Proses et Poèmes

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Les Soirées de Parisnuméros 26-27 (p. 60-65).


PROSES ET POÈMES


DE PASSY À RASPAIL EN MÉTRO


Le métro dans la gare pâle repart avec un grand bruit. Je m’assieds près d’une fenêtre et regarde les dernières lettres de la gare pâle qui est Passy. Le métro file et m’emporte dans le matin d’or qui me rend heureuse. Le soleil, follement rouge, sort en boule de la lumière mauve. Je regarde Paris qui s’éveille et ouvre ses yeux à persiennes. Je regarde la Seine noire et calme, qui passe sous moi et sous le métro. Je la vois qui tourne sous ses ponts en emportant les bateaux. Maintenant, c’est le boulevard de Grenelle avec ses hautes maisons neuves et blanches. Les carreaux reflètent mille soleils qu’ils se renvoient mutuellement. Voilà un café, un coiffeur qui n’est pas encore ouvert et puis « Grenelle » et l’arrêt ! Je ne veux rien perdre du matin blanc et tout voir ! Alors je regarde les affiches : le bec Auer, qui se pavane, l’Agence H., Zig-Zag qui fume comme une cheminée, et puis le Thermogène qui s’enflamme. Mais voilà de nouveau l’air et le boulevard de Grenelle. Encore des maisons, on me pointe mon billet, une place, une pharmacie, avec ses bocaux verts et bleus, un café, une épicerie, des charrettes de charbonniers, des taxis-autos rouges, des petites garçons allant à l’école, dont les collets noirs s’envolent.  « Dupleix ». Ah ! revoilà le Thermogène, la pâte Radia, le chocolat Meunier et le cacao Suchard avec une cuisinière rouge, rouge, qui pèse des tablettes noires, noires. Un monsieur monte, le métro part. Le monsieur lit son journal : c’est Excelsior. Mais j’aime mieux regarder dehors. Voilà un dentiste, du moins, c’est écrit en lettres d’or sur son balcon. Un fleuriste et des coucous jaunes. Le grand hôtel du Centre qui est tellement sale que s’il n’était pas du Centre… il serait impardonnable. L’hôtel de l’Europe, qui n’est pas du reste plus propre, mais enfin, c’est l’hôtel de l’Europe. Cafés en gros. Boulevard de Grenelle, toujours et enfin la « Motte-Picquet ». Ah ! la Pâte flamande Oméga. La roue libre Eadie, la roue libre Eadie, la roue libre Eadie. Le manchon Kern, l’Ecla et un monsieur qui a un pied, un pied ! mais je quitte le pied du monsieur pour le boulevard Garibaldi et sa première teinturerie. Voilà un square, il n’y a personne. Des cuirassiers passent avec des poitrines lumineuses, puis un autre square avec un lion en pierre noire qui fait une tache dans la lumière. « Cambronne ». Oméga la pâte flamande, la lampe Z, Byrrh. Puis le boulevard Garibaldi, un coiffeur, une teinturerie, un bureau de tabac, des maisons vieilles, couvertes d’affiches, une boulangerie, l’avenue de Suffren, « Sèvres », la Salamandre, Oxo, l’Abricotine, le chocolat Meunier, le chronomètre Lip, et c’est tout ce que je peux voir. Voilà le boulevard Pasteur, on descend ! on descend ! Je ne vois plus la tête des arbres, je ne vois plus les maisons ! Je ne vois plus que les pieds des gens sur le trottoir. Je ne vois plus rien : le noir ! le noir ! Les lampes électriques me regardent et moi je regarde le long tunnel où les lettres noires de Dubonnet s’étalent. « Pasteur ». Les biscuits Pernot, que mangent des militaires à dents blanches, le radiateur Kern, la crème Simon, le foie gras truffé, et, sur les quais, des ouvriers, des femmes, des enfants ! Puis on se renfonce dans le noir, on rencontre un autre métro et c’est pendant un moment un mélange fou de lumière. Puis le couloir, Dubonnet, les lampes ! « Maine », la lumière Jougla, le cacao Van Houten, Saint-Raphaël Quinquina, La Salamandre. Une vieille dame monte avec des paquets qui tombent. C’est tout. Dubonnet, 0 kil. 275, Dubonnet, 0 kil. 270, Dubonnet, 0 kil. 265. « Edgar-Quinet », l’Habit Vert, le grand Bazar de l’Hôtel-de-Ville, la source Badoit. Bousculade sur les quais ! Ils sont fous les Parisiens. Dubonnet, 0 kil. 260, Dubonnet, 0 kil. 255, Dubonnet, 0 kil. 250. « Raspail ! » Je me précipite sur les quais. Je grimpe l’escalier. Je me jette sur le boulevard Raspail où le soleil fait tourner les maisons, et je cours, cours, pour respirer tout le Luxembourg.


LE PETIT ESCALIER DE SAINT-CLOUD


C’était un petit escalier, tout petit. Il n’avait que trois ou quatre marches, mais ces trois ou quatre marches en valaient bien des quarantaines d’autres par leur beauté. Elles étaient recouvertes de mousse, mais surtout de monceaux de feuilles mortes tout en or. Il était bien content, le petit escalier et il n’en demandait pas plus pour être heureux et de bonne humeur. Et depuis des années, il savourait cette joie si simple et si pure d’être recouvert de feuilles mortes et d’admirer la nature. Car il l’admirait ! il trouvait splendide le trou fait dans le feuillage par lequel il pouvait regarder un morceau de ciel bleu. Il adorait sa grande sœur, la statue, qui se reflétait dans l’eau glauque du bassin et les beaux troncs des arbres entourés de lierre rouge.

Quand les gens venaient visiter ce coin isolé du parc de Saint-Cloud et que, par hasard, ils disaient : « Ah ! le joli petit escalier, montons ses vieilles marches de pierre », il ressentait une joie énorme, mais pas d’orgueil ; aussi sa joie était-elle très pure et lui était-il très heureux.

C’est une tout petite histoire que celle de ce petit escalier, mais c’est celle de tous les gens modestes qui savent être heureux par eux-mêmes et par la beauté du ciel qu’ils voient.


LA SOUPE AUX CANARDS


Les canards, la tête sous leur aile, bien sages, au bord de la mare, attendent que le soir sonne au village pour rentrer à la ferme.

Les canards la tête sous leur aile.

Et au village, dans les marmites, la soupe chante très fort et très vite ; dans toutes les marmites elle chante et le village lui-même est comme une grande marmite où toutes les odeurs différentes des soupes se mêlent pour s’envoler par-dessus les chaumes comme un son de cloche et aller dire aux autres villages, aux villages de toute la terre : « Le soir est descendu chez nous et les troupeaux rentrent aux étables. »

Chez le cordonnier qui, tout le jour, a enfoncé des clous dans du cuir bien dur, cuit une soupe de pommes de terre. Mais chez le forgeron, qui vient d’arrêter son soufflet pour arroser ses géraniums en attendant le dîner, c’est une soupe aux carottes et aux navets. Là-bas, où la lumière brille déjà, c’est une soupe aux choux verts. Mais là, à la ferme ! quelle soupe est-ce donc ?

Les canards, les pieds dans l’herbe, respirent le parfum qui passe au-dessus des arbres, parfum de légumes, de bois brûlé, des dernières fleurs ouvertes et de la mare elle-même, et les canards considérant cela comme un signal, en boitillant dans la vase, s’en retournent à la ferme. « Mais, à la ferme, quelle soupe ont-ils donc, ce soir, ça sent joliment bon », disent les canards. « À la ferme, quelle soupe ont-ils donc ? »

Avant de rentrer dans la cour, la mère cane compte ses enfants : « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit… où est donc le neuvième ? »

Les canards se regardent avec terreur.

Hé bien la soupe ! la soupe ! c’est une soupe au canard.

Les canards reprennent alors le chemin de la mare et, la tête sous leur aile, bien sages, ils attendent… ils attendent pour rentrer à la ferme, que le petit frère soit mangé.

Les canards, la tête sous leur aile.


DÉCOUVERTE


Oh ! cette fumée jaune, jaune comme le souvenir d’une maladie. Oh ! ce chien hurlant dans le jardin gris. Mais déjà j’oublie que je m’ennuie. Ce n’est pourtant pas dimanche aujourd’hui, non c’est jeudi. « Dimanche, mets ta robe blanche, etc. » Il y avait un petit gamin qui chantait ça un jour sous les hauts arbres d’une belle avenue. Où est ce gamin ? Où est cette avenue ? Dans le souvenir qu’on ne revit plus.

J’aimerai pouvoir m’endormir en répétant : « La vie est un oignon que l’on pèle en pleurant. » Quand je parle d’oignon, je vois inévitablement et tout de suite un petit garçon avec un bonnet de coton blanc, assis sur un bahut de chêne dans une salle basse éclairée par une seule fenêtre. La fenêtre a des vitraux à pois bleus serrés. Le petit garçon avec un grand couteau coiffé d’une croûte de pain rassis pèle un gros oignon au-dessus d’une terrine blanche et de temps en temps, du revers de sa manche, il essuie une larme au coin de son œil bleu.

Ce que je raconte n’est pas intéressant, dites-vous ? Ce n’est ni une histoire, ni un poème ?

Non, bien sûr, c’est mon histoire.

Vous ne saviez pas que j’étais un petit garçon.

Vous n’avez pas encore vu sur ma tête ce bonnet de coton ?

Oh ! que vous me connaissez mal !  !

Je m’appelle Jean. Mon âme a la forme d’un triangle d’argent. J’ai un joli pantalon à carreaux rouges et bleus que je perds de temps en temps, parce que j’attends toujours que l’oncle Stanislas m’achète ces bretelles que j’ai vues à la foire de Triel.

Qu’ai-je encore que vous n’avez vu.

Ah ! ces oreilles, de grandes oreilles et des cheveux paillasson comme Angélique, ma petite sœur Angélique… Vous ne la connaissez pas non plus. Oh ! tas d’hurluberlus qui ne voyez rien, qui ne savez rien voir. Allez donc dans la rue peler vos oignons en forme de poire.


LE PETIT CIMETIÈRE


Derrière le mur du petit cimetière, il y a une chèvre blanche qui mange de l’herbe verte. Derrière le mur du petit cimetière.

Devant le mur du petit cimetière, il y a la place aux pavés inégaux. Devant le mur du petit cimetière.

À l’intérieur du petit cimetière, il y a des rangées de tombes et un champ de croix. À l’intérieur du petit cimetière il y a des croix, des croix, des croix !

Beaucoup sont noires, en simple bois ; d’autres en fer aux garnitures touillées, d’autres en pierre, aux fanes ouvragées. Elles sont toutes neuves, ou bien très vieilles, et sur la pierre humide des tombes, ou sur les pierres de granit gris, des fleurs se fanent et l’herbe pousse.

Là sont réunis sous la terre, le tout petit enfant au grand sage, le voleur au prêtre, l’ennemi à l’ennemi et l’ami à l’amie. Là sont réunis sous la terre tous ceux que la vie a séparés. Mais la terre garde bien son secret, elle ne dit pas où sont ses morts et où, nous serons, nous les vivants. Mais la chèvre mange son herbe verte derrière le mur du petit cimetière.

Ah ! que de gens, que de gens, que de gens ! qu’une chèvre blanche garde en paissant.


SUR UN TABLEAU CUBISTE


« La culture physique » de Picabia exposée aux Indépendants en 1914.


 
Et mon rêve s’est penché sur le tableau cubiste
Harmonieux comme lui il a pris la forme profonde
de ses courbes.

Plus rien
Mon rêve oublie le monde, il s’enfonce et l’espace entier
fait place à ma pensée.
Les choses ne sont plus… Ah ! qu’importe les CHOSES
comme un arc-en-ciel, elles se décomposent
Prisme d’idée
Prisme de sensation
Réalisation enfin nouvelle d’une beauté simplifiée
comprise et universelle.
Vie simple
Sonorité sans limite
lumière ronde de ces lignes et s’emboîtant dans elle
comme des poupées russes.

Oh ! je vois des choses…
non ! des lumières… le Paradis quand il était
situé dans le ciel devait avoir de ces profondeurs :
morceau de clarté jaillissante me faisant penser
à une tasse de porcelaine blanche au milieu d’un
crépuscule printanier.
Ombre divinement infinie

Ombre où l’on tombe comme une âme après la mort
doit tomber dans l’éternité.
Et mon rêve et moi-même sont entrés dans ces formes,
tels des pierres dans une maison neuve
Ne m’appelez plus maintenant, ne me demandez
plus rien de la vie : je pars — je suis partie
navire lointain sur la mer sans fin
On ne rappelle pas un navire. On ne rappelle pas
une pensée
et combien de sifflets, ce soir, annoncent des départs
auxquels vous ne songez.

Mireille Havet