Proses philosophiques/Les Fleurs

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III


Outre les méfaits, les vols, les partages après guet-apens, et l’exploitation crépusculaire des barrières de Paris, Babet, Claquesous et Gueulemer possédaient encore une autre industrie. Ils avaient des amantes idéales.

Cela veut être expliqué.

Ce livre est fait pour tout dire. Roman, soit ; mais histoire aussi. Au point de vue de l’histoire humaine, il serait incomplet s’il ne montrait point tout de front, et si de certains aspects de la vie profonde et funèbre y manquaient.

La traite des nègres nous émeut à bon droit, nous examinons cette plaie, et nous faisons bien. Mais sachons mettre à nu aussi un autre ulcère, plus douloureux encore peut-être : la traite des blanches.

Voici un des faits singuliers qui se rattachent à ce poignant désordre de notre civilisation, et qui le caractérisent.

Toute prison a un prisonnier qu’on appelle le dessinateur.

Il éclôt des métiers sous les verrous. Ces métiers, propres à l’intérieur des prisons, sont le marchand de coco, le marchand de foulards, l’écrivain, l’avocat, le carcaniau ou usurier, le cabanier, et l’aboyeur. Le dessinateur prend rang, parmi ces professions locales et spéciales, entre l’écrivain et l’avocat.

Pour être dessinateur, est-il besoin de savoir le dessin ? Nullement. Un bout de banc pour s’asseoir, un coin de mur pour s’adosser, un crayon de mine de plomb, un carton lié avec de la tresse, une petite hampe avec une aiguille pour pointe, un peu d’encre de Chine ou de sépia, un peu de bleu de Prusse et un peu de vermillon dans trois vieilles cuillers de hêtre fêlées, voilà le nécessaire ; savoir dessiner est le superflu. Les voleurs aiment les enluminures comme les enfants et le tatouage comme les sauvages. Le dessinateur, au moyen de ses trois cuillers, satisfait au premier de ces besoins, et, au moyen de son aiguille, au second.

On le paye avec une « gobette » de vin.

Or il arrive ceci :

Tels ou tels prisonniers manquent de tout, ou simplement veulent vivre plus à l’aise. Ils font groupe, viennent trouver le dessinateur, lui offrent leur quart ou leur gamelle, lui apportent une feuille de papier, et lui commandent un bouquet. Il doit y avoir dans le bouquet autant de fleurs qu’il y a de prisonniers dans le groupe. S’ils sont trois, il y a trois fleurs. Chaque fleur est accostée d’un numéro, ou, si on l’aime mieux, ornée d’un chiffre, qui est le chiffre d’écrou du prisonnier.

Le bouquet fait, grâce à ces insaisissables correspondances de prison à prison qu’aucune police ne peut empêcher, ils l’envoient à Saint-Lazare. Saint-Lazare est la prison des femmes, et, là où il y a des femmes, il y a de la pitié. Le bouquet circule de main en main parmi les malheureuses que la police détient administrativement à Saint-Lazare ; et, au bout de quelques jours, l’infaillible poste aux lettres secrètes fait savoir à ceux qui l’ont envoyé que Palmyre a choisi la tubéreuse, que Fanny a préféré l’azalée, et que Séraphine a adopté le géranium. Jamais ce lugubre mouchoir n’est jeté à ce sérail sans être ramassé.

À dater de ce jour, ces trois bandits ont trois servantes qui sont Palmyre, Fanny et Séraphine. Les détentions administratives sont relativement courtes. Ces femmes sortent de prison avant ces hommes. Et que font-elles ? elles les nourrissent. En style noble : providences ; en style énergique : vaches à lait.

La pitié s’est faite amour. Le cœur féminin a de ces greffes sombres. Ces femmes disent : Je suis mariée. Elles sont mariées en effet. Par qui ? par la fleur. Avec qui ? avec l’abîme. Elles sont les fiancées de l’inconnu. Fiancées enivrées et enthousiastes. Pâles Sunamites du songe et du brouillard. Quand le connu est si odieux, comment ne pas aimer l’inconnu ?

Dans ces régions nocturnes, et avec les vents de dispersion qui y soufflent, les rencontres sont presque impossibles. On se rêve. Jamais probablement cette femme ne verra cet homme. Est-il jeune ? est-il vieux ? est-il beau ? est-il laid ? Elle n’en sait rien. Elle l’ignore. Elle l’adore. Et c’est parce qu’elle ne le connaît pas qu’elle l’aime. L’idolâtrie naît du mystère.

Cette femme flottante veut un lien. Cette éperdue a besoin d’un devoir. Le gouffre, parmi son écume, lui en jette un ; elle l’accepte. Elle s’y dévoue. Ce mystérieux bandit changé en héliotrope ou en iris devient pour elle une religion. Elle l’épouse devant la nuit. Elle a pour lui mille petits soins de femme ; pauvre pour elle-même, elle est riche pour lui ; elle comble ce fumier de délicatesses. Elle lui est fidèle de toute la fidélité qu’elle peut encore avoir. La corruption dégage l’incorruptible. Jamais cette femme ne manque à cet amour. Amour immatériel, pur, éthéré, subtil comme l’haleine du printemps, solide comme l’airain.

Une fleur a fait tout cela. Quel puits que le cœur humain, et quel vertige que d’y regarder ! Voici le cloaque. À quoi songe-t-il ? au parfum. Une prostituée aime un voleur à travers un lys. Quel plongeur de la pensée humaine arrivera au fond de ceci ? qui approfondira cet immense besoin de fleurs qui naît de la boue ? Ces malheureuses ont au fond d’elles-mêmes d’étranges équilibres qui les consolent et qui les rassurent. Une rose fait contrepoids à une honte.

De là ces amours, tout saturés de chimère. Ce voleur est idolâtré par cette fille. Elle n’a pas vu son visage, elle ne sait pas son nom ; elle le rêve dans la senteur d’un jasmin ou d’un œillet. Les jardins, le soleil de mai, les oiseaux dans les nids, les blancheurs exquises, les floraisons radieuses, les caisses de daphnés et d’orangers, les pétales de velours où se pose le bourdon doré, les odeurs sacrées du renouveau, les baumes, les encens, les sources, les gazons, se mêlent désormais à ce bandit. Le divin sourire de la nature le pénètre et l’illumine.

Cette aspiration désespérée au paradis perdu, ce rêve difforme du beau, n’est pas moins tenace chez l’homme. Il se tourne, lui, vers la femme ; et cette préoccupation, devenue insensée, persiste, même quand l’affreuse ombre des deux poteaux rouges se projette sur la lucarne de sa cellule. La veille de son exécution, Delaporte, le chef de la bande de Trappes, vêtu de la camisole de force, demandait, à travers le soupirail de la chambre des condamnés à mort, au forçat Cogniard qu’il voyait passer : Y avait-il, ce matin, de jolies femmes au parloir ? Le condamné Avril (quel nom !), du fond de cette même chambre, léguait toute sa fortune — cinq francs — à une détenue qu’il avait entrevue de loin dans la cour des femmes pour qu’elle s’achète un fichu à la mode.

Entre la gueuse et le gueux les songes bâtissent on ne sait quel pont des Soupirs. La fange du trottoir roucoule avec la grille du cachot. Il y a bergerade et bucolique entre la manille du cabanon et le bas blanc éclaboussé du carrefour. L’Aspasie du coin de rue aspire et respire avec le cœur l’Alcibiade du coin du bois.

Vous riez ? Vous avez tort. Cela est terrible.

IV


Le meurtrier, fleur pour la courtisane. La prostituée, Clytie de l’assassin soleil. L’œil de la damnée cherchant languissamment dans les myrtes le Satan.

Qu’est-ce que ce phénomène ? C’est le besoin d’idéal. Chose terrible, vous dis-je. Besoin sublime et effrayant. Est-ce une maladie ? est-ce un dictame ? Les deux à la fois. Ce besoin auguste est, en même temps et pour les mêmes êtres, un châtiment et une récompense ; volupté pleine d’expiation ; châtiment des fautes, récompense des douleurs. Nul ne s’y dérobe. Faim des anges ressentie par les démons. Sainte-Thérèse l’éprouve, Messaline aussi. Ce besoin de l’immatériel est le plus vivace de tous. Il faut du pain ; mais avant le pain, il faut l’idéal. On est voleur, on est fille publique ; raison de plus. Plus on boit l’ombre, plus on a soif d’aurore. Schinderhannes se fait bleuet ; Poulailler se fait violette. De là ces noces sinistrement idéales.

Et alors, qu’arrive-t-il ?

Ce que nous venons de dire.

Cloaque, mais abîme. Ici le cœur humain s’entr’ouvre à des profondeurs inouïes. Astarté devient platonique. Le prodige de la transfiguration des monstres par l’amour s’accomplit. L’enfer se dore. Le vautour se fait oiseau bleu. L’horreur aboutit à la pastorale. Vous vous croyez chez Vouglans et chez Parent-Duchâtelet ; vous êtes chez Longus. Un pas de plus, vous tombez dans Berquin. Chose étrange de rencontrer Daphnis et Chloé dans la forêt de Bondy !

Le nocturne canal Saint-Martin, où le chourineur pousse le passant d’un coup de coude en lui arrachant sa montre, traverse le Tendre et vient se jeter dans le Lignon. Poulmann réclame un nœud de ruban ; on est tenté d’offrir une houlette à Papavoine. On voit des ailes de gaze lumineuse poindre à des talons horribles à travers la paille du sabot. Toutes les fatalités combinées ont pour résultante une fleur. Le miracle des roses se fait pour Goton. Un vague hôtel de Rambouillet se superpose à la farouche silhouette de la Salpêtrière. La muraille lépreuse du mal, prise d’on ne sait quel épanouissement subit, donne un pendant à la guirlande de Julie. Les sonnets de Pétrarque, cet essaim qui rôde dans l’ombre des âmes, se hasardent à travers le crépuscule du côté de ces abjections et de ces souffrances, attirés par on ne sait quelles affinités obscures, de même qu’on voit quelquefois un vol d’abeilles bourdonner sur un tas de fumier d’où s’échappe, perceptible à elles seules et mêlé aux miasmes, quelque parfum de fleur enfouie. L’antre se fait grotte. Les gémonies sont élyséennes. Le fil chimérique des hyménées célestes flotte sous la plus noire voûte de l’Érèbe humain, et lie des cœurs désespérés à des cœurs monstrueux. Manon envoie à Cartouche, à travers l’infini, l’ineffable sourire d’Évirallina à Fingal. D’un pôle à l’autre de la misère, d’un géhenne à l’autre, du bagne au lupanar, des bouches de ténèbres échangent éperdument le baiser d’azur.

C’est la nuit. La fosse monstrueuse de Clamart s’entrouvre ; un miasme, un phosphore, une clarté, en sort. Cela brille et frissonne ; le haut et le bas flottent séparément ; cela prend forme, la tête rejoint le corps, c’est un fantôme ; le fantôme, regardé dans l’ombre par de funestes yeux égarés, monte, grandit, bleuit, plane, et s’en va au zénith ouvrir la porte du palais de soleil où les papillons errent de fleur en fleur et où les anges volent d’étoile en étoile.

Dans tous ces étranges phénomènes concordants, éclate l’inamissibilité du principe qui est tout l’homme. Le mystérieux mariage que nous venons de raconter, mariage de la servitude avec la captivité, exagère l’idéal par cela même qu’il est accablé de toutes les pesanteurs les plus hideuses de la destinée. Mixture effrayante. Rencontre de ces deux mots redoutables où toute la vie humaine est nouée : jouir et souffrir.

Hélas ! et comment ne pas laisser échapper ce cri ? pour ces infortunées, jouir, rire, chanter, plaire, aimer, cela existe, cela persiste ; mais il y a du râle dans chanter, il y a du grincement dans rire, il y a de la putréfaction dans jouir, il y a de la cendre dans plaire, il y a de la nuit dans aimer. Toutes les joies sont attachées à leur destinée avec des clous de cercueil.

Qu’est-ce que cela fait ? elles ont soif de toutes ces lugubres clartés chimériques, pleines de rêve.

Qu’est-ce que le tabac, si précieux et si cher au prisonnier ? c’est du rêve.

— Mettez-moi au cachot, disait un forçat, mais donnez-moi du tabac. En d’autres termes : plongez-moi dans une fosse, mais donnez-moi un palais.

Pressez la fille et le bandit, mêlez le Tartare à l’Averne, remuez la fatale cuve des fanges, entassez toutes les difformités de la matière ; qu’en sort-il ? l’immatériel. L’idéal est le feu grégeois du ruisseau de la rue. Il y brûle. Son resplendissement sous l’eau impure éblouit et attendrit le penseur. Nina Lassave attise et avive avec les billets doux de Fieschi cette sombre lampe de Vesta que toute femme a dans le cœur, aussi inextinguible chez la courtisane que chez la carmélite. C’est ce qui explique ce mot : vierge, décerné par la Bible aussi bien à la Vierge folle qu’à la Vierge sage.

Cela était hier, cela est aujourd’hui. Ici encore la surface a changé, le fond reste. On a un peu verni de nos jours les franches âpretés du moyen-âge. Ribaude se prononce lorette ; Toinon répond au nom d’Olympia ou d’Impéria ; Thomasse-la-Maraude s’appelle madame de Saint-Alphonse. La chenille était vraie, le papillon est faux ; voilà tout le changement. Torchon est devenu chiffon.

Régnier disait : les truies ; nous disons : les biches.

Autres modes ; mêmes mœurs.

La Vierge folle est lugubrement immuable.

Qui voit ce genre d’angoisses voit l’extrémité du malheur humain.

Ce sont là les zones noires. La nuée funeste y crève, l’amoncellement du mal s’y dissout en malheur, la morne tourmente des fatalités y souffle des bouffées de désespoir, un ruissellement continu d’épreuves et de douleurs y accable dans l’ombre des têtes échevelées ; rafales, grêles, tumultes farouches, un engouffrement de détresses roule, revient et tourbillonne ; il pleut, il pleut sans cesse, il pleut de l’horreur, il pleut du vice, il pleut du crime, il pleut de la nuit ; il faut explorer cette obscurité pourtant, et nous y entrons, et la pensée essaye dans ce sombre orage un pénible vol d’oiseau mouillé.

Il y a toujours une vague épouvante spectrale dans ces régions basses où l’enfer pénètre ; elles sont si peu dans l’ordre humain, et si disproportionnées, qu’elles créent des fantômes. Aussi une légende est-elle attachée à ce bouquet sinistre offert par Bicêtre à la Salpêtrière ou par la Force à Saint-Lazare. On la raconte le soir dans les chambrées quand la ronde des surveillants est passée.

C’était peu après l’assassinat du changeur Joseph. Un bouquet fut envoyé de la Force à une prison de femmes, Saint-Lazare ou les Madelonnettes. Il y avait dans ce bouquet un lilas blanc qu’une des prisonnières choisit.

Un ou deux mois s’écoulèrent ; cette femme sortit de prison. Elle était profondément éprise, à travers le lilas blanc, du maître inconnu qu’elle s’était donné. Elle commença envers lui son étrange fonction de sœur, de mère, d’épouse mystique, ignorant son nom, sachant seulement son chiffre d’écrou. Toutes ces misérables économies, religieusement déposées au greffe, allaient à cet homme. Afin de mieux se fiancer à lui, elle avait profité du printemps qui était venu pour cueillir dans les champs un vrai lilas blanc. Cette branche de lilas, attachée par un ruban bleu-ciel au chevet de son lit, y faisait pendant au rameau de buis bénit qui ne manque jamais à ces pauvres alcôves désolées. Le lilas sécha ainsi.

Cette femme avait, comme tout Paris, entendu parler de l’affaire du Palais-Royal et des deux italiens, Malagutti et Ratta, arrêtés pour le meurtre du changeur. Elle songeait peu à cette tragédie qui ne la regardait point, et vivait dans son lilas blanc. Ce lilas résumait tout pour elle, et elle ne pensait qu’à faire vis-à-vis de lui « son devoir ». Un jour, par un beau soleil, elle était dans sa chambre et cousait on ne sait quelle nippe pour sa triste toilette du soir. De temps en temps, elle tournait les yeux, et regardait le lilas. Dans un de ces instants-là, comme sa prunelle était fixée sur la petite grappe blanche fanée, elle entendit sonner quatre heures.

Alors elle vit une chose étrange.

Une sorte de perle rouge sortit de l’extrémité inférieure de la branche de lilas desséchée, grossit lentement, se détacha, et tomba sur le drap blanc du lit.

C’était une goutte de sang.

Ce jour-là, à cette heure-là même, on venait d’exécuter Ratta et Malagutti.

Il était évident que le lilas blanc était l’un des deux. Mais lequel ?

La malheureuse eut une commotion cérébrale où sa raison se perdit ; elle dut être enfermée à la Salpêtrière. Elle y est morte. Elle répétait sans cesse : Je suis madame Ratta-Malagutti.

Tels sont ces sombres cœurs.

La prostitution est une Isis dont nul n’a levé le dernier voile. Il y a un sphinx dans cette morne odalisque de l’affreux sultan Tout-le-Monde. Tous entr’ouvrent sa robe ; personne son énigme. C’est la Toute-Nue masquée. Spectre terrible.

Hélas ! dans tout ce que nous venons de raconter, l’homme est abominable, la femme est touchante.

Que d’infortunées précipitées !

Le gouffre est ami du songe. Tombées, nous l’avons dit, leur cœur lamentable n’a plus d’autre ressource que de rêver.

Ce qui les a perdues, c’est un autre songe, l’effrayant songe de la richesse ; cauchemar de gloire, d’azur et d’extase qui pèse sur la poitrine du pauvre ; fanfare entendue de la géhenne ; arc de triomphe des heureux resplendissant sur l’immense nuit ; prodigieuse ouverture pleine d’aurore ! Les voitures roulent, l’or ruisselle, les dentelles frissonnent. Pourquoi n’aurais-je pas cela aussi, moi ? Pensée formidable.

Cette lueur du soupirail sinistre les a éblouies, cette bouffée de la vapeur sombre les a enivrées, et elles ont été perdues, et elles ont été riches.

La richesse est une fatale clarté lointaine ; la femme y vole frénétiquement. Ce miroir prend cette alouette.

Donc, elles ont été riches. Elles ont eu, elles aussi, leur jour d’enchantement, leur minute de fête, leur éclair. Elles ont eu cette fièvre où meurt la pudeur. Elles ont vidé la coupe sonore pleine de néant. Elles ont bu la folie de l’oubli. Quel bercement ! quelle tentation ! ne rien faire et tout avoir, hélas ! et aussi ne rien avoir ! pas même soi ! Être une chair esclave ! être de la beauté en vente ! de femme, tomber chose ! Elles ont rêvé, et elles ont eu, — ce qui est la même chose, car toute possession est rêve, — les hôtels, les carrosses, les valets en livrée, les soupers éclatants de rires, la Maison d’Or, la soie, le velours, les diamants, les perles, la vie effarée de volupté, toutes les joies. Oh ! combien vaut mieux l’innocence des pauvres petites pieds nus au bord de la mer qui entendent le soir sonner le grelot fêlé des chèvres dans les falaises !

Sous ces joies qu’elles ont savourées, rapides perfidies, il y avait un lendemain funeste. Le mot amour signifiait haine. L’invisible double le visible, et il est lugubre. Ceux-là mêmes qui partageaient leurs ivresses, ceux-là mêmes à qui elles donnaient tout, recevaient tout, et n’acceptaient rien. Elles jetaient racine dans de la cendre. Elles étaient désertées en même temps qu’embrassées. L’abandon ricanait derrière le masque du baiser.

Maintenant, que voulez-vous qu’elles fassent ? Il faut bien qu’elles continuent d’aimer.

Oh ! si elles pouvaient, les malheureuses, si elles pouvaient s’ôter le cœur, s’ôter le rêve, s’endurcir d’un endurcissement incurable, se glacer à jamais, s’arracher les entrailles, et, puisqu’elles sont l’ordure, devenir le monstre ! si elles pouvaient ne plus songer ! si elles pouvaient ignorer la fleur, effacer l’astre, boucher le haut du puits, fermer le ciel ! elles ne souffriraient plus du moins. Mais non. Elles ont droit au mariage, elles ont droit au cœur, elles ont droit à la torture, elles ont droit à l’idéal. Aucun refroidissement n’étouffe l’incendie intérieur. Si glacées qu’elles soient, elles brûlent. Nous l’avons dit, ceci est à la fois leur misère et leur couronne. Cette sublimité se combine avec leur abjection pour l’accabler et pour la relever. Qu’elles le veuillent ou non, l’inextinguible ne s’éteint pas. La chimère est indomptable. Rien n’est plus invincible que le rêve, et le rêve, c’est presque tout l’homme. La nature n’admet pas d’être insolvable. Il faut contempler, il faut aspirer, il faut aimer. Au besoin le marbre donnera l’exemple. La statue devient plutôt femme que la femme ne devient statue.

Le cloaque est sanctuaire malgré lui. Cette conscience est malsaine ; il y a de l’air vicié dedans, le phénomène irrésistible ne s’en accomplit pas moins ; toutes les saintes générosités s’épanouissent livides dans cette cave. Le désespoir sécrète de la pitié, les cynismes sont refoulés par l’extase, les magnificences de la bonté éclatent sous l’infamie ; cette créature orpheline se sent épouse, sœur, mère ; et cette fraternité qui n’a pas de famille, et cette maternité qui n’a pas d’enfant, et cette adoration qui n’a pas d’autel, elle la jette aux ténèbres. Quelqu’un l’épouse. Qui ? celui qui est dans l’ombre. L’autre souffrant. Elle voit à son doigt un anneau fait de l’or mystérieux des songes. Et elle sanglote. Des torrents de larmes se font jour. Sombres délices.

Et en même temps, répétons-le, tortures inouïes. Elle n’est pas à celui à qui elle s’est donnée. Tout le monde la reprend. La brutale main publique tient la misérable et ne la lâche plus. Elle voudrait fuir, fuir où ? fuir qui ? Vous, nous, elle-même, lui qu’elle aime surtout, le funèbre homme idéal ; elle ne peut.

Ainsi, et ce sont là les accablements extrêmes, cette malheureuse expie, et son expiation lui vient de sa grandeur. Quoi qu’elle fasse, il faut qu’elle aime. Elle est condamnée à la lumière. Il faut qu’elle plaigne, qu’elle secoure, qu’elle se dévoue, qu’elle soit bonne. La femme qui n’a plus la pudeur voudrait ne plus avoir l’amour ; impossible. Les reflux du cœur sont fatals comme ceux de la mer ; les lumières du cœur sont fixes comme celles de la nuit. Il y a en nous de l’imperdable. Abnégation, sacrifice, tendresse, enthousiasme, tout ces rayons se retournent contre la femme au dedans d’elle-même, et l’attaquent, et la brûlent. Toutes ses vertus lui restent pour se venger d’elle. Là où elle eût été épouse, elle est esclave. Elle a cette misère de bercer un brigand dans le nuage bleu de ses illusions, et d’affubler Mandrin d’une guenille étoilée. Elle est la sœur de charité du crime. Elle aime, hélas ! elle subit sa divinité inamissible ; elle est magnanime en frémissant de l’être. Elle est heureuse d’un bonheur horrible. Elle rentre à reculons dans l’Éden indigné.

Cet imperdable que nous avons en nous, c’est à quoi l’on ne réfléchit pas assez.

Prostitution, vice, crime, qu’importe !

La nuit a beau s’épaissir, l’étincelle persiste. Quelque descente que vous fassiez, il y a de la lumière. Lumière dans le mendiant, lumière dans le vagabond, lumière dans le voleur, lumière dans la fille des rues. Plus vous vous enfoncez bas, plus la lueur miraculeuse s’obstine.

Tout cœur a sa perle, qui, pour le cœur égout et pour le cœur océan, est la même : l’amour.

Aucune fange ne dissout la parcelle de Dieu.

Donc là, à cette extrémité de l’ombre, de l’accablement, du refroidissement et de l’abandon, dans cette obscurité, dans cette putréfaction, dans ces geôles, dans ces sentines, dans ce naufrage, sous la dernière couche du tas des misères, sous l’engloutissement du mépris public qui est glace et nuit ; derrière le tourbillonnement de ces effrayants flocons de neige, les juges, les gendarmes, les guichetiers et les bourreaux pour le bandit, les passants pour la prostituée, se croisant innombrables dans cette brume d’un gris sale qui pour les misérables remplace le soleil ; sous ces fatalités sans pitié, sous ce vertigineux enchevêtrement de voûtes, les unes de granit, les autres de haine, au plus bas de l’horreur, au centre de l’asphyxie, au fond du chaos de toutes les noirceurs possibles, sous l’épouvantable épaisseur d’un déluge fait de crachats, là où tout est éteint, là où tout est mort, quelque chose remue et brille. Qu’est-ce ? une flamme.

Et quelle flamme ?

L’âme.

Ô adorable prodige !

Stupeur sacrée ! la preuve se fait par les abîmes.

V


Ces grands spectacles de la difformité sont pleins d’enseignement. Est-ce de la laideur ? non. C’est de l’horreur. Où commence la laideur ? au nain. Il n’y a de laid que le petit. La misère sociale est une géante. Elle appartient à Dante et non à Callot. Elle a l’épouvantable beauté de la grandeur. Un trou est laid ; un gouffre est grandiose. Qu’est-ce qu’une montagne ? une gibbosité. On rit de Polichinelle sous sa bosse ; rit-on d’Encelade sous l’Etna ? La silhouette épique du titan bossu s’enfonce majestueusement dans l’azur ; sa difformité sublime se découpe sur les étoiles.

Approfondir la misère, toute la misère, et la plaindre, et la consoler, et la soulager, et la guérir, cela est utile. À qui ? aux misérables ? Oui, et aux heureux.

Ôter la misère, ce serait ôter la haine. Anéantir la haine, ce serait sauver le monde.

Prenez garde à la comparaison ; elle est implacable. Les misères morales ne sont pas moins indignées que les misères matérielles. C’est leur ignorance qui les a faites les misères qu’elles sont. Est-ce que leur ignorance est leur faute ? Elles en veulent à tout ce qui n’est pas elles. Le monstre hait.

Le fond du monstre, c’est la colère. L’envie est lave et bouillonne. Cette souffrance-là menace. Ce qui ronge le dedans brûlera le dehors. Pourquoi suis-je ainsi, et les autres autrement ? Qu’ont-ils fait, et qu’ai-je fait ? À bas la beauté et le bonheur ! Une misère est une difformité ; une difformité est un volcan. Toute bosse fait éruption.

Prenez garde aux Vésuves latents. Il y a là un danger profond.

Un voleur, une fille publique, ce sont des infirmes. L’un boite de la probité, l’autre boite de la pudeur. Un vice est une dartre. Ouvrez des hospices moraux, c’est-à-dire des écoles. Traitez ces maladies. Cautériser par la lumière, quelle admirable cure !

L’étude de la misère est donc nécessaire ; mais de même que, pour étudier le cadavre, il faut le désinfecter, pour étudier la misère, il faut la sublimer.

Une putréfaction s’idéalise si l’on voit l’âme à travers. La pénétration sacrée de la lumière sanctifie le bloc de ténèbres. En présence de cette monstruosité, la prostitution, oubliez Vénus, souvenez-vous d’Ève, substituez à l’ironie pour la courtisane le respect pour la femme, purifiez-vous par la disparition du sarcasme, et vous sentirez les pleurs poindre à la place du rire. Vous ferez sur vous-même des replis qui vous grandiront. Montrez la plaie, par compassion pour la plaie elle-même, mais montrez le ciel en même temps. Un regard sur l’homme, un regard sur Dieu. Ces deux sondages se complètent l’un par l’autre.

Horreur, soit ; caricature, jamais. Sinon, pas de grandeur. L’épopée est à ce prix. Ne cachez rien, dites tout ; cette franchise, c’est de la lumière. Rien n’est petit, dit grandement. Homère est dans Thersite autant que dans Priam.

Ce qui serait inharmonieux sur la terre perd la dissonance en se dilatant jusqu’au zénith. La laideur se dissout dans la grandeur. L’infini pénètre de toutes parts et fait formidable une grimace mêlée aux constellations. Le rictus de la poissarde y devient le masque de Némésis.

L’Anankè social est d’une dimension telle que ce qu’il y a de hideux dans le détail s’estompe dans la large brume de l’ensemble. L’incommensurable ne se montre nulle part avec des escarpements plus terribles. L’inabordable y complique l’inaccessible. Si l’on veut connaître la profondeur du malheur humain, c’est dans la misère de la femme qu’il faut jeter la sonde. Mulier dolorosa.

Insistons-y.

Dans une œuvre comme celle-ci, l’analyse ne suffit pas toujours ; il faut aller jusqu’à la dissection. Il faut qu’on voie l’os à nu, le muscle à vif, la chair en sang, le réseau des veines, les artères, toutes les sombres attaches de l’organisme, comment le vice s’articule avec la paresse, les viscères ouverts, les nerfs, les fibres, le tressaillement et la palpitation, les entrailles, le dedans du cœur. L’intestin est ouvert ; regardez. L’analyse et la dissection sont deux enseignements différents, et qui se doublent en se confrontant. Le creuset donne un résultat ; le scalpel en donne un autre.

Dans les choses sociales, là où tout est maladie et demande remède, la peinture, pour être efficace, doit parfois être un écorché.

Alors tout s’explique. On voit à l’œil nu, chacune dans son compartiment, la fatalité et la passion. L’organisme est un fait, l’attraction en est un autre. En quoi l’appétit diffère du besoin, en quoi la convoitise diffère de la faim ; ces nuances, entre lesquelles il y a des mondes, se révèlent. L’estomac et le ventre, c’est deux. L’estomac ne peut mal faire.

Une fois la peau ôtée, plus de mystère. L’intérieur instructif apparaît. Les pourquoi disent leur secret ; les points d’interrogation ôtent leur masque ; on trouve les clefs perdues des vieilles serrures ténébreuses qui ne s’ouvraient pas. Regarder le mal, c’est le vaincre. On vient, on voit, on triomphe. Veni, vidi, vici. Sans doute il reste toujours un problème, un X, un inconnu. Une certaine quantité d’ombre sacrée persiste. Mais tout ce qui peut être su, on l’apprend, tout ce qui peut être guéri, on l’étudié. On touche la limite ; on va jusqu’où Dieu laisse aller l’homme.

Mettons donc le cadavre sur la table. Le Vésale social a un droit égal à son devoir. Faisons l’histoire du dedans. Ouvrons toutes ces questions redoutables : le voleur, l’assassin, la prostituée.

D’ailleurs, pourquoi reculerions-nous ? Clio n’est pas Araminthe. La philosophie n’est pas une bégueule ; il lui suffit d’être pure comme les astres. Les pruderies qui voilent les plaies, et qui prennent un ulcère pour une nudité, sont ineptes. Qu’est-ce qu’une orthopédie baissant les yeux devant une épine dorsale ? qui veut guérir doit oser voir. Il y a dans le devoir accompli une chasteté suprême.

Et puis, ce que fait l’histoire politique est-il interdit à l’histoire sociale ? l’une est-elle moins de bronze que l’autre ? la colossale horreur est-elle ouverte à ceux-ci, fermée à ceux-là, et Juvénal y a-t-il moins ses entrées que Tacite ? n’y a-t-il pas haute leçon et profit moral à montrer en quoi Soumard confine à Caligula, et à décomposer les enchaînements du gouffre ? La comtesse de Soissons est amie avec la Voisin. La même bête fauve hurle en haut et en bas ; la veuve Médicis est féroce, mais impure. Charles IX rêve ? à quoi ? au massacre, ou à l’orgie ? on voit les jupes courtes et les genoux blancs des filles d’honneur à travers la grille du balcon de la Saint Barthélémy ; le premier des palais et le dernier des bouges, le Louvre et le lupanar, ont le même radical : loup.

Que nous veut donc la pédanterie académique et officielle ? les historiographes eux-mêmes, Guichardin en tête, hésitent-ils à parler de Jeanne de Naples et de Lucrèce Borgia ? si Poppée est de l’histoire, la belle écaillère en est ; la transition est toute faite de Faustine à Margot ; Cléopâtre est la première arche du pont ; Jeanneton est la seconde. Quel droit Agrippine a-t-elle que n’ait point Chignon-la-Rousse ? puisque vous racontez Sémiramis, pourquoi ne raconterions-nous pas Catin ? Quoi, de la même femme, on pourra dire la fin, mais non le commencement ? la comtesse Du Barry ; soit. Mais Jeanne Vaubernier, chut. Paillasse pour paillasse ; j’aime autant celle de Mimi Rosette que celle de Messaline. Pourquoi le lit de sangle se cacherait-il quand la pourpre n’a pas honte ? en pareil cas, du grabat au trône, il n’y a que la distance de la Scarron à la Maintenon, et la savate vaut la pantoufle. Devant l’histoire, le gynécée impérial de Théodora est tutoyé par la maison Bancal, et la lune d’or de six palmes de diamètre qui avait pour prunelles deux diamants gros comme des œufs d’aigle et qui éclairait mollement l’alcôve d’Eudoxie, en sait aussi long, en fait d’opprobre, que la chandelle vertdegrisée de la rue du Pélican. L’ignominie, c’est l’égalité.

La dorure ne tient pas sur les crimes. Procope lui-même, après avoir défié Justinien, est forcé de faire un dernier chapitre, pilorie l’apothéose, et ajoute à toute cette gloire un post-scriptum de honte.

Justinien, demi-dieu ; erratum, lisez : monstre.

Toutes les turpitudes se font équilibre, et l’une n’a pas le droit de mépriser l’autre. Aucune souillure n’est reçue à faire la fièvre. De tigre à chacal il n’y a que la griffe. Mettons donc toute l’histoire sur le même plan. Quand on a raconté le partage de la Pologne, on est de plain-pied avec la bande de Gueulemer, de Babet et de Claquesous. La Maritorne de la Pomme du Pin, qui n’a tué personne après tout, peut bien entrer en scène après les baisers de la reine Caroline à Nelson, à moins que ce ne soit un embellissement pour Caroline d’être montrée du doigt, dans les pâles clairs de lune de l’océan, par le spectre de Caracciolo. Quoi, j’ai nommé Octavie, Tullie, Brunehaut, Agnès la sanglante, Marie d’Écosse, Louise de Valois, Bonne de Berry, et je ne nommerai pas Fouillenbruche ! est-ce par dignité ? est-ce par respect pour cette goutte d’encre qui est dans le bec de ma plume ? puisqu’elle a eu la noirceur d’écrire ce nom : Marguerite de Bourgogne, elle peut bien écrire celui-ci : Ninon. Quoi, Christine de Suède, toute nue sur son matelas de velours noir, n’offense pas la pudeur, et la belle Bourbonnaise fait scandale ! Le beau style est-il plus à l’aise avec le lit de la duchesse de Longueville qu’avec le lit de Zozo-Gisquette ? est-on à temps pour faire la petite bouche quand on a prononcé ce mot obscène : Catherine II ? la prostitution monte-t-elle en grade parce qu’elle devient czarine ? la grande race est-elle une circonstance atténuante en matière de turpitude ? l’infamie est-elle plus présentable quand elle est de haute noblesse ? soit. Glorifiez à votre aise les têtes couronnées de la prostitution ; mais laissez-nous pleurer sur Marion et sur Manon.

Laissez-nous notre pitié fraternelle et profonde. La fille du peuple a eu faim. L’agonie de l’âme a commencé par l’agonie de la chair. À côté de Parent-Duchâtelet qui enregistre, Jérémie peut sangloter. Il y a du sépulcre dans cette alcôve ; qui écarte ce drap de lit dérange un suaire ; une prostituée est une morte.

Tout homme est habituellement fort indulgent pour soi-même, s’accorde tout, se concède tout, se pardonne tout, fait passer le bras de toutes les mauvaises actions possibles par la largeur de ses manches, admire les gentillesses de ses vices, appelle ses fautes de toutes sortes de jolis noms paternels, les caresse, les engraisse, les élève, ne s’accuse de rien, ne se blâme de rien, est noir et se croit blanc, s’émerveille gracieusement de lui-même ; mais a dans la conscience un rechange vertueux dont il se sert pour autrui.

Ce que fait l’individu, la communauté le fait. D’une classe à l’autre on se condamne, en gardant pour soi seul l’absolution. Le haut méprise le bas ; le bas déteste le haut. La cave dit : le grenier est sale ; le grenier dit : la cave est noire.

Nous sommes tous le grenier ; or, nous sommes tous la cave et, en regardant un autre, c’est soi-même qu’on regarde. Au fond, on le sent ; on se l’avoue dans l’intimité du monologue ; et l’on hait le philosophe sincère qui fait les confrontations. Les laideurs n’aiment point les miroirs.

Présentons le miroir pourtant. Montrons Claudine Ronge-Oreille à Frédégonde. Là, madame, votre majesté se voit-elle ?

VI


Matière à réflexions, et pour revenir au point de vue général, la femme, dans les conditions où l’ordre social l’accepte, est mineure, dans les conditions où l’ordre social la rejette, elle est infâme. Vénérée ou conspuée. On pourrait presque dire que la femme est hors la loi. Or, la femme, c’est notre mère.

Digne de pitié dans les deux cas ; digne aussi de respect. Quoi, même rejetée, même infâme ! Oui, puisque cette infamie est plutôt notre fait que le sien ; oui, puisque cette infamie est une résultante de sa faiblesse. Il y a dans le vieux monde tel qu’il est un déchaînement de forces qui toutes tendent à courber la femme. Un vent de colère et d’aveuglement souffle sur elle. Cette tête baissée de la femme nous accuse. Son infamie est notre opprobre. La femme a cette marque, qui ne prouve rien que notre violence et sa misère. C’est le pli du roseau sous l’ouragan.

Tous tant que nous sommes, ces redoutables problèmes nous touchent ; par égoïsme, ayons pitié ; notre devoir, à nous civilisation, est de les aborder nettement, de les soumettre au travail incessant du progrès, et de faire perpétuellement effort sur tous les points réfractaires à la solution. Ne vous le dissimulez point, la femme tachée gagne la société tout entière. Élargissement de la goutte d’huile.

Cette immense fille publique qui va du haut en bas de la civilisation, qui, au-dessus de nos têtes s’appelle Isabeau de Bavière et au-dessous de nos talons Fanchon la Cogne, cette géante du vice, avec son lugubre sobriquet : Joie, est-ce que ce n’est pas épouvantable ?

L’accablement de la fille du peuple sous l’Anankè social est particulièrement poignant. La fille du peuple qui se livre est une vaincue. Sous toutes ces mains de fer qui la saisissent, elle est si peu libre qu’elle est presque irresponsable. Elle a droit de se redresser, et de demander compte, et de recracher l’ignominie à la face de la fatalité ; elle a droit de mettre le mépris public en accusation devant Dieu. Elle garde dans sa dégradation on ne sait quelle sinistre innocence.

Il y a du sacrifice humain dans la prostitution ; de là certains aspects terribles.

La fermentation de tous les vieux vices sociaux dégage à travers la civilisation une vapeur malsaine. L’ancien monde, fini ou finissant, apparaît comme une morne solitude morale. Le philosophe y rôde, osant à peine approcher de toutes les formes nocturnes qu’il entrevoit.

L’heure est sombre. Ceci est la chaudière. La chaudière du Brocken, la chaudière de la bruyère de Harmuirh ; la grande cuve fatale du vieux monde. La flamme lèche l’airain ; le bouillonnement est monstrueux. Jetez-y le nouveau-né, jetez-y la chevelure blonde, jetez-y les cheveux gris, jetez-y la mère, jetez-y l’enfant, jetez-y la virginité des filles pauvres, jetez-y la honte, ce crapaud, jetez-y les cris et les larmes, jetez-y la faim, jetez-y la nuit. Toute la vieille société humaine frémit dans cette profondeur ; la fournaise est gaie au-dessous. Éclairs et tonnerre. Les hideux masques de l’ombre s’empourprent à la réverbération du brasier, le vague échevellement des furies apparaît dans la fumée ; Ignorance, Misère et Crime se donnent la main autour du mystère. On danse confusément dans cette lueur. Qui ? les êtres de l’abîme. Et, dans le crépuscule, sous le vol des chauves-souris, sous le cri des chouettes, devant l’immensité des ténèbres s’écroulant du zénith, les trois spectres, secouant leurs haillons, étendant sur l’horizon la noirceur de leurs bras terribles, hagards, farouches, joyeux, disent à l’assassin qui passe : tu es roi !

Ces réalités du mal social souterrain ont cela de hideux et d’étrange qu’il est impossible de les regarder longtemps sans croire que c’est un songe. Plus on les étudie, plus elles étonnent. Plus on les touche du doigt, plus on est tenté de dire : cela n’est pas. Elles prennent peu à peu sous l’œil de l’observateur la figure de l’impossible. Leur incohérence avec la nature humaine leur ôte la vraisemblance, elles sont, hélas ! mais à ce degré l’horrible semble absurde, et l’on croit voir des espèces de faits fantômes. L’observation se complique d’effarement. Tout ce dessous de la civilisation s’ébauche au regard du penseur comme une vision. Cela semble fait pour être contemplé, en même temps par Sainte-Foix ivre du fond de la charrette des boueurs, et par Jean du haut de Pathmos. Des formes d’obscurité passent ; il y a un météore, le no 113 ; on entend l’éclat de rire de Lacenaire dans le cabanon de Bicêtre ; les trousseaux de clefs tintent dans cette ombre comme les clochettes dans la montagne ; des linéaments de caverne se mêlent aux étoiles ; tout flotte, roule, tremble, se dissipe et se reforme ; est-ce de la roche ? est-ce de la fumée ? respirez, vous êtes asphyxié ; si cela tombait sur vous, cela vous écraserait. Des portes s’ouvrent et se ferment avec des refoulements de ténèbres ; on entend grincer des grilles ; des voitures cellulaires partent au grand trot ; on entrevoit des gendarmes ; des guichetiers vont et viennent ; des greniers tranquilles avec leurs manches de serge, écrivent ; on aperçoit des intérieurs de bureaux, des hommes froids, des juges, des dossiers, des registres ouverts sur des pupitres, des rangées d’in-folio portant des dates et les lettres de l’alphabet, des pieds de tables, de fauteuils et de chaises, parmi lesquels toutes les malédictions et tous les blasphèmes font serpenter leurs flamboiements. On voit des profondeurs ; on entend l’écume d’un torrent vers lequel Mingrat se dirige portant un sac ; quelque chose passe par un trou du sac, c’est un pied de femme. Le buisson où est caché Papavoine frissonne ; un vent de bouleversement mêle les spectres ; Henriette Cormier joue à la boule avec une tête d’enfant. Un chaos de couteaux qui brillent est lugubrement dominé par deux poteaux rouges ; l’exagération de l’ombre s’ajoute à l’épouvante ; la bestialité des vices se manifeste ; le méchant rugit, l’hypocrite miaule ; les visages humains se dilatent en faces léopardes ; les ivrognes passent en chantant ; on descend de la Courtille, on tombe dans le Cocyte ; on est joyeux ; on valse, on mange, on boit ; Castaing trinque avec les frères Ballet ; les femmes sont décolletées, on a des masques, on soulève le loup pour le baiser ; allons souper, crie une voix, dansons, crie l’autre ; il y a un orchestre ; le rire est immense ; à une extrémité l’archet de Musard, à l’autre le glaive de l’archange ; et l’apocalypse confine au carnaval.

N’est-ce pas redoutable ? avoir cela au-dessous de soi, qu’en dites-vous ?

Sont-ce seulement des crimes, des débauches, des vices, des attentats, des sacrilèges, des guets-apens, des vols, des meurtres, des perversités ? non. Ce sont des souffrances. Cette plaie qui rit, c’est horrible. Ces hommes sont des malheureux, ces femmes sont des désespérées, leur joie est la surface hideuse de la désolation, ces monstres sont des malades. Et tant qu’il y aura de ces malades-là dans la civilisation, la civilisation sera triste. La société sera comme Byron cachant son pied-bot. Elle aura sur le visage la mélancolie incurable de la misère latente. De certaines lividités dénonceront extérieurement le mal. Les clairvoyants ne s’y tromperont pas ; un philosophe est un médecin. Soyez donc heureux ! en haut le sourire, en bas l’ulcère. Cacher une difformité, ce n’est pas la supprimer. Pour ne pas avouer votre peste, en êtes-vous moins pestiféré ? Il est temps de prendre un parti. Voulons-nous guérir cela, oui ou non ?

Aucune étude, répétons-le, n’égale en grandeur la contemplation des prodigieux précipices ouverts par le mal dans le genre humain. Qui rêve de les fermer doit oser les sonder. Vol, ignorance, prostitution, misère, autant de lieux de chute, autant d’hiatus vertigineux, autant d’horribles bouches sépulcrales où tombent, neige noire, des millions de vivants. Ces escarpements de l’abîme attirent le penseur. Ils attirent quiconque veut voir les sombres énormités sacrées, quiconque veut voir les cavernes visionnaires pleines des nuées de l’infini, quiconque veut voir les dragons du rêve, quiconque voudrait voir Babylone, quiconque voudrait voir Léviathan, quiconque a les curiosités formidables. Ils attirent quiconque a de la pitié. Etes-vous miséricordieux ? venez, et regardez. Ensuite nous pleurerons ; ensuite nous aviserons. Il suffit, pour avoir envie de se pencher sur ces profondeurs, de se sentir ému et attendri par ces immensités d’amertume, et d’avoir une larme à donner à l’océan.

VII


Croyez-vous en Dieu ? non. Pourquoi ? à cause de la souffrance. Eh bien, à cause de la souffrance, j’y crois. Ô misérables, comprenez la divinité de la misère. Misérable signifie vénérable. Dans l’orient, les insensés sont sacrés ; ils ont le ciel en eux ; l’idiot sourd-muet est un noyé de l’inspiration. Le souffle d’en haut l’a englouti. Le foudroyé est sanctifié. Souffrir, c’est mériter. Tertullien appelle les prisonniers et les esclaves, les préférés, prælati. Là où il y a un misérable, la survenue auguste d’un dieu est toujours possible. Les transfigurations sont voisines des ensevelissements. Dans toute infortune il y a le calvaire. Une reine de légendes, prise de miséricorde pour un lépreux, le mit dans son lit ; le mari entra l’épée haute, furieux de l’adultère, arracha le drap, et, dans ce lit, là où le mari croyait trouver un homme, là où la femme avait mis un lépreux, tous deux virent le corps sanglant et radieux de Jésus-Christ.

Commençons donc par l’immense pitié. Le philosophe se tient debout devant les forts et les heureux, regarde fixement le succès, fait face au triomphe, nie l’évidence de la couronne de lauriers, dédaigne le côté velours des trônes, gratte de l’ongle les dorures, plisse la lèvre pendant les acclamations, pèse Alexandre et Napoléon, quot libras in duce summo ? discute le pharaon, le padischah et le czar, a les genoux ankylosés devant la toute-puissance, déclare la guerre à la haine, tire l’idée contre le glaive, souffle superbement la révolte en présence des préjugés, des superstitions et des fanatismes, et dit à toutes les misères : mes sœurs.

Vouloir la fin d’un certain ordre de calamités, est-ce donc une démence ? nullement. Voir les misères avec un regard tout ensemble de soulagement et de destruction ; en panser le cancer dans l’individu, en extirper le virus dans la société, telle est l’utopie acceptable. Nous défions qui que ce soit de dire non ; nous en défions même ces grands fous sérieux qui s’appellent complaisamment les sages.

Danaé étant donnée, peut-on faire un meilleur emploi de la pluie d’or ? oui, il n’y a qu’à supprimer Jupiter.

La source est viciée ; l’irrigation dévie ; ce qui devrait féconder ravage. Surveillez ce qui descend des hauteurs, ayez pitié des bas-fonds. Mettez le juste dans vos lois, le bon dans vos mœurs, le vrai dans vos croyances, le beau dans vos arts. Que les grands exemples viennent d’en haut.

Que le juge soit un penseur : que le penseur soit un juge. Avant de condamner qui que ce soit, examinez-vous. Ayez en vous une sellette pour vous. Les meilleurs font tous les jours au mal des péages mystérieux. Un cercle de l’enfer répond à chacune des sept actions quotidiennes du sage. Se peser à faux poids est une douce habitude ; mais à force de fausser ainsi la balance intérieure, on perd la sérénité intime, cette suprême assurance du juste. Le premier des bons ménages est celui qu’on fait avec sa conscience. Tâchez d’être heureux en dedans. Et avant tout, ne soyez pas sévères pour les fautes d’en face. En attendant que vous soyez irréprochables, soyez indulgents. Poutre, amnistie la paille. Considérez-vous, scrutez-vous, questionnez-vous. Commencez l’interrogatoire par mettre sur le tabouret vos propres perfections. D’un certain mépris de vous-même naîtra la pitié pour autrui.

La femme se dira : si je n’avais pas dix mille livres de rente ? l’homme se dira : si j’étais sans pain ? Et ceux qui châtient ne frapperont plus ; et ceux qui méprisent ne cracheront plus. Qui sait ? dans la faute d’un autre, on reconnaîtra peut-être sa propre maladie. Alors il y aura sur les sommets un frémissement salutaire.

L’examen, que nous faisons de nous-mêmes doit s’armer d’une loupe. Ne craignons pas les forts grossissements. Un peu de modestie vraie en naîtra ; il n’y aura pas grand mal. Ajoutons donc à notre prunelle intérieure une bonne lentille bien grossissante. Autrement, nous ne saurions réellement point ce qu’il y a dans notre âme.

On est stupéfait des monstres que le microscope trouve dans l’eau la plus claire et dans la conscience la plus limpide.

Je vous entends d’ici murmurer : il a déjà fait ces recommandations-là tout à l’heure. Ah ! vous vous plaignez des répétitions. Le clou qu’on enfonce aussi.

Je continue.

Les égoïsmes sont de plusieurs genres et ont, selon le cas, des ramages différents.

Il y a un égoïsme qui regarde les martyrs et qui dit : ce sont des insensés. Gare ! ils se dévouent. À quoi bon ? qui est-ce qui le leur demande ? à qui en veulent-ils ? Pourquoi ce goût d’être bannis, fouettés, conspués, suppliciés ? de quel droit meurent-ils ? cela nous dérange. Ils font cela par devoir, disent-ils. Belle folie ! où mettent-ils leur bon sens ? des gens qui pourraient vivre tranquilles ! encore s’ils ne nuisaient qu’à eux-mêmes ! mais il suffit d’avoir été salué par eux pour être suspect. J’ai connu celui-ci, et en se faisant persécuter, en se faisant emprisonner, en se faisant bannir, en se faisant mettre à la mort, il me compromet. Par Jupiter ! laissons-les passer. Prenons garde aux éclaboussures de leur sang. Abritons-nous de façon à ne pas être atteints par leur malheur. Le tonneau de Régulus roule. Otons-nous de devant.

Un autre égoïsme regarde les pauvres et dit : Écartons-nous. Ces êtres ont la peste. On devrait mettre un drapeau noir sur une famille qui a faim. Cela mord. Tous les vices leur font une lèpre à la face. Gare ! ce sont des gueux.

Et là où l’on devrait adhérer, on déserte. Là où l’on devrait secourir, on accable.

La prospérité est capiteuse. C’est un bon vin dont l’ivresse est mauvaise. Quand donc ceux qui vivent dans leur moi comprendront-ils que l’égoïsme ne donne pas un bon étourdissement ? Soyez heureux, ne soyez point béat.

Il faut, quand on est en haut, savoir ne pas être heureux avec négligence. Cette funeste négligence inconsciente des heureux cause, sans le vouloir et par inertie, d’affreux malheurs au-dessous d’eux.

L’excès de jouissance dans une région engendre dans l’autre région un vide qui se remplit avec de la souffrance. Le trop en haut produit le moins en bas. Les heureux doivent craindre d’exiger du sort trop de bonheur. La prostitution, le vol, les miasmes, les haillons, les ulcères, sont les réponses à de certaines demandes exagérées de félicité.

Redoutable phénomène et digne d’attention, que cette production des enfers par les paradis ! le milliard dépensé à Versailles a fait manger de l’herbe dans les champs et ronger des os dans les cimetières, aux petits enfants. Les dérivations sont étranges et infinies dans l’ordre moral. La solution de continuité est une expression purement abstraite et n’existe nulle part. Ce qui est distant pour notre prunelle grossière adhère dans l’invisible. Vous ne vous doutez guère qu’il y a connexité entre ce qui se passe dans votre for intérieur et ce qui se passe dans le grenier de votre maison. L’examen de vous-même que vous faites ou que vous ne faites point est étroitement lié au pain que le pauvre aura ou n’aura pas. L’étincelle morale réveillée dans votre âme allumera du feu au-dessus de votre tête dans une mansarde. Quand il n’y aura plus de conscience ici, il y aura moins de malheur là.

89 ne sera compris et exécuté que lorsque la dernière guenille aura disparu. Tant qu’il y a eu des sujets, les misérables étaient, pour ainsi dire, de droit ; mais là où il n’y a que des citoyens, il ne peut plus y avoir de misérables. La révolution française, en biffant la fausse aristocratie et en promulguant l’égalité, ne diminue pas l’homme, mais l’augmente. Le peuple, grandi dans l’individu et dignifié dans le citoyen, voilà le but de 1789.

Les philosophes démocrates n’ont pas pour objet, en affirmant l’égalité, de prouver la roture de l’homme ; mais sa divinité. La déclaration des droits de l’homme est une sublime lettre de noblesse.

L’élévation des multitudes à la dignité de nations, l’élévation des nations à la dignité d’humanité ; tel est le programme immédiat de la civilisation.

Or, pour réaliser ce programme, la première condition c’est l’abolition de tous les esclavages. La misère en est un.

Supprimer la Misère, quel but splendide pour l’unanimité !

VIII


Qu’on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous n’avons nulle préméditation de l’impossible, et, dans notre utopie humaine, nous nous arrêtons là où l’humanité manque sous nos pieds. Anéantir la misère, oui ; anéantir la souffrance, non. La douleur, nous le croyons profondément, est la loi terrestre, jusqu’à nouvel ordre divin. Souffrir est le fond de l’homme, fond inconnu. Tant que le regard d’une femme pourra être un bouleversement, tant qu’Alceste frémira devant Célimène, tant que cette réponse glaciale sera faite à l’angoisse poignante de la passion : Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ? tant qu’Othello sera possible, tant que la toute-puissance sera impuissante à faire aimer un empereur par une gardeuse de moutons, tant qu’il suffira d’un sourire accordé ou refusé pour allumer le taureau de Phalaris dans une âme humaine, tant que les cheveux blancs d’Arnolphe supplieront lisiblement et lamentablement l’inexorable enfance d’Agnès, tant qu’on sera ou qu’on pourra être laid, bête, difforme, infirme, envieux, jaloux, inégal en intelligence, ou en jeunesse, ou en beauté, dédaigné, rebuté, moindre, l’homme sera terrible. Tant que le croup volera le nourrisson à la nourrice, tant que les fièvres de lait arracheront la jeune mère au jeune père éperdu, tant que le frais mariage éblouissant pourra être pris en guet-apens par une catastrophe, tant que le sépulcre aura de brusques ouvertures sous l’éden, l’humanité se tordra les mains. Tant qu’on aimera, hélas ! tant qu’il y aura dans l’homme désir, appétit, convoitise, ambition, aspiration, il y aura gémissement et douleur. Ceci est la cuisson de la flamme céleste. Qu’y pouvons-nous ? le quid divinum est là. Labeur est une moitié de l’homme ; résignation est l’autre. Passion étant la destinée, patience est la vertu. Le problème ne nous demande pas la permission d’être et de continuer. Il faut pourtant prendre un peu l’immense mystère tel qu’il est. La quantité de fatalité qui dépend de l’homme s’appelle Misère et peut être abolie ; la quantité de fatalité qui dépend de l’inconnu s’appelle Douleur et doit être contemplée et sondée avec tremblement. Améliorons tout ce qui peut être amélioré, acceptons le reste. Le travail du progrès consiste à retrancher dans la souffrance l’inutile ; ce qui vient de plus haut que nous est évidemment utile. À quoi ? cherchez dans l’abîme.

Corriger notre côté, cela suffit. Le côté du mystère est au mystère. L’œuvre de l’homme est mal faite ; refaisons-la. Essuyons les pleurs que nous faisons couler, lions l’artère que nous avons coupée, arrêtons l’effusion de vie qui s’en va par les blessures que nous faisons à la justice et à la vérité, remettons l’équilibre partout où l’inégalité est de notre fait, au-dessus du phénomène social, sans la moindre atteinte à la propriété, cette deuxième forme de la liberté, sans diminution du droit de posséder, caractéristique de l’homme sur la terre, frontière mystérieuse des animaux, créons, par le travail de la philosophie sur les mœurs, une haute probité du riche établissant la balance entre le fait de la conscience et le fait de la société, et reconnaissant qu’il redoit quelque chose au pauvre ; respectons la pauvreté, abolissons l’indigence ; les deux indigences, celle qui ne mange pas et celle qui ne pense pas, celle qu’on appelle misère et celle qu’on appelle ignorance. Faisons un genre humain honnête homme. Ce pas accompli, le dix-neuvième siècle pourra se reposer.

La misère est une sorte de maladie de peau de la civilisation. La véritable économie politique, saturée de philosophie et de réalité, agit comme un dépuratif. Guérissons le dedans ; nous assainirons le dehors. La lèpre a disparu, la misère doit disparaître.

Détruisons la misère.

Quant à la Douleur, adorons-la, elle est notre mère.

Guerre au mal humain, respect au mal divin. La douleur nous a faits et elle nous défera. Elle tient le fil qui pend sous les berceaux dans l’inconnu, et nul ne sait dans quelle mesure elle est mêlée au refroidissement des pieds des squelettes sous le plafond du sépulcre. Quand nous faisons effort sur l’extérieur de la fatalité, on sent comme une sorte d’ironie dans les ténèbres. Ce qui flotte au delà de l’homme rit de nos dix doigts ouverts prenant des poignées d’ombre. Entreprendre la suppression de la douleur, autant souffler sur la gravitation. L’astrologie l’essayait et s’est harassée dans le néant. L’homme peut ôter de l’homme ce qu’il a mis sur l’homme ; rien de plus. Cette surcharge de détresse, pourquoi en accablez-vous Adam ? Enlevez l’indigence de dessus le dos du genre humain, puisque c’est vous qui l’y avez placée. Bornez-vous là. La misère ôtée, la haine s’évanouira, la guerre mourra, la fraternité naîtra, l’harmonie, aube auguste, enflammera l’horizon. Mais la paix, la fraternité, l’harmonie, est-ce le bonheur ? dans le sens humain, oui ; dans le sens divin, non. Dans l’absolu, bonheur et perfection sont synonymes. Ni lui ni elle ne sont terrestres. Quand vous serez parfaits, vous serez heureux ; ceci est l’asymptote de votre hyperbole. Marchez. En avant. Vous trouverez cette réalisation au fond de l’infini, au point d’intersection du miasme de vos viscères avec le rayon des étoiles.

L’absolu est-il un rêve ? non. Le bonheur existe-t-il ? sans doute, est-ce que l’or n’existe pas ? l’homme ne peut pas plus faire du bonheur qu’il ne peut faire de l’or. Voilà tout. Il trouve le bonheur, il ne le fabrique pas. Toutes vos lois et toutes vos mœurs combinées, toute la science compliquée de tout le progrès, ne peuvent rien pour ni contre le baiser qui m’a ouvert le paradis. Aucune institution sociale, aucun code, aucune bible, aucune construction politique ou religieuse ne fera qu’une femme, avec une lueur céleste dans les yeux, me dise : je t’aime ! C’est là l’or ; c’est là le bonheur.

Le bonheur, pierre philosophale.

Sur ce côté de la fatalité, l’homme ne peut rien. Rêver des réformes dans la région des prodiges, proposer des amendements au mystère, c’est rabâcher l’inutile ; c’est perdre le temps ; c’est laisser tomber les minutes goutte à goutte pour faire des ronds dans l’éternité. Quant à nous, réformateurs ardents du contingent et du relatif, nous n’avons devant l’absolu que de la rêverie et de l’agenouillement. Le mal n’est le mal pour nous qu’autant que nous pouvons le mesurer à la mesure morale qui est en nous. Nous nous sentons qualité et autorité pour flétrir Néron ou Contrafatto ; mais il nous est impossible d’affirmer qu’une tempête soit un crime et qu’un tremblement de terre soit une trahison. Un coup de couteau nous indigne ; nous ne nous sentons pas juge d’un coup de tonnerre. Nous ne traduisons point à notre barre l’éruption du Chimborazo. Nous reprochons Delacollonge à la civilisation ; nous ne reprochons pas le crocodile à Dieu. Nous ne corrigeons pas la création ; nous ne mettons pas de chevilles à la mécanique céleste. Notre philosophie n’offre pas un frein de son invention à ces locomotives qu’on nomme les astres. Quand l’ouragan épelle la nuit et la mer, répétant sans cesse les mêmes phrases, nous ignorons ce qu’il dit et à qui il parle, et nous le laissons bégayer. Nous ne faisons point de ratures à l’insondable. Nous n’aidons point l’Inconnu énorme. Nous ne sommes point de ceux qui jugent l’absolu, discutant et réprimandant l’élément, trouvant ceci mauvais, cela bon, et font de temps en temps un signe de satisfaction à l’infini. Nous ne disons point à Dieu : bon élève.

Entendons-nous. Qu’il faille absolument prendre en bloc la création entière comme fatale, est-ce là ce que nous prétendons ? En aucune manière. Se croiser les bras purement et simplement devant le Tout mystérieux n’est pas le fait de l’homme. L’homme est esprit et par conséquent a pour fonction un vaste travail d’attaque sur le mal. Le mal, étant de l’ombre, est derrière la matière. Tourner la matière, c’est le devoir de l’intelligence. Tourner la matière, lui faire subir le sévère examen de l’âme, l’accabler de questions, ne jamais la laisser tranquille, voilà le saint labeur du progrès. L’esprit humain combat la pesanteur et la nuit, masse difforme, double et une ; il sonde, fouille, creuse, perce d’outre en outre, divise, éclaire, assiège le bloc, lui livre bataille, l’entame, le bat en brèche, y applique la science, cette échelle, le prend d’assaut, le pulvérise, le met en fuite dans la molécule, et, armé du télescope, se précipite dans l’infini à la poursuite de l’atome. La contemplation du point géométrique, la rencontre de l’âme et de la monade, leur confrontation, leur identité prodigieuse, voilà sa victoire. La découverte de l’unité.

Double et gigantesque travail, physique au début, métaphysique à la fin, qui cherche Dieu, et qui trouve le bien chemin faisant. La science procède par chapitres. La matière étant sa première rencontre, est sa première fouille. La couche superficielle percée, l’homme aperçoit l’affleurement des questions divines. Doit-il pour cela cesser son travail ? non pas. L’abdication de l’homme commence-t-elle à la vision de Dieu ? Point. Ce qui commence à ce moment suprême, ce n’est point l’abdication, lâcheté, c’est l’émulation ; une émulation auguste ; la grande joute de la créature avec le créateur. Une peste, par exemple, qu’est-ce ? un phénomène double. Une part à Dieu, une part à l’homme. C’est ici pour l’homme le cas de retirer sa collaboration. Une peste est un avertissement. Habitant, que ton premier soin soit de désinfecter le logis. Il y a une immense hygiène terrestre que le penseur entrevoit, et que l’homme doit au globe.

La météorologie, qui contient une révolution gigantesque, en est à son 89. Elle commence, mais ces commencements-là ont des suites irrésistibles. Le gouvernement de l’atmosphère dans une certaine mesure n’est pas impossible à l’homme. L’homme a évidemment action sur les climats. La dureté ou la douceur de l’automne, la précocité ou le retard de l’hiver dépendent d’une muraille de glace qui se forme ou ne se forme point au nord des continents ; un jour on réglera scientifiquement ces formations ; quand l’homme tiendra les pôles, il tiendra les saisons. Tout progresse. La science poussant ses formules d’un plateau à l’autre, passe du solide au liquide et du liquide au fluide. L’homme commence à comprendre qu’il peut manier les fleuves, régler les torrents, discipliner les cascades, greffer un canal à une rivière, tourner le robinet d’un lac, faire ruisseler l’eau sur la terre à son gré ; un jour, il fera de même ruisseler les nuées. Il sera maître de l’orage comme il est maître de l’écluse ; il commandera les pluies. Le ménage du globe est à peine ébauché. Les lois de cette santé énorme laissent distinguer quelques-uns de leurs linéaments ; mais cela ne suffit pas pour le travail d’ensemble, et notre planète a besoin d’une méthode que l’homme n’a pas encore créée. Défrichement et culture ne doivent point être des jeux de hasard. Sur tel point du globe une forêt est une maladie ; sur tel autre point, elle est un assainissement.

Autre question : la circulation de l’homme sur la terre, correspondante à la circulation du sang dans l’homme. Stagnation, c’est paralysie ; paralysie, c’est mort. Couper un isthme, c’est couper une ligature. La civilisation meurt de l’isthme de Suez et de l’isthme de Panama. La Turquie est une tumeur que la civilisation n’aurait pas sans l’isthme de Suez. Circuler, c’est vivre ; circuler, c’est grandir ; circuler, c’est prospérer.

Autre question : la propreté. Propreté et civilisation sont le même phénomène. Les vermines sont les stimulants de Dieu sur l’homme pour le forcer à laver son corps et à coloniser son globe. Un peuple barbare, c’est une chevelure mal peignée ; un désert est un galetas. Le tigre est identique à la punaise.

Toute culture est possible. On peut cultiver une mouche : témoin l’abeille. L’orient a réussi à domestiquer le lion. Il y a une défalcation à faire dans les forces de la nature ; tout n’y est pas antagonisme et refus. Celles-ci résistent, celles-là offrent leur concours. La tendance manifeste du pondérable et du palpable est d’obéir. L’impondérable est saisi lui-même par la science, et, à l’heure qu’il est, un pan de sa robe fluide frissonne dans la main de l’homme. De certaines rébellions immémoriales, la mer, la flamme, la souffrance charnelle, font peu à peu leur soumission. La boussole, l’amiante, le chloroforme, aident l’homme. Le vent, ce capricieux apparent, ne nous sera réfractaire que jusqu’au jour où une pile de Volta, haute comme l’Himalaya, mêlera la volonté de l’homme aux courants magnétiques de la planète. Des volcans humains sont possibles. Le Creusot est un commencement de cratère.

Ce mot : travailler à la terre, a un petit et un grand sens. Le laboureur travaille au champ, le penseur travaille au globe. Triptolème a une charrue ; Pythagore en a une autre. La gerbe de blé précède et symbolise ce splendide épanouissement, la gerbe de lumière.

Le jour en effet gagne et croît. La matière accepte, de plus en plus nettement, sa condition de servante. L’aveugle énorme qu’on appelle la force est fait pour obéir, dans une certaine mesure, à l’immense voyant qu’on appelle l’esprit. On peut le constater déjà, çà et là, la nature capitule. Le chaos abdique. Les fléaux se rangent à l’ordre, et entrent au service de l’homme, comme ces guérilleros qui, las de la montagne, offrent de se rendre, demandent un grade dans l’armée, et deviennent de bandits colonels. Le vaste mal cosmique s’amoindrit. Il y a sur plusieurs points des reculs de ténèbres. La barbarie des choses cède à la civilisation. Le travail a été commencé, il y a quarante siècles, par l’algèbre et par l’hymne ; la nuit a été attaquée en même temps, d’un côté par la formule d’Hermès, de l’autre par la strophe d’Orphée ; et cette tradition est une des clartés de la mémoire du genre humain. Depuis lors, l’œuvre n’a pas été un seul jour interrompue. Elle est parvenue aujourd’hui à ce point d’aurore qu’une humanité nouvelle est déjà presque visible sur le seuil du prochain siècle. L’ancien monde à tâtons disparaît.

Cette sublime besogne est une des plus hautes fonctions de l’homme. C’est plus qu’une fonction, c’est une mission. Un des premiers, et il y a trente ans de cela, nous l’avons dit. Nous sommes donc loin de le nier. La matière est la bête, l’homme est le dompteur.

Mais autre chose est l’effort scientifique ; autre chose est la loi morale.

Que l’effort scientifique des hommes aille le plus loin possible ; c’est bien ; quant à leur loi morale, elle leur est propre, et ne saurait les dépasser. Elle est trop courte pour s’appliquer utilement à l’incommensurable.

Est-ce à dire que, pour nous qui parlons ici, l’Inconnu soit sans loi morale ? aucun blasphème ne serait plus contraire à notre pensée. Le suprême équilibre implique la suprême équité. L’immensité est exacte ; donc elle est juste. Le premier fait exige le second. L’Être n’est pas une montagne à un seul versant.

Le mystère est juste ; cela est évident. Seulement, ce que nous en apercevons n’étant pas de notre dimension, nous n’en pouvons rien conclure dans le sens de nôtre loi propre. L’homme ne s’en irrite pas moins. Déconcerté et désespéré par l’inattendu qui sort de cette obscurité, l’homme lui adresse des reproches. Un coup du sort lui fait l’effet d’un coup de poignard. Nous-même, dans l’illusion d’optique des calamités, plus d’une fois, à défaut de la logique, nous avons eu la colère, nous avons dit à l’ouragan : tu es un pirate, et une apoplexie foudroyante nous a semblé un assassinat. Tel naufrage nous est apparu comme un complot, la mer s’était entendue avec le vent, il y avait complicité du rocher avec la vague, et de la vague avec la nuit, la lune s’était lâchement cachée derrière le nuage, la barque avait été prise en traître, nous nous sommes indigné de cette préméditation, et nous avons dénoncé la catastrophe à l’infini. Le simoun est-il un méchant ? C’est possible. Que l’élément ait conscience, que le fléau fasse du zèle, que l’incendie et l’inondation soient les valets du mal, que la hache soit féroce, que la vipère glisse dans la même noirceur que Marie Tudor ou Catherine de Médicis, que le Cydnus ait assassiné Alexandre, que l’écroulement de Lisbonne soit un coup d’état, que la morsure du loup à l’agneau soit de la même espèce que les questions de Caïphe à Jésus, que le faux pas soit calculé par la pierre du chemin, que le précipice soit intentionnel, que le vautour soit un bandit, que la ciguë soit une empoisonneuse, que le champignon sache ce qu’il fait, que l’avalanche soit une scélérate, notre esprit l’a rêvé ou entrevu ; ces visions sont de la vérité peut-être ; rien ne donne à l’intelligence humaine le droit de l’affirmer. Nous n’avons pas la notion de la responsabilité de l’abîme. Nous ne savons comment nous y prendre pour dire au gouffre : tu es injuste. Nous n’avons rien à voir aux mauvaises actions de l’immensité : elles sont ce qu’elles sont ; nous ne nous y connaissons pas.

La première condition pour juger une chose, ou un être, ou un fait, c’est d’en voir les deux extrémités. Or, dans l’insondable, nous n’apercevons que de vagues anneaux de séries ; d’extrémité, jamais. Là, pour nous, rien ne commence, et rien ne finit. Qu’avons-nous à dire à ce qui est là-bas, là-haut, dehors, au delà, plus loin que l’homme ? c’est l’absolu. La critique du soleil est vaine. Notre infimité est telle que nous croyons sentir les imperfections de la perfection. Est-ce la faute de la perfection ? Oui, répondent certains esprits audacieux, qui continuent l’escalade de Spinosa. Le contemplateur religieux se contente de secouer la tête.

L’immanent est hors de notre portée ; et nous n’avons ni poids, ni mesure, ni mètre, ni échelle, ni étiage, ni dosage, ni éprouvette, ni tarif, ni réactif, ni pierre de touche, qui puisse nous faire connaître le bien et le mal de l’infini, et ce qui est normal dans l’énorme. Ces mots, colère, vengeance, rancune, lâcheté, trahison, haine, sont-ils applicables à toute cette ombre ? dans le prodige, la dilatation de notre loi morale arrive à l’évanouissement. Ce qui est pour nous bronze et granit devient là nuée, et se dissout, et flotte ; le requin est-il un despote, le fourmi-lion est-il un hypocrite, la pie est-elle une voleuse, le devil-fish est-il un démon, le monstre est-il un monstre ? nous l’ignorons. La loi morale proportionnée à l’absolu nous échappe par sa perfection même. L’infiniment grand est invisible à l’infiniment petit. Nous ne saurions blâmer Dieu comme nous blâmons César. Dieu a ses raisons.

Vous qui me lisez en ce moment, voulez-vous vous rendre compte de la quantité de lois que nous ignorons, dites-vous ceci : toutes les formes des nuages sont rigoureuses. Pas un atome ne se déplace au hasard. Tout flotte algébriquement.

IX


Résumons-nous.

Ne touchons pas à ce que Dieu s’est réservé. Souffrons, puisque c’est la loi. Souffrir avec joie, c’était la vertu des stoïciens, vertu chrétienne devinée par les payens. Le jour où le genre humain ne saurait plus souffrir, ses plus hautes vertus s’évanouiraient. Le droit serait déserté, le devoir serait renié. La conscience ne trouverait à qui parler. Il n’y aurait plus personne pour accepter la ruine, la persécution, l’exil, la ciguë, la croix, l’échafaud, le martyre. Aucune joue ne se tendrait aux soufflets des valets dans la salle basse du grand prêtre. Il n’y aurait plus ni Socrate, ni Caton. Le sommet de l’homme se couvrirait d’ombre.

Distinguons seulement : il y a souffrance et souffrance.

La fatalité se bifurque ; Misère et Douleur sont deux. La douleur est providentielle ; la misère est sociale. Subissons l’une ; rejetons l’autre.

Le joug de Dieu, soit. Le joug de l’homme, non.

Plus de malheureux du tout, c’est une chimère. Le moins de malheureux possible, c’est la sagesse.

Et, dans les malheureux, supprimer l’espèce qu’on appelle « les misérables », voilà la plus grande des questions humaines.

Guérir le goitre, tout est là.

Mais on se récrie : dire est facile. Faire ne l’est pas. Quel est votre mode de guérison ? Comment supprimer la misère ?

Nous l’avons dit, en supprimant l’ignorance.

Plus de ténébreux, plus de misérables.

Il n’y a pas de cécité sociale ; il n’y a que de la nuit.

Comment supprimer l’ignorance ? par le moyen le plus simple, le plus élémentaire, le plus pratique, devant lequel on recule, comme devant toutes les évidences, mais auquel on arrivera. Par l’enseignement gratuit et obligatoire. Topique dont les prodigieux effets se feraient sentir en moins d’un quart de siècle. Retirer au parasitisme le budget que les nations lui allouent, et doter de ce budget l’enseignement, changer tous ces millions bêtes en millions utiles, ce serait la plus radicale mesure sanitaire que la civilisation pût prendre. Un point d’appui, et le levier soulèvera le monde. Le point d’appui est trouvé. C’est l’enseignement gratuit et obligatoire. Ite et docete. Hélas ! les familles souffrent dans les nations, et les nations souffrent dans l’humanité. Quel désolant groupe d’idées ! en Europe seulement, quelle préoccupation pour la civilisation ! les fanatismes religieux de l’Espagne, de l’Italie et de l’Angleterre, l’accablement moral de l’Irlande, le tâtonnement douloureux de la Pologne vers la résurrection, la torpeur de l’Allemagne, les accès de sauvagerie de la France dans son moment le plus auguste, quand elle enfante les révolutions, l’idiotisme de ce qu’on appelle la Turquie, la servitude de la Russie, la barbarie de la Grèce. La barbarie de la Grèce, quel mot ! autant dire l’obscurité du soleil. Un jour je tenais le livre de postes de l’Europe ; Prez-en-Pail y était ; Athènes n’y était pas. D’où vient toute cette ombre ? de ce que la terre ne sait pas lire. Une telle situation ne peut durer. C’est l’absurde. Que la France, cette initiatrice, donne l’exemple. Nous l’avons déjà dit et crié ailleurs, mais nous les répéterons sans nous lasser : « des ateliers pour les hommes, des écoles pour les enfants. »

Oui, l’enseignement gratuit et obligatoire, voilà le remède. Enseignement logique, scientifique, radical ; enseignement de choses saines et fortes. En dehors de cet enseignement-là, tout est danger. Pas de superstitions, pas de faux jour. Les superstitions enseignées ne nourrissent pas, elles empoisonnent. L’obscurité est amie de cette clarté-là. L’enseignement qui se trompe ou qui "trompe est plus redoutable que l’ignorance même. Une chaire qui parle au rebours du juste et du vrai fait de la nuit. Côte à côte avec un mauvais enseignement, le mal se porte bien. La mauvaise leçon et la mauvaise action font un attelage. L’une aide l’autre. Tel catéchisme, tel code. Où l’âne est professeur, le loup est berger. Là où l’erreur est maîtresse d’école, là où le mensonge commence son crime par l’enfant, là où l’imposture tient la férule, là où l’iniquité est enseignée comme justice et la chimère comme vérité, l’asphyxie des âmes se fait, l’obscurité s’épaissit et devient opacité, le brouillard gagne et se répand, le crépuscule offre sa complicité. La forêt propose au malfaiteur l’embuscade, la rue est noire, et l’infâme charretée des forfaits et des vices n’en roule que mieux. La fausse lumière, quoi de pire ! le crime dit à cette chandelle : graisse ma roue avec ton suif.

Vingt années de bon enseignement gratuit et obligatoire, et tout sera dit, et l’aurore se sera levée. Plus de ces monstruosités que nous traînons ici, tout effarées et hideuses, devant ceux qui nous lisent. Les courbures de la conscience, ces courbures terribles, se redresseront. L’obscurité se dissipant, la noirceur s’effacera. Une inondation de vérité, voilà le salut. Il y a eu jadis, la géologie le démontre, un déluge funeste, le déluge de la matière, il nous faut maintenant le bon déluge, le déluge de l’esprit. L’instruction primaire et secondaire à flots, la science à flots, la logique à flots, l’amour à flots, et tous les malades que la nuit fait, tous les bègues de l’intelligence, tous les eunuques de la pensée, tous les infirmes de la raison, et les esprits haillons, et les âmes ordures, et le sabre, et la hache, et le poignard, et les pénalités monstres, et les codes féroces, et les enseignements imbéciles, et Dracon avec Loriquet, et les erreurs et les idolâtries, et les exploitations, et les superstitions, et les immondices, et les mensonges, et les opprobres, disparaîtront dans cet immense lavage de l’humanité par la lumière.

Gueulemer, Babet et Claquesous, eux aussi, étaient résédas et lauriers-roses pour des Palmyres et des Malvinas quelconques qui les subventionnaient sans les avoir jamais vus. Ils avaient retiré ce bénéfice de leurs divers passages dans les prisons de Paris.

Il arrive souvent, dans ces lamentables mœurs, que, sorti de détention, le détenu n’en dit rien, et s’en cache, et continue de recevoir ce subside de la pitié au voleur prisonnier, dont vit gaîment le voleur libre.

Voler l’amour, voler l’idéal, voler sous le couvert d’une fleur, c’est le dernier crime possible au voleur. Toute honte bue, on commet ce crime-là.

Le bandit flâne ; il jouit de la vie ; il a maintenant une esclave qui travaille pour lui ; il exploite, à distance, une misérable.

C’est ce qu’avaient fait Gueulemer, Babet et Claquesous. Montparnasse, n’ayant pas encore été en prison, n’était fleur pour personne.

Notons ici un détail douloureux. Les trois infortunées femmes que Claquesous, Gueulemer et Babet avaient ajoutées à leurs ressources, et attachées à leurs destinées par cette magie blanche du bouquet, le lecteur les connaît. Il les a vues rire au commencement de ce livre ; c’étaient Dahlia, Zéphine et Favourite, flétries de douze lugubres années de plus, passées de la déchéance à la dégradation, et tombées, elles aussi, de cercle en cercle, au septième.

  1. Ce texte devait également faire partie des Misérables (comme septième livre de la troisième partie). Hugo le retira finalement, ne conservant que les chapitres I et II du livre, et projetant d'incorporer ce texte à son travail sur "L’Âme" (Philosophie, deuxième partie).