Propos japonais/10

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 73-78).

ENTERREMENT CATHOLIQUE


Je veux parler du deuxième enterrement que j’ai fait depuis mon arrivée au Japon.

Mais d’abord un tout petit mot du premier, qui avait été d’une simplicité navrante. C’était à la campagne, en plein hiver, par une de ces terribles tempêtes de neige qu’on appelle au Canada si pittoresquement « poudreries », et qu’on retrouve aussi souvent ici que là-bas.

Il s’agissait d’un enfant, baptisé à l’article de la mort, par son grand père chrétien. Le père est, lui aussi, chrétien, mais, hélas ! il ne pratique pas, et la mère est païenne obstinée.

J’arrivai donc dans une famille à peu près païenne. De plus, la maison était remplie de visiteurs, parents, amis, voisins sans doute, tous païens, rassemblés pour la circonstance et surtout pour le festin qui, chez les païens, se fait avant le départ pour le cimetière.

On devine l’accueil que l’on me fit. Une politesse impeccable unie à la plus froide indifférence. De plus, mon ignorance à peu près complète de la langue alors, me créait une situation plus ou moins agréable. Heureusement que je m’étais fait accompagner par le catéchiste de la mission !

La visite fut donc relativement sommaire. Condoléances d’usage, prières de la sépulture, nouvel échange de courtes paroles et départ : tel fut le programme assez précipité de ce premier enterrement.

Le second fut plus consolant. Au moins il eut un caractère plus nettement chrétien. C’était aussi à la campagne, à quelques heures d’Asahigawa. Je pris le train de cinq heures du matin. Comme on était à la fin d’octobre, c’était l’heure où le soleil, au bord de l’horizon, soulevant de sa tête rayonnante le sombre voile des ténèbres, esquisse un premier sourire à la nature, sans doute pour la consoler de la misère et de la tristesse automnales qui l’envahissent tout entière à cette époque.

Cette fois encore, j’étais accompagné d’un chrétien. Au bout d’une heure, nous descendîmes du train pour faire le reste de la route à pied, le chemin de fer ne passant pas par le village où j’allais faire l’enterrement. Nous arrivâmes à destination vers huit heures.

Le village est situé dans une très large vallée, au fond de laquelle serpente et coule silencieusement un ruisseau. Les deux flancs de cette vallée sont à peu près tout défrichés ; il y a peu d’arbres, par conséquent, et les seuls qu’il y ait, ne portaient alors, au bout de leurs branches dénudées, que quelques feuilles rousses et desséchées, à peine retenues par un fil et palpitantes sous la brise, comme des malades qui ne veulent pas mourir. L’aspect n’avait donc rien de bien agréable. Quant aux maisons du village, ce ne sont que des huttes de paille ; elles sont peu nombreuses et blotties çà et là, non loin du ruisseau, dans les sinuosités de la vallée.

Nous entrâmes donc dans une de ces huttes, où se trouvait notre cher défunt. L’aspect en était encore plus misérable à l’intérieur qu’à l’extérieur. Des trois appartements, le premier servait d’étable et de hangar, le second, de cuisine sans doute, puisqu’il y avait un feu de fagots, le troisième, de logement. C’est dans ce dernier qu’on avait installé le cercueil et que les chrétiens faisaient la veillée funèbre.

C’est aussi dans cet appartement que j’allais célébrer les funérailles. Avec l’aide des chrétiens, je préparai l’autel et tout ce qu’il fallait pour le service. Quand je commençai le saint sacrifice, il était passé neuf heures. Pendant la messe, les chrétiens récitaient leurs prières à haute voix, comme c’est l’habitude dans nos chrétientés japonaises. Une quinzaine de païens étaient aussi venus prendre part aux funérailles ; mais trois ou quatre seulement ont entendu la sainte messe, les autres étaient restés à causer dans les pièces voisines ; et, au moment de l’élévation, j’avais peine au cœur d’entendre le bruit de leurs voix venir jusqu’à moi.

Après le service et l’action de grâces, on me donna de la nourriture japonaise, qui devait me tenir lieu de déjeuner et de dîner. Enfin, vers onze heures, on se prépara à partir pour le cimetière, qui se trouvait à deux heures de marche environ. Avant de retirer le cercueil de l’appartement, on l’ouvrit une dernière fois. Alors le fils du défunt, déjà marié et père de deux enfants, faisant approcher son aînée, une gentille petite fille de trois ans, lui fit répéter après lui ces paroles : « Noble vieillard, adieu ; au ciel où vous êtes sans doute, priez, s’il vous plaît, pour que nous soyons tous de bons chrétiens ! » La chère petite dit ceci d’une voix ferme, claire et pénétrante comme un son d’orgue ; c’était touchant à remuer l’âme jusqu’en ses dernières fibres ; les femmes éclatèrent en sanglots et moi-même, je l’avoue, j’ai failli pleurer.

Bientôt nous fûmes en route. Le cercueil était chargé sur un traîneau qu’un cheval tira avec grand peine, car c’était encore sur la terre nue. Mais le cortège était nombreux. Outre les païens adultes qui étaient venus à la maison, les uns pour assister à la messe, les autres au moins pour attendre la fin du service, il y eut encore tous les enfants de l’école de l’endroit, qui, leur maître en tête, se joignirent à nous et nous accompagnèrent une bonne partie du chemin. Arrivés à un tournant de la route, sur un signal de leur maître, les enfants s’arrêtèrent et se placèrent sur deux lignes : petits garçons en tête et petites filles en queue, tous bien droits, au port d’armes, poings sur la hanche, militairement en un mot, comme on fait partout dans les écoles au Japon. Alors le cortège aussi s’arrêta, et le maître s’avançant fit au nom de ses élèves un petit discours au fils du défunt, qui avait été lui-même, il y a quelques années, instituteur dans cette école. Celui-ci répondit ensuite en quelques mots, puis le cortège se remit en marche, tandis que les enfants, après une profonde inclination à leur ancien professeur, retournèrent à leur village.

Au cimetière, lorsque nous y arrivâmes, il y avait encore d’autres païens, une quinzaine, qui avaient pris les devants pour préparer la fosse et ses abords. Ils étaient là, se chauffant autour d’un feu de fagots. Tout étant prêt pour la bénédiction de la fosse et pour l’inhumation, la dernière cérémonie ne souffrit pas de retard.

Enfin, après avoir remercié et salué tous ces gens, je repris avec mon compagnon la direction de la gare. Cette nombreuse assistance m’avait profondément touché : elle ne comptait que des cultivateurs, qui n’avaient pas hésité à sacrifier toute une journée, pour rendre ce pieux devoir à un homme d’une autre religion que la leur. C’était, m’a-t-on dit, dû à la haute considération, dont ce brave chrétien avait toujours joui dans ce village : ses vertus vraiment remarquables l’avaient fait respecter et aimer des païens eux-mêmes.

Je rentrai à Asahigawa à cinq heures de l’après-midi. Le soleil dévalait maintenant à l’horizon et disparaissait devant les ténèbres qui recousaient patiemment leur triste voile déchiré depuis l’aurore ; tandis qu’à l’opposé, sous une lune encore pâle et timide des petits nuages moutonneux accouraient faire la caravane.