Proses philosophiques/Les Génies...

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Les Génies appartenant au peuple







LES GENIES POUR LE PEUPLE.

Ad usum populi : Voici quelle doit être la nouvelle formule d’enseignement. Le dauphin aujourd’hui, c’est le peuple.

Il est souverain, mais il est enfant. On lui doit l’éducation. On la lui doit gratuite. On la lui doit obligatoire. On la lui doit primaire, secondaire, supérieure, à tous les degrés, depuis l’école de village jusqu’au collège de France, depuis l’Abécédaire jusqu’à l’Institut. Au moral comme au physique, le premier des droits de l’homme, c’est le droit à la lumière.

L’avenir est notre enfant. Formons-le.

Le propre du génie est le grandissement du bien et le grossissement du mal. Folie, Erreur, Absurdité ; tels sont les noms de baptême du Génie. Dieu le crée, les hommes le baptisent.

[premier dossier.]

La gloire n’est pas plus le but vrai du poëte que le bonheur n’est le but vrai de l’homme. L’un et l’autre n’ont qu’un but, la fonction accomplie, c’est-à-dire le devoir.

Pour le poëte comme pour le philosophe, fonction accomplie signifie mission remplie.

Sur cette terre la fonction est donnée à tous, la mission à quelques-uns.

Les esprits secondaires se satisfont de la fonction. Philosophes, ils se laissent « aller doucement à la bonne loi naturelle ». Poètes, ils chantent comme l’oiseau. Les esprits de premier ordre ont de plus grandes affaires.

S’ils se bornaient à ce gazouillement, ils sentiraient que Dieu est mécontent.

La destinée, celle d’autrui surtout, ne doit pas être prise avec nonchalance.

Quiconque sait faire usage de la pensée finit par s’apercevoir qu’il n’y a point de choses indifférentes, et toute médiation dans un esprit sain et droit se termine par un éveil confus de responsabilité. Vivre, c’est être engagé.

La fonction dirigée par la conscience, c’est l’accomplissent du devoir, pour l’homme.

Pour l’homme de génie, il faut quelque chose de plus, car il est homme, plus génie. Pour lui, la fonction doit être héroïque. Elle doit se faire mission. Elle doit être dirigée par la vertu.

Anacréon fait la fonction du poëte ; Isaïe en remplit la mission.

Vertu, nous venons de dire ce mot. Ce que nous entendons ici par vertu, ce n’est pas cette simple probité des actes qui fait la bonne vie, qui est la règle de conduite de tout homme bien né, et pour les âmes honnêtes une sorte de respiration naturelle. C’est une chose autre, moins exacte et plus grande. La vertu propre au génie, c’est la haute exigence.

C’est un tracé du devoir empiétant sur le sublime. C’est une ardeur profonde du cœur partagée par l’esprit, c’est l’éternelle insomnie de la volonté couvant le bien, c’est, devant le mal divisant et régnant, une aspiration presque irritée à l’harmonie universelle ; la colère peut être tendre, tel rudoiement caresse ; c’est l’effort qui imprime l’élan, c’est l’embrasement du beau et du juste, c’est une fournaise intérieure de pensées vraies, c’est cette préméditation démesurée qui fait du philosophe un apôtre et du poëte un prophète. C’est la conscience en flamme.

Préméditation, tout est là. Une préméditation sublime, voilà, dans notre ombre humaine, ce qui fait une lueur sur le front du poëte.

Une immense bonne intention, en fait de devoir vouloir le trop, au besoin un peu de folie dans le sacrifice ; c’est là une loi pour le génie. On n’est l’archange qu’à ce prix.

Stultitiam crucis.

Dans le génie il doit y avoir du secours.

Le germe humain est si lamentable en effet !

La destinée, c’est-à-dire la souffrance ; la terre telle que ses habitants la font, la notion de Dieu tournée à mal, tous les mensonges ajustés à la vérité pour faire des religions, la stupidité à l’état d’institution, la nuit base du dogme, l’ignorance posée en principe ; ignorer engendrant haïr, la guerre, l’épée, la hache, la jonction des glaives au-dessus d’une tête sombre, qui est l’humanité ; les intelligences viciées, le for intérieur mauvais, l’esclave ayant pour idéal d’être despote, la misère devenue la méchanceté ; l’autel pierre dure, le prêtre bénisseur du soldat, le bûcher mis au service de Teutatès, de Moloch et de Jésus, la fourche infernale du quemadero emmanchée dans du bois de la vraie croix ; une tiare de fer sur la tête de Jules II, dans le lit d’Alexandre VI une femme qui est sa fille, Torquemada complétant ces papes ; l’accord des iniquités, les idolâtries sœurs des tyrannies ; le grand-mogol plus le grand-lama ; les superstitions donnant la griffe aux préjugés ; la surdité implacable des codes ; l’inepte échafaud, les bons au bagne, les féroces au trône ; au dedans le volcan, au dehors la tempête ; la faim, la prostitution, le meurtre ; les convoitises, les appétits, les passions, la mystérieuse lutte interne de l’instinct et de la conscience ; le ciel, où est l’inconnu, et sous ce ciel impassible, le grand désespoir stupéfait, l’homme ; quel spectacle ! et si vous ajoutez à cela le regard sinistre de la bête, révélation d’un abîme inférieur, quelle vision !

Le génie se penche là-dessus.

S’il se relevait indifférent, quelle épouvante pour la conscience humaine ! Quoi ! dans cette intelligence plus grande que les autres, il n’y a rien ! Quoi ! cette âme géante est une âme neutre ! Quoi ! cela lui est égal ! Quoi ! ce colosse de vie intérieure n’a point de chaleur externe ! Il sait plus, et il sent moins ! Quoi ! on pleure, on saigne et on râle, et il ne prend parti ni pour ni contre ! Quoi, de toutes ces douleurs, de tous ces crimes, de tous ces sacrilèges, de toutes ces lamentations, dé toutes ces iniquités, de toutes ces ignominies, de toutes ces détresses, de toutes ces énigmes, de tous ces sanglots, cet esprit extrait un sourire ! il compose d’horreur sa sérénité. Alors à quoi bon cet homme ?

Il n’est qu’importun par sa stature.

Que sert d’être plus grand si l’on n’est pas meilleur ? Regarder de haut sans plaindre accable ceux qu’on regarde. Quoi ! tous souffrent ou font souffrir, et il passe son chemin ! Voir tant de mauvais et tant de méchants, cela doit rendre bon, sinon l’on est le pire. C’est le rapetissement du fort que de ne point servir le faible. Quoi ! nulle intercession, nulle intervention, pas une assistance, pas un conseil ! Le vrai ne le presse donc pas ! Il n’a donc pas de balance ! Il ne se fait donc pas de confrontation dans cette pensée ! le juge instructeur est donc absent de cet homme ! Le mal est là pourtant, qui attend son procès, l’intègre procès de la lumière à la nuit ! Qu’est-ce que c’est que le calme de cet homme ? Quoi ! c’est la sagesse d’ignorer la justice ! quoi, pour conserver l’équilibre, oublier l’équité ! Ah ! quel vide ! Et y a-t-il rien de plus effrayant que de se dire que toute l’intelligence, toute la compréhension, toute la faculté, toute la raison, toute la philosophie, toute la puissance dans une âme humaine, y font le néant !

Non, il n’en est pas ainsi. Et cette déception, l’intelligence n’aimant pas et ne voulant pas, cette déception, qui serait la plus funèbre de toutes, est épargnée au genre humain. Les hautes intelligences apparaissent comme des blancheurs sur l’horizon. La neige, qu’on voit sur ces cimes, ce n’est pas l’indifférence, c’est la conscience.

Les forts aiment ; les puissants veulent ; les grands sont bons. Qu’est-ce que le génie, si ce n’est pas une plus grande ouverture de cœur ?

Les hautes facultés, à leur point de départ comme à leur point culminant, s’attendrissent. Une larme tombe éternellement, goutte à goutte, sur le mystérieux sommet de l’âme humaine.

Le marbre fait génie n’existe pas ; ou, s’il existe, il est monstre.

Non, le grand plaignant, le genre humain, ne crie pas en vain : justice ! du côté des penseurs. Penser est une générosité. Les penseurs regardent autour d’eux ; on souffre ; un surcroît de force leur vient de cet excès de misère ; ils voient, dans ce crépuscule que nous nommons la civilisation, tous ces noirs groupes désespérés ; les penseurs songent ; et les gémissements, les angoisses, les fatalités entrevues en même temps que les douleurs touchées, les tyrannies, les passions, les esclavages, les deuils, les peines, font poindre dans leur esprit ce sublime commencement du génie, la pitié.

Le penseur, poëte ou philosophe, poëte et philosophe, se sent une sorte de paternité immense. La misère universelle est là, gisante ; il lui parle, il la conseille, il l’enseigne, il la console, il la relève ; il lui montre son chemin, il lui rallume son âme. — Vois devant toi, pauvre humanité. Marche ! — Il souffre avec ceux qui souffrent, pleure avec ceux qui pleurent, lutte avec ceux qui luttent, espère pour ceux qui désespèrent. Il est tout et à tous. Il s’ajoute aux infirmes ; il fait voir les aveugles, il fait planer les boiteux. Il ne donne pas seulement le pain, il donne l’azur. Il travaille au progrès, il s’y dévoue, il s’y épuise. On sent en lui tout le cœur humain, énorme. Rien ne le décourage. Il n’accepte aucun démenti. Il voit le juge, et veut la justice ; il.voit le prêtre, et veut la vérité ; il voit l’esclave et veut la liberté. Il affirme la rentrée au paradis. Il recommence sans cesse dans sa vie et dans ses œuvres l’équation du droit et du devoir. Le jour où cet homme suprême meurt, son agonie bégaie : amour !

Amour, est-ce là tout ? Non. Colère aussi. Car l’être infini seul aime impassiblement. L’amour dans l’homme se double de colère. Cette colère est son autre versant. On ne peut aimer le bien sans abhorrer le mal. Indignatio, dit Juvénal. Haine vigoureuse, dit Molière. Nous avons parlé quelque part d’un « amour qui hait » ; ceci est de la haine qui aime. Il faut autant d’entrailles pour créer Alceste que pour créer le marquis de Posa. Exécrer Cauchon, c’est adorer Jeanne d’Arc. Nous donnons ici des noms pour être plus intelligible, mais nous rappelons cependant que la pitié doit s’étendre aux méchants ; son embrassement n’est large qu’à cette condition. On doit haïr le mal dans les idées, et aimer le bien dans les personnes. Inépuisable compassion, tel est le fond du génie. Malheur à ceux qui n’ont pas cette grande flamme intérieure ! Ils sont de la lumière froide. Ils ne seront jamais que les seconds. C’est cette indifférence, c’est cette sérénité implacable, c’est cette bonhomie impitoyable, c’est cette absence de cœur humain qui fait La Fontaine si inférieur à Molière et Gœthe si inférieur à Schiller.

Insistons-y, car ceci est la loi, ce qui fait en art les chefs-d’œuvre absolus, c’est dans l’homme de génie la volonté du beau compliqué de la volonté du vrai ; ces deux volontés s’aidant et se surveillant. Cette double intuition de l’idéal, à la fois céleste et terrestre, sert le progrès par le rayonnement, civilise l’homme en manifestant Dieu, amende le relatif par sa confrontation avec l’absolu, élève la lumière à la splendeur et crée les suprêmes merveilles.

Ces hommes-là, qui font ces choses, ces pères des chefs-d’œuvre, ces producteurs de civilisation, ces hauts et purs esprits, quel moi ont-ils ? ils ont un moi incorruptible, parce qu’il est impersonnel. Leur moi, désintéressé d’eux-mêmes, indicateur perpétuel de sacrifice et de dévouement, les déborde et se répand autour d’eux. Le moi des grandes âmes tend toujours à se faire collectif. Les hommes de génie sont Légion. Ils souffrent la souffrance extérieure, nous l’avons dit ; ils saignent tout le sang qui coule ; ils pleurent les pleurs de tous les yeux ; ils sont autrui. Autrui, c’est là leur moi. Vivre en soi seul est une maladie. L’âme est astre, et doit rayonner. L’égoïsme est la rouille du moi.

Le moi, nettoyé d’égoïsme, voilà le bon intérieur de l’homme. Ce moi-là donne deux conseils : Être, et devenir utile.

La pitié est juste, la pitié est utile.

Quand le mot amour est dans la nuit, il se prononce pitié.

Fraternité implique pitié, puisqu’il y a un grand frère et un petit.

Avoir pitié, cela suffit pour la plénitude d’une âme.

Avoir pitié, c’est probablement la plus grande fonction de Dieu.

La quantité de nécessité que Dieu subit, ne s’équilibre en lui que par une quantité égale de pitié.

Les génies ont pitié. C’est pour cela qu’ils sont les génies. Ils sont les grands frères.

Les génies, au-dessus de l’humanité, ouvrent les ailes et joignent les mains.


Le mieux, c’est là leur rêve. Le mieux, déclaré ennemi du bien par les peureux et par les lâches, deux espèces de sages fort en crédit.

Cet arrêt a beau être un proverbe ; une sentence, comme on dit, en fondant dans ce mot les deux idées fort distinctes de chose jugée et de chose juste. Âpres à la logique, les génies n’en tiennent compte.

Un échelon gravi, ils lèvent le pied vers l’autre. Ils ne laissent sur quoi que ce soit leur ombre que le temps de passer. En science chercheurs, en art songeurs. Ils sont dans la forêt vierge ; ils vont. De leur vivant, ils s’enfoncent et se perdent sous les confus branchages de l’avenir. Ils sont lointains à leurs contemporains. Poésie, philosophie, civilisation, le futur dans l’actuel, l’humanité réelle, l’humanité vraie à conclure de l’humanité réelle, tels sont leurs entraînements. Vivre à même les rêves, c’est là leur joie et leur tourment. Derrière toutes les questions obscures on entend le coup de pioche de ces pionniers. Ce bruit sourd de pas vers l’inconnu, vient d’eux. Plus ils avancent, plus le but semble fuir. Le propre de l’idéal, c’est de reculer. De halte, point, pour ces travailleurs du beau et du juste. Le mieux d’hier n’est plus que le bien d’aujourd’hui ; il leur faut le mieux de demain. L’utopie est devenue lieu commun ; il s’agit d’escalader la chimère. Laissez-les faire. Avant peu, la chimère sera praticable ; Tout-le-monde marchera dessus et logera dedans. Après quoi, ils passeront à l’impossible. Qu’est-ce que l’impossible ? C’est le fœtus du possible. La nature fait la gestation, les génies font l’accouchement. Tout arrivera, laissez-les faire. Ils commencent, finissent, et recommencent. Ils dévident à mesure derrière eux la civilisation. Jamais d’interruption ni de lassitude. Oh ! les puissants ouvriers ! Oh ! les sombres eclaireurs ! Car ils souffrent. N’importe, ils vont. Où s’arrêteront-ils ? Dans la tombe. Croyez-vous ?

La création, cette merveille à demi obscure, les contente sans les satisfaire. Là encore, ils rêvent mieux. Parfois, ils murmurent. C’est ainsi que le lion, tout seul dans le désert, gronde. Dieu et lui savent pourquoi.

Étreints, comme toutes les créatures, par le fait immanent, ils sont soumis, mais non optimistes. Ils font des remontrances. La destinée, compliquée de fatalité, les trouble. L’homme, c’est l’âme à fleur de peau ; la bête et la chose, c’est l’âme située profondément et sous des épaisseurs ; quelle est cette ombre ? Ils méditent sur cela, sévères. L’homme, c’est le mieux de la bête ; la bête, c’est le mieux de la chose ; mais pourquoi ces stages sinistres de l’âme dans la matière ? À quoi bon ces prisons ? Dans quel but ces captivités successives ? Qu’est-ce que tout ce temps dépensé, perdu peut-être ? Qu’attend-on là-haut ? Ils^sont tristes.

À de certaines heures redoutables, ces êtres immenses ont une façon à eux de regarder le ciel, irrités, quoique tremblants.

L’univers leur semble ébauché. La nature leur apparaît comme à moit ié faite. Pourquoi s’être arrêté en chemin ? De solution de continuité, certes, il n’y en a point ; mais, selon eux, il y a des haltes, des repos inutiles, des nœuds, on ne sait quel effrayant embarras de charrettes dans l’infini. En marche, mondes !

La majesté des évolutions leur semble indifférence ; les signes qui passent au zénith amenant les changements climatériques font avec peu de zèle leur besogne sidérale ; est-ce que les cycles qui déterminent les phases meilleures ne pourraient pas tourner moins lentement ? Le globe n’est point assez vite habitable. Qu’il faille tant de siècles pour éteindre un volcan ou pour réduire une mer, ces hommes, ces génies, en froncent le sourcil. La Genèse appelle cela des jours, elle est bien bonne. Un mot n’est pas une excuse. Ils blâment la saison, la tempête, l’avalanche, l’hiver lugubre, cette mort intermittente de la nature ; ils appellent à grands cris toute la perfectibilité à la fois, tous les accomplissements, tous les avènements, toutes les floraisons, l’amour dans l’homme, l’éden sur la terre. Rien n’est trop haut pour leur effort. Leur impatience de progrès va jusqu’à Dieu. Ils le hâteraient presque, et dans leur ardeur de pousser à la route, ils mettraient la main au zodiaque.


Pour arriver à une telle approximation de l’idéal, il faut des forces conductrices. Ces forces conductrices sont les esprits. De là, la nécessité des génies.

Un génie est un fonctionnaire de civilisation.

Une multitude est assoupie, il faut qu’elle se réveille ; une autre dévie, il faut qu’elle se ravise ; une autre s’alourdit, il faut qu’elle se remette à penser ; une autre emploie mal sa peine, il faut qu’elle étudie ; une autre se fanatise, il faut qu’elle s’éclaire ; une autre se désordonné, il faut qu’elle se régularise ; une autre subit le tyran, il faut qu’elle s’allège. Là, on fait du faux luxe, producteur d’indigence ; là, il y a travail aveugle, la science manquant ; là, paresse, là, sauvagerie, là, épaississement cérébral, causé par quelque superstition régnante ; là, vice et absorption du côté esprit par le côté jouissance ; il est nécessaire de pourvoir à tous ces besoins, à toutes ces lacunes, à tous ces risques, à toutes ces calamités ; il importe d’avertir et d’épurer la richesse matérielle devenant pauvreté d’âme.

La dilatation spirituelle est urgente, l’opulence se consolidant jusqu’à s’endurcir. Ici les ulcères du paupérisme, là les maladies de la prospérité. Trop d’accablement ici, trop de succès là. Sous l’assouvissement du petit nombre, l’envie de tous. Péril d’autant plus redoutable qu’il est silencieux. Il est indispensable d’y obvier. Sinon, catastrophe. Les lois sont féroces ; les mœurs sont bêtes. Qui fera à la loi une déclaration de guerre ? Un esprit. Qui se fera juge des juges, rectificateur des poids de justice, dénonciateur de la fausse balance publique, instructeur du procès des codes ? un esprit. Cet esprit s’appellera Beccaria, s’appellera Montesquieu, s’appellera Voltaire. Qui prendra les mœurs à partie, qui les ramènera à l’école, qui leur retirera la lisière des préjugés, qui leur arrachera la béquille du passé, qui leur ôtera la difformité, qui les redressera, qui leur criera : marchez droit ! Mœurs, vous êtes des mères, et vos enfants sont les peuples ! Qui fera cette sublime orthopédie ? Un esprit. Comptez les travailleurs, les avertisseurs, les guérisseurs, depuis Platon jusqu’à Diderot. Lutte robuste et sainte ! au nom du progrès contre les mœurs, au nom du droit contre les lois.

Spiritus flat. Tel esprit est palpitation, tel autre est ouragan ; c’est toujours de l’haleine. Seulement dans le premier cas l’haleine échauffe et caresse ; dans le second, elle bouleverse, casse, brise, entraîne, arrache, déracine, renouvelle par extermination. Ces violences salubres se nomment en météorologie orages et en politique révolutions.

Il y a des inondations fécondantes ; le Nil en est une. Luther en est une autre.

Les orages font de l’équilibre.

Pour le savant vrai, pour l’observateur qui approfondit l’observation, il est certain qu’il y a pour la nature des heures de souffrance latente, par suite d’on ne sait quel alanguissement du climat ou de la saison, la mystérieuse distribution de vie universelle s’est faite inégalement, l’harmonie s’est peu à peu rompue presque léthargiquement, il y a trop ici et pas assez là, les énergies accablées agonisent en silence, la stagnation s’étale là-dessus, commencement tranquille de chaos. Une tempête est un rappel à l’ordre.

La pensée orage rend de ces services. Isaïe, Juvénal, Dante, sont de grands vents.

Il y a des enchaînements en concordance entre ces mystérieuses forces conductrices. Un esprit prend l’humanité là où un autre l’a laissée et la mène plus loin.

Les esprits sont l’un pour l’autre un accomplissement. Ils s’entr’achèvent.

Le progrès, étant loi, arrive toujours. Seulement, sans les génies, il suit la progression arithmétique ; avec les génies, il suit la progression géométrique. Le génie a ce don de toujours multiplier toute la somme humaine par elle-même. Les génies, nous l’avons fait remarquer, résument le genre humain à un instant donné, et l’ayant tout entier en eux, ils l’emploient, comme force, à son propre progrès. Prenez chacun des esprits que nous avons indiqués au livre II, et examinez-le en lui-même. Qu’est-ce que cet esprit ? un total de l’humanité.

Ôtez de la question le progrès, ôtez la civilisation, ôtez les évolutions et les révolutions, c’est-à-dire les deux modes de transfiguration humaine, l’un normal, l’autre convulsif, l’un qui est la paix du bien, l’autre qui est la guerre du mieux, ôtez l’amélioration des hommes, ôtez le perfectionnement social, ôtez la formation de l’âme du peuple, ôtez de la question cela, à quoi bon les génies ?

À quoi bon ces poumons surhumains, ces voix de vérité et de justice, ces hautes clameurs de la pensée par-dessus les opprimés et les oppresseurs, ces bouches sonnant les grandes choses ?

Pour quel résultat et pour quel emploi ces missionnaires, ces laboureurs d’hommes, ces apôtres, ces vastes maîtres d’école, ces éducateurs, ces instituteurs, ces initiateurs, ces chercheurs du bien, ces trouveurs du feu sacré, ces bons titans, ces prométhées ?

Le génie est avant tout une bonne volonté.

Quoi ! à cette bonne volonté immense, pas de but !


Nous l’avons dit, et il faut le dire, le but, c’est le peuple.

Le but, c’est l’homme.


Le peuple n’est pas autre chose que l’homme combiné avec lui-même, et donnant pour résultante la plus grande somme possible d’intelligence, de vertu, de raison, de science, de foi et d’amour.

But de la civilisation : que l’homme soit peuple, et que le peuple soit homme.

L’homme fait peuple, c’est la liberté ; le peuple fait homme, c’est la fraternité. Liberté et fraternité amalgamées, c’est l’harmonie. L’harmonie ; plus que la paix. Les hommes en paix, c’est l’état passif ; les hommes en harmonie, c’est l’état actif.

Le perpétuel épanouissement du chaos en ordre, l’éclosion et la rectification de la société humaine en vie, en beauté, en clarté, en logique, en joie, en équité et en équilibre, c’est là la tâche des esprits. La populace, voilà leur bloc ; la civilisation, voilà leur statue. Tous les sauvages, tous les barbares et tous les ignorants, voilà leur amour. Du tas de pierres extraire l’édifice, du tas d’hommes extraire l’homme, magnifique problème.

Dieu le pose aux génies.

La solution implique la collaboration divine.

La formule scientifique, concrète, sociale et religieuse de l’homme, c’est le Peuple.

Sans cette genèse à mener à bonne fin, on ne comprendrait pas pourquoi Dieu dépense sur la terre tant de grands esprits. Le motif d’ornement ne suffit pas.

Les ouvriers dénoncent l’œuvre. Le passage des génies parmi les hommes indique manifestement des difficultés à résoudre.

Hélas ! c’est une rude tâche de seconder l’homme. L’histoire, du plus loin qu’il lui en souvienne, n’a jamais vu l’humanité autrement que misérable. L’âge embryonnaire du monde a été horrible. Dès les premiers temps, le roi funeste, le juge louche, le prêtre difforme, le bourreau, le soldat, le meurtre légal, le meurtre sacerdotal, le meurtre militaire, les tables de pierre de la loi, le code, le glaive, le dogme, ont pesé sur l’homme. C’est alors qu’a commencé ce gémissement immense, Jérémie.

Mille ans après Jérémie, Lucrèce a murmuré dans le crépuscule : o genus infelix humanum !

Dix-sept cent ans après Lucrèce, Albert Durer a écrit au-dessus du mystère humain : Melancholia !

Et trois cent cinquante ans après Albert Durer, au dix-neuvième siècle, dans cette Angleterre, si admirable productrice de puissance et de richesse, les mineurs des houillères de la Tyne mangent du charbon comme les paysans de France, sous Louis XV, mangeaient de l’herbe, et dans les galetas de Londres les ouvrières chantent cette chanson qu’on pourrait nommer livide, la chanson de l’aiguille : — Ah ! aiguille ! tu es une mauvaise nourrice ! — créatures accablées, qui sont sans feu, sans vêtements, sans pain, et qui ne peuvent, par quatorze heures de labeur quotidien, atteindre au nécessaire, malgré la rallonge de la prostitution ajoutée au travail.


Les esprits ont les initiatives. En avant ! tel est le cri, — le reproche — qui vient des profondeurs. Les fanatismes résistent, les préjugés résistent, la fausse science résiste, la fausse autorité résiste, la prospérité à base de fange résiste, le bonheur de quelques-uns résiste, le parasitisme résiste, la bêtise résiste, les opacités résistent, les immobilités résistent, les ténacités résistent, le mal résiste, le doute résiste, l’ironie résiste, la pourriture résiste, l’or et l’argent résistent, l’oisiveté résiste, le contentement de ce qui est résiste, les ornières résistent, les idolâtries résistent, les marcheurs à reculons résistent, le passé résiste, l’avenir, lui-même, dans une certaine mesure, résiste. Éclore est une fracture, naître est un effort. Toute cette résistance agrégée fait bloc. Cela doit céder, et aller, et avancer, et rouler, et courir, et obéir à l’impérieux appel du but. Les génies, la sueur au front, donnent le branle. Pour une telle mise en mouvement, il faut cette poussée énorme.

Masse effrayante ! l’humanité. Tous les Atlas s’y mettent. Ils portent, soutiennent, étagent, dirigent, amortissent les chocs, déterminent les impulsions. Les uns déplacent les points d’appui, les autres pèsent sur les leviers. Ce prodigieux bloc, l’homme, remue et marche. Mais quelle sombre lenteur ! Eschyle s’y adosse, Tacite soulève, Montaigne s’attelle, Cervantes aide, Molière pousse, Voltaire tire. L’épaule de Juvénal est contre, l’épaule de Dante est dessous. Rabelais rit, et encourage.

Dieu ne fait pas de géants en pure perte. Vous voyez bien qu’il les utilise.

Autrement, je le répète, qui aurait droit de dire : À quoi bon ?

La civilisation est pour les peuples une sorte d’algèbre vitale dont il faut successivement dégager les inconnues.

Le globe est le support, la population est le fourmillement, la civilisation est l’ordre. Ordre profond, contesté et troublé par tous ses pseudonymes, théocratie, aristocratie, droit divin, qui ne sont autre chose que les formes mêmes du désordre. En civilisation, la conception se nomme utopie, et Faccouchement, découverte. Le progrès est une grossesse perpétuelle. À un enfantement succède une naissance, à une naissance une nouveauté, à une nouveauté une aube, à une aube un épanouissement. Et dans tous ces phénomènes, épanouissement, aube, nouveauté, naissance, enfantement, qui est-ce qui vient au monde ? la Vérité !

La civilisation, vaste surface de travail, profond laboratoire de toutes les forces sociales combinées, est comme une seconde création où les esprits, visibles dans les poètes et les philosophes, vont et viennent, travaillant. La pensée est véhicule. Faire une révolution, ce n’est pas tout, il faut la propager, l’étendre, la répandre, la débiter, la détailler, la multiplier, la rendre volatile et respirable, s’époumoner dessus. Il est nécessaire qu’elle passe la frontière. Le moment est venu de la rouler sur toutes les têtes. Il s’agit de la transférer d’une zone à l’autre. Le transport d’un orage est quelquefois utile. Les éléments remplissent de ces devoirs-là ; les grands hommes aussi. Et voilà pourquoi ils sont les grands hommes. Il faut la mer à remuer, les forêts à secouer, les marées à balancer, les ondes, les sables, l es nuages à pousser, les oiseaux à disperser, les avalanches à précipiter, les Alpes, les Cordillères des Andes à couvrir tantôt de neige, tantôt de verdure, les fleurs à ouvrir, les parfums à mêler, les pollens à distribuer, les semences à éparpiller, les amours à désaltérer, les essences à amalgamer, les fluides et les liquides à équilibrer, les déserts à vivifier, les volcans à allumer et à éteindre, les saisons à détacher et à répandre l’une après l’autre sous le ciel, les tempêtes à apporter et à remporter, l’air à assainir, la terre à féconder, pour expliquer l’immensité des souffles.