dont nous étions écrasés durant le jour, nous entendons surtout le vacarme des enfants revenus de l’école.

Ce bruit, tout de même, n’est pas toujours aussi désagréable qu’on peut le penser. Les jeux des enfants, ici, sont très variés et très gentils. Les chants des petites filles jouant à la balle surtout ont quelque chose de très gracieux.

Plus tard, quand le soleil est couché et que tout est à peu près noir dans les rues — l’éclairage des rues des villes aux frais des municipalités n’est pas encore très répandu au Japon, — on entend encore des chansons, chansons très mélancoliques, comme la plupart des chansons japonaises. Elles sont chantées par des flâneurs qui retournent chez eux, la jambe traînante. Quelquefois aussi elles sont exécutées par un amateur ou un professionnel qui donne une leçon publique dans une maison voisine.

Vers ce temps aussi on entend souvent le son des violons ou celui de la flûte. Le violon japonais, est une importation de l’étranger. Les Japonais paraissent bien aimer cet instrument, mais peu savent le manier avec une âme d’artiste. Cependant, le soir, quelques amateurs, en groupe de deux ou trois, se promènent en jouant de leur mieux quelques airs de leur répertoire.

Les Japonais jouent mieux la flûte du pays. La flûte japonaise, fabriquée avec du bambou, a un son merveilleusement doux, riche et pur. Elle rend tous les jeux de la voix, avec une précision et une sonorité parfaites. Elle rend aussi les vibrations de l’âme, avec une sensibilité exquise et prenante. Elle est, semble-t-il, le meilleur interprète de l’âme japonaise, si riche au fond, et si avide de goûter, malgré tout, des joies plus pures et moins terre à terre.

Il n’en est pas de même du tambour des bonzes, au mois de janvier. À cette époque la plus rigoureuse de l’année, les bonzes pratiquent ce qu’ils appellent les kangyô, c’est-à-dire les exercices de pénitence en temps de froid. Chaque soir de janvier, ils se promènent donc dans les rues en récitant des prières et en frappant du tambour pour demander l’aumône. Aussi, ne cherchent-ils, pour ces exercices, que la récompense de ce siècle, c’est-à-dire la louange et l’argent. Ils reçoivent l’un et l’autre, il est vrai, mais par là même, ils sont déjà jugés ; et n’y eût-il que ce seul fait à prouver contre eux, il est déjà évident que leur religion, étant toute humaine, ne peut être qu’une contre-façon, un leurre, un mensonge.

Dans la soirée, on entend encore le sifflet des masseurs et la réclame du vendeur d’amulettes. Les masseurs sont très nombreux au Japon ; la pratique du massage inspire ici beaucoup de confiance. Ceux qui se livrent à ce métier sont en général des aveugles. Le vendeur d’amulettes a un rôle moins honnête : comme on le devine, c’est un propagateur de superstitions. Cet homme compte surtout sa clientèle parmi les personnes de vie libre.

Enfin, le dernier bruit de la rue japonaise est celui que fait le veilleur de nuit. On l’entend à partir de dix heures. Il y a, en effet, au Japon des veilleurs de nuit, qui font la ronde pour faire coucher les gens et veiller à la sécurité publique contre les malfaiteurs. Autrefois, ils avaient, pour remplir cet office, un instrument, appelé bango, consistant en deux morceaux de bois que le veilleur frappait l’un contre l’autre. Aujourd’hui l’instrument est en fer, et même, en certains, endroits, au lieu de cet instrument, on se sert d’une clochette. L’homme porte aussi une lanterne et passe ainsi en frappant de son instrument à chaque pas qu’il fait. Naturellement, il arrive souvent qu’un pareil tapage au lieu de faire dormir ceux qui veillent, réveille ceux qui dorment.

Après ce dernier bruit, c’est le grand silence de la nuit.