Propos japonais/25

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Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 233-244).

LA VIE INTIME DU MISSIONNAIRE


Est-elle assez intéressante pour qu’il vaille la peine d’en parler ? Vraiment, on pourrait se le demander ; elle est si monotone et si solitaire ! D’ordinaire, le missionnaire vit seul dans le poste à lui confié. Tout le jour, toute la semaine, il ne reçoit aucun visiteur, avec qui il puisse s’entretenir à son aise, comme on fait en famille. C’est à peine si, une fois le mois, il peut rencontrer un confrère et se procurer ainsi cette consolation légitime et même nécessaire.

Cependant, à vrai dire, ce n’est pas là précisément la vie intime du missionnaire. Cette vie est moins égoïste et plus haute. Elle se localise et se meut dans le cercle des âmes, auxquelles le missionnaire est venu se consacrer. Si elle a ses tristesses, elle a aussi ses joies.

On devine un peu ses tristesses. C’est d’abord celle que cause au missionnaire le spectacle du paganisme. Autour de lui un peuple innombrable fourmille. Or, tous ces pauvres gens vivent sans savoir pourquoi. Ils travaillent, les uns pour manger, d’autres pour s’enrichir, tous pour arracher à cette misérable vie le plus de jouissances possible.

De l’idée du vrai Dieu, rien qui s’affirme, rien qui subsiste ; on l’ignore. Avec ces païens, on ne peut parler ni de Dieu ni d’aucune chose sainte : ils ne comprennent pas, ils ne savent pas. Pour eux, la notion du divin n’est pas celle d’une puissance supérieure unique, maîtresse et gubernatrice du monde, c’est plutôt celle d’une pluralité spirituelle ! Ils admettent volontiers jusqu’à « huit cent myriades de dieux ». Ce ne sont pas non plus les superstitions qui leur manquent. Leur vie, au contraire, en est tout incroyablement compliquée et enchevêtrée. Et le nombre des temples donc ! De seuls temples bouddhistes, il y a quelques années, on en comptait au Japon exactement 73,299, appartenant à 76 sectes différentes. Il y a en outre 120,000 temples shintoïstes, sans compter des miniatures de cinq ou six pieds cubes ou de dimensions plus petites encore, que l’on trouve dans certains petits villages, ou même que l’on remarque aux abords de certaines maisons privées. Ceci ne doit pas étonner, puisque le temple shintoïste n’est, pour les esprits, qu’un récipient sacré où les simples humains ne peuvent pénétrer. Les bonzes et les bonzesses continuent toujours, dans leurs temples, à larmoyer des prières, au son des tambours et cymbales, devant leurs idoles horriblement grotesques ; et matin et soir, on entend toujours le son lugubre et sinistre de leur grosse cloche. Mais d’ordinaire, ils sont seuls à faire leurs dévotions ; le peuple n’apparaît au temple qu’à de rares intervalles.

D’ailleurs, les bonzes ne s’en soucient guère : pourvu qu’ils aient de l’argent et leurs femmes, ils n’ambitionnent pas autre chose. Aussi n’ont-ils sur le peuple d’autre prestige que celui de leurs superstitions, tout juste assez pour leur attirer des aumônes. Leur action moralisatrice est nulle ; bien au contraire, elle est démoralisatrice et dissolvante, à cause du scandale de leur vie molle et sensuelle.

Il n’y a donc pas ou peu de religion parmi ces païens. À peine quelques rares principes de la loi naturelle surnagent-ils sur l’abîme de tant d’ignorance : Apparent rari nantes in gurgite vasto, si l’on peut appliquer ici ce vers de Virgile. Or, comment le cœur du missionnaire ne se sentirait-il pas brisé de tristesse à ce spectacle ? « Oh ! gémit-il souvent, si tous ces gens étaient chrétiens ! » et les larmes lui viennent aux yeux !…

Une autre cause de tristesse pour lui, c’est l’état d’impuissance où se trouve actuellement la religion catholique en ce pays. Jusqu’ici encore, pas de prestige et peu de succès !

Comment pourrait-on escompter du prestige ? Les églises ici sont si peu nombreuses et, où il y en a, elles sont si petites, si pauvres, si misérables ! Construites d’ordinaire en bois et si fragilement, qu’à peine peuvent-elles durer dix ans, sans se disloquer, elles ne se distinguent guère des autres maisons japonaises, que par une petite croix qui les surmonte et qui, la plupart du temps, reste inaperçue des passants.

Et puis, dans le saint exercice du culte, dans les cérémonies, rien de solennel, rien de majestueux, rien de puissant ; au contraire, tout est simplifié, tout est modeste, tout est raccourci. On se borne à l’essentiel en tout ; il le faut bien : on ne peut faire autrement.

Par les chrétiens eux mêmes, la religion n’obtient pas davantage de prestige. Nos chrétiens, en général, n’occupent dans la société qu’une position peu avantageuse à ce point de vue. Ce sont des gens pauvres, appartenant, pour un bon nombre, à l’ancienne classe des samuraï, la classe la plus droite et la plus honnête de la nation, il est vrai, mais aussi la classe la moins favorisée de la fortune, depuis sa dégradation officielle. Il ne se trouve donc encore à peu près personne, par qui notre sainte religion puisse s’imposer à l’admiration ou même à l’attention ; personne qui puisse efficacement faire valoir ses intérêts, personne pour la recommander auprès de la classe officielle et dirigeante du pays ; bien plus, personne pour la défendre contre les attaques des fanatiques. Or, tout ce qui est pauvreté et faiblesse étant méprisé et dédaigné en terre infidèle, il suffit presque d’être catholique pour être discrédité. Et cela est si vrai que tel, par exemple, de nos chrétiens qui occupe déjà un rang assez considérable dans l’armée ne peut malgré les capacités brillantes qu’il possède, être promu à un grade plus élevé, pour la seule raison qu’il est catholique.

La conséquence, c’est le faible succès de l’apostolat à l’époque actuelle. Les conversions se font une à une et non sans intervalle. De plus, beaucoup commencent, à étudier le catéchisme et cessent avant d’avoir reçu le baptême : l’épreuve de la formation a bien vite trahi ceux qui ne sont pas sincères, ou découragé les âmes veules. De là le petit nombre de chrétiens. Le dimanche, on les voit venir à la messe, disséminés, perdus, pour ainsi dire, au milieu de toute une foule de gens qui passent sans entrer ; et, lorsqu’ils sont réunis, ils ne parviennent pas à remplir une toute petite chapelle. Sur semaine, on ne remarque guère que quatre ou cinq personnes à l’église, et encore, pas partout. Quant aux communions, les jours autres que le dimanche, si on en compte parfois neuf ou dix, il y a lieu de se féliciter.[1]

Qu’il y a loin d’ici au ravissant spectacle de nos grandes foules canadiennes se pressant dans nos églises !

Et dans nos temples, c’est ce beau chant liturgique, soutenu presque partout par les puissants ronflements de l’orgue ; dans la nef, c’est ce bon peuple qui déborde jusque dans les allées ; tandis qu’au sanctuaire, ce sont nos charmants enfants de chœur, avec leurs petits surplis fraîchement plissés ; enfin à l’autel, perdu au milieu de mille lumières, et les flots d’encens qui voilent sa figure, le prêtre !!!

Au Japon, rien encore de cette pure beauté, de cette majesté incomparable. Notre sainte Église, hélas ! y apparaît presque partout, amoindrie, sans éclat, sans prestige, sans succès, en un mot sans puissance. Oh ! comme cela est pénible pour le cœur missionnaire !

Encore si tous ses chrétiens étaient fervents ! Mais voici pour lui un troisième sujet de tristesse : malheureusement, quelques-uns de ses baptisés ne pratiquent plus la foi qu’ils ont embrassée. À cette chose si regrettable, il y a plusieurs raisons. La première, c’est leur manque de courage. Après quelque temps de ferveur, ils ont fini par trouver le joug difficile à porter, et peu à peu, ils négligent leurs devoirs religieux ; enfin, honteux de leur conduite, mais non résolus à s’amender, ils renoncent à paraître à l’église.

Il y a aussi l’ambiance païenne au milieu de laquelle ils sont forcés de vivre. Très souvent il se trouve encore des païens, même, dans leur propre maison ; leurs proches sont païens, leurs amis sont païens. Or, nos pauvres chrétiens, témoins constants de si dissolvants exemples, se sentent presque fatalement entraînés à négliger ou à abandonner une religion qui demande des sacrifices.

Enfin, pour beaucoup, il y a l’éloignement de l’église. De la sorte, il est bien impossible que tous nos chrétiens se réunissent dans l’endroit où se trouve le missionnaire. Il y en a même qui ne le voient qu’une fois l’année, tout juste pour faire leurs Pâques. Évidemment, cette longue privation de tout secours religieux ne peut produire qu’un effet désastreux sur leur âme et, ajoutée aux autres conditions de leur existence, elle contribue nécessairement à la diminution de leur foi et à la lassitude de leur constance.

Ces pauvres chrétiens sont donc moins à blâmer qu’à plaindre. Cependant, leur défection est toujours très sensible au cœur du missionnaire. Si petit déjà est le nombre de ceux qui forment son petit troupeau, qu’au moins, pense-t-il, ceux-là devraient rester fidèles ! Et ceci ajoute encore à sa tristesse !…

Mais, le missionnaire, dans son modeste poste, au milieu des quelques chrétiens pour lesquels il se dévoue tout entier, n’a pas que des tristesses il a aussi, Dieu merci ! des consolations, il a aussi des joies.

Parmi ces sujets de joie, il y a avant tout les exemples de courage que lui donnent parfois ses néophytes. Réellement, c’est bien souvent du véritable héroïsme. Témoin la conversion de cet excellent vieillard de Sapporo.

C’était vers 1870, à l’époque de la dernière persécution qui fut exercée contre les chrétiens en ce pays. À cette époque, il était encore un tout jeune homme. Or, un jour, dans une rue de Hakodate, où il se trouvait alors, il aperçut deux hommes enchaînés, qu’entraînait un agent de police. Étonné, il s’arrête et demande à un passant quels étaient ces deux hommes. — « Ce sont des Yaso », lui fut-il répondu : terme méprisant, qui signifie « Jésus », et par lequel les païens désignent encore les chrétiens. — Pourquoi les traite-t-on ainsi ? continue-t-il. — Parce qu’ils ne veulent pas renoncer à leurs croyances pour revenir aux religions du pays. — Mais quoi ! Est-ce que la liberté religieuse n’est pas proclamée en ce pays ? Et où donc enseigne-t-on ces croyances ? — On lui indiqua alors l’endroit où demeurait le missionnaire catholique. — C’est bien, fit-il, je vous remercie. Puis, sur-le-champ, il se rend chez le missionnaire et demande à se faire chrétien. Celui-ci, tout en admirant les excellentes dispositions de son visiteur, lui représenta, qu’en ces temps de haine et de persécution, il allait assurément exposer sa tête. Mais le jeune homme lui répondit avec ce fier courage qui ne s’est jamais démenti depuis : « Auguste Père, une religion pour laquelle on souffre et meurt doit être la véritable ; je veux devenir chrétien, et s’il faut mourir, tant mieux ! » Sans perdre de temps, il se mit, sous la direction du Père, à étudier le catéchisme ; et, après avoir subi patiemment la formation du catéchuménat, il reçut le baptême avec ferveur. Dans la suite, la persécution cessa, et le jeune néophyte n’eut pas l’occasion de souffrir pour sa foi ; mais il s’en dédommagea en attirant d’autres âmes à la vérité, et il y réussit si bien qu’on lui attribue, pour une bonne part, la conversion, à Sapporo, d’une centaine de chrétiens.

À l’heure qu’il est, ce brave vieillard n’est plus. Après avoir vendu plusieurs propriétés qu’il possédait dans le Hokkaido, il quitta la contrée, fit le pèlerinage de toutes les églises catholiques du Japon et se rendit à Formose où il s’éteignit, pieusement, au courant de l’été 1920.

La fermeté des néophytes n’est pas moins consolante. Très souvent, ils font preuve d’une énergie édifiante, soit pour garder leur foi, soit pour pratiquer leurs devoirs.

En relevant ceci, je pense à ce jeune homme qui s’est récemment converti malgré ses parents, fanatiques bouddhistes. À leur insu, il commença d’abord à étudier le catéchisme à Hakodate ; puis, pour ne pas éveiller leurs soupçons, il leur demanda la permission d’aller passer quelque temps à Muroran, disant qu’il voulait y gagner quelque argent. Le véritable motif était sa préparation immédiate au baptême, qu’il reçut en effet avec beaucoup de foi. Alors, dans une lettre écrite de Muroran, il déclara tout à ses parents, et cela, sans ambages. Dans un langage modéré, mais franc et net, qui ne redoute rien, il leur annonçait ce qu’il appelait la plus heureuse des nouvelles, à savoir que, voulant pourvoir au salut de son âme, il avait embrassé la christianisme, la seule véritable religion, à côté de laquelle toutes les autres ne sont qu’erreur ou contrefaçon. À cette nouvelle, terrible explosion de colère dans la famille ; la grand’mère surtout jura par tous ses dieux qu’elle tuerait son petit-fils, s’il osait désormais mettre les pieds dans la maison, et voulut qu’on lui signifiât sur-le-champ sa malédiction. Mais le jeune homme n’a pas fléchi, il a généreusement sacrifié les espoirs certains d’un bel avenir, pour rester fidèle à sa foi. Étant l’aîné de la famille, il en est l’héritier légitime ; mais d’après la sentence paternelle, l’héritage ne lui reviendra que s’il renie la foi chrétienne. Actuellement encore, il vit séparé de tous les siens dans une position qu’il s’est créée à ses risques et périls, donnant le plus simplement du monde un exemple de véritable héroïsme.

La pratique de leurs devoirs religieux donne aussi à nos chrétiens l’occasion de prouver leur fidélité. Surtout pour l’observation du dimanche, la situation est très ennuyeuse en pays infidèle, où l’on ne connaît guère le repos dominical. Assez souvent, à cause de leurs rapports continuels avec les païens, nos chrétiens se voient presque forcés de travailler ce jour-là. Cependant, malgré tout, ils s’ingénient, par tous les moyens, à pratiquer fidèlement leur devoir et à le faire respecter des païens. Il y a tel d’entre eux, par exemple, qui, exposé peut-être plus que les autres à ce sujet, par son métier, trouve toujours un expédient pour ajourner habilement les affaires de ses clients, sans les rebuter, et qui, lorsqu’il s’est vu vraiment forcé de travailler, vient ensuite, pour se punir, remettre dans le tronc de l’église, l’argent qu’il a gagné ce jour-là. Un autre est cordonnier de son métier. Or, le dimanche et les jours de fête d’obligation, il suspend à la porte de son atelier une petite planchette, portant de chaque côté quatre caractères. D’un côté est écrit : Nechi yô kyû gyô, chômage dominical, de l’autre : Hon jitsu kyû gyô ; aujourd’hui chômage. Grâce à cet enseigne, il n’est jamais dérangé et peut accomplir paisiblement son devoir.

Enfin, une autre douce consolation pour le missionnaire, c’est la confiance filiale que placent en lui ses chrétiens, l’attachement sincère et profond qu’ils lui portent tous, adultes comme enfants.

Les adultes sont bien à leur aise avec lui. Ils viennent lui faire part de tout ce qui les concerne : de leurs joies, de leurs peines, de leurs revers ou de leurs ennuis. D’autres fois ils viennent même sans aucun motif, si ce n’est pour causer. Quelques-uns l’avouent avec la plus grande simplicité : Asobijinki maskita, disent-ils, « je suis venu me récréer. » Nos braves gens de la campagne, au Canada, traduiraient ainsi : « Je suis venu faire un p’tit tour. »

Quant aux enfants, la résidence du missionnaire est une autre maison paternelle, qui leur est aussi familière que la leur propre. Le dimanche, les jours de fête, et durant les vacances d’été, tous les jours, ils n’ont pas d’autre lieu d’amusement. Très souvent alors ils assiègent le Père pour avoir des images : Shimpu Samago kudasai, demandent-ils avec leur politesse ordinaire, chez-eux surtout si gracieuse : « Auguste Père, daignez me donner une noble image ! »

Ainsi partagée entre la tristesse et la joie, la vie actuelle du missionnaire au Japon pourrait se caractériser d’un mot : elle est une vie d’espoir.

Cette tristesse que lui causent le spectacle du paganisme, l’impuissance de son apostolat et la faiblesse de quelques chrétiens le fait soupirer ardemment après des jours meilleurs, sinon pour sa consolation personnelle — car il ne les verra probablement jamais — du moins pour la gloire de la sainte Église. D’un autre côté, les joies que lui procurent le courage, la fidélité et la confiance de ses néophytes, lui donne l’assurance que la religion catholique ne se sera pas implantée en vain en ce pays et que, si les peuples chrétiens veulent bien venir à son secours, en lui envoyant des recrues et des aumônes, elle pourra, dans un avenir prochain, y produire, comme ailleurs, des fruits abondants de sanctification et de salut.




  1. L’auteur décrit, ici, évidemment, les postes de l’intérieur, et non les centres chrétiens des villes.