Proses philosophiques/Promontorium somnii

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Promontorium somnii






Je me rappelle qu’un soir d’été, il y a longtemps de cela, en 1834, j'allai à l’Observatoire. Je parle de Paris, où j’étais alors. J’entrai. La nuit était claire, l’air pur, le ciel serein, la lune à son croissant ; on distinguait à l’œil nu la rondeur obscure modelée, la lueur cendrée. Arago était chez lui, il me fit monter sur la plate-forme. Il y avait là une lunette qui grossissait quatre cents fois ; si vous voulez vous faire une idée de ce que c’est qu’un grossissement de quatre cents fois, représentez-vous le bougeoir que vous tenez à la main haut comme les tours de Notre-Dame. Arago disposa la lunette, et me dit : regardez.

Je regardai.

J’eus un mouvement de désappointement. Une espèce de trou dans l’obscur, voilà ce que j’avais devant les yeux ; j’étais comme un homme à qui l’on dirait : regardez, et qui verrait l’intérieur d’une bouteille à l’encre. Ma prunelle n’eut d’autre perception que quelque chose comme une brusque arrivée de ténèbres. Toute ma sensation fut celle que donne à l’œil dans une nuit profonde la plénitude du noir.

— Je ne vois rien, dis-je.

Arago répondit : — Vous voyez la lune.

J’insistai : — Je ne vois rien.

Arago reprit : — Regardez.

Un instant après, Arago poursuivit : — Vous venez de faire un voyage.

— Quel voyage ?

— Tout à l’heure, comme tous les habitants de la terre, vous étiez à quatre-vingt-dix mille lieues de la lune.

— Eh bien ?

— Vous en êtes maintenant à deux cent vingt-cinq lieues.

— De la lune ?

— Oui.

C’était là en effet le résultat du grossissement de quatre cents fois. J’avais, grâce à la lunette, fait sans m’en douter cette enjambée, quatre-vingt-dix-neuf mille sept cent soixante-quinze lieues en une seconde. Du reste, cet effrayant et subit rapprochement de la planète ne me faisait aucun effet. Le champ du télescope était trop étroit pour embrasser la planète entière, la sphère ne s’y dessinait pas, et ce que j’en voyais, si j’en voyais quelque chose, n’était qu’un segment obscur. Arago, comme il me l’expliqua ensuite, avait dirigé le télescope vers un point de la lune qui n’était pas encore éclairé. Je repris :

— Je ne vois rien.

— Regardez, dit Arago.

Je suivis l’exemple de Dante vis-à-vis de Virgile. J’obéis.

Peu à peu ma rétine fit ce qu’elle avait à faire, les obscurs mouvements de machine nécessaires s’opérèrent dans ma prunelle, ma pupille se dilata, mon œil s’habitua, comme on dit, et cette noirceur que je regardais commença à blêmir. Je distinguai, quoi ? impossible de le dire. C’était trouble, fugace, impalpable à l’œil, pour ainsi parler. Si rien avait une forme, ce serait cela.

Puis la visibilité augmenta, on ne sait quelles arborescences se ramifièrent, il se fit des compartiments dans cette lividité, le pâle à côté du noir, de vagues fils insaisissables marquèrent dans ce que j’avais sous les yeux des régions et des zones comme si l’on voyait des frontières dans un rêve. Pourtant, tout demeurait indistinct, et il n’y avait d’autre différence que du blême au sombre. Confusion dans le détail, diffusion dans l’ensemble ; c’était toute la quantité de contour et de relief qui peut s’ébaucher dans de la nuit. L’effet de profondeur et de perte du réel était terrible. Et cependant le réel était là. Je touchais les plis de mon vêtement, j’étais, moi. Eh bien, cela aussi était. Ce songe était une terre. Probablement, on — qui ? — marchait dessus ; on allait et venait dans cette chimère ; ce centre conjectural d’une création différente de la nôtre était un récipient de vie ; on y naissait, on y mourait peut-être ; cette vision était un lieu pour lequel nous étions le rêve. Ces hypothèses compliquant une sensation, ces ébauches de la pensée essayée hors du connu, faisaient un chaos dans mon cerveau.

Cette impression, c’est l’inexplicable. Qui ne l’a pas éprouvée ne saurait s’en rendre compte.

Qui que nous soyons, nous sommes des ignorants. Ignorants de ceci, sinon de cela. Nous passons notre vie à avoir besoin de révélations. Il nous faut à chaque instant la secousse du réel. Le saisissement que la lune est un monde n’est pas l’impression habituelle que nous donne cette chose ronde inégalement éclairée paraissant et disparaissant à notre horizon. L’esprit, même l’esprit du songeur, a des habitudes ; quant au bourgeois il a des centons dans la mémoire, la reine des nuits, la pâle courrière, la lune des romances. Le clair de la lune n’évoque pour le peuple qu’Arlequin et Pierrot. Les poètes qualifient la lune au point de vue terrestre ; fille de Théa, dit Hésiode ; œil de la nuit, dit Pindare ; toi qui gouvernes le silence, dit Horace ; quœ silentia régis. Les mythologies et les religions, interprètes diminuants de la création, luttent à qui rapetissera cet astre. Pour l’Afrique, c’est un démon, Lunus ; pour les phéniciens, c’est Astarté, pour les arabes, c’est Alizat, pour les perses, c’est Militra, pour les égyptiens, c’est un bœuf. La Gaule, comme pour la Chersonèse, voit dans la lune un prétexte à égorger les naufragés, par la main des magesses à l’adyta de la Troade, par la main des druidesses au cromlech de l’île de Sein. Les celtes, frappés de sa ressemblance humaine, l’appellent leun, ce qui signifie image, et l’adorent sur la colline Aralunœ où est aujourd’hui Arlon. Circé, Trophonius, Zoroastre, les magiciennes de Thessalie, les pytonisses de Crotone, les pâtres de Chaldée, murmurent des paroles attirantes qui font descendre la lune sur la terre. Pour Anaximandre, la lune est un feu dans un globe concave, c’est-à-dire une veilleuse au plafond de la nuit. Chez les étrusques, Oreste ayant caché dans un fagot la lune (lisez la statue de Diane prise par lui à Thoas), on appelle la lune Phaselis. Les grecs la couvrent de noms, Diane, Phœbe, Proserpine ; la Détache-Ceinture, Tisiphone ; la frappeuse de loin, Hécate ; elle invente les filets et s’appelle Dictynne ; quoique vierge, elle est sage-femme, et s’appelle, à cause de ce talent, Lucine à Egine et Bubastès à Éléphanta ; étant triple, elle règne sur les carrefours et s’appelle Trivia. Elle a soixante nymphes, un carquois, un arc, des biches familières, une meute, et un char d’argent. Elle est chasseresse et guerrière. Elle est jalouse de Niobé et lui tue ses enfants. Elle est prude ; c’est à cause d’elle que Calisto est ourse, Actéon cerf, Dédalion épervier, mais cette hypocrite a une alcôve où elle donne des rendez-vous à Endymion, berger et roi ; cette alcôve c’est la grotte Latmœ, sur le mont Latmos en Carie. Elle ne veut pas qu’on découche, elle exige le domicile, elle veut que les morts même aient leur chez soi, restez dans vos lits, et elle punit les mânes surpris par elle en état de vagabondage ; elle condamne à cent années de larmes nocturnes l’esprit des corps sans sépulture. C’est là, dit Hésiode, ce que Jupiter a enseigné aux hommes. Telle est la lune payenne ; la lune juive est à peu près de même réalité. Le pseudo-Dieu qui rédige la Bible n’en sait pas plus long ; il dit par la bouche d’Ézéchiel : la lune est une lampe d’argent, et Jéhovah ignore le ciel aussi bien que Jupiter. Les prêtres prennent le croissant pour le mettre, les uns sur la tête de Diane, les autres sous les pieds de Marie. Voilà la lune des religions.

De tout cela à être un univers, il y a du chemin. Si les religions ôtent sa vraie poésie à la lune, les sciences n’ont nul souci de la lui rendre ; la véritable science, par dédain de l’hypothèse, la fausse science, par recherche des panacées et des pierres philosophâtes. La lune, pour l’astrologue, c’est le signe sous lequel il y a dans le nouveau-né mâle trop de sang de femme, et dans le nouveau-né femelle trop de sang d’homme ; d’où l’hermaphrodite et l’androgyne et les faux sexes ; et la lune crée sur la terre Sodome. Pour l’alchimiste, c’est l’argent, luna, lumen minus, le soleil étant l’or. Pour les savants positifs et pratiques, c’est une force, faisant coïncider avec ses syzygies les hautes et basses marées ; Newton la calcule, la latitude de la lune est la mesure des angles des nœuds et ne passe jamais cinq degrés ; Hook tâte sa chaleur, et lui trouve si peu de calorique et de clarté qu’il faudrait cent quatre mille trois cent soixante-huit pleines lunes pour équivaloir au soleil à midi. La lune n’a guère moins à se plaindre de l’astronome qui la fait chiffre que de l’astrologue qui la fait chimère. Ajoutez à cela la sœur d’Apollon, la chaste déesse, etc. Les poètes ont créé une lune métaphorique et les savants une lune algébrique. La lune réelle est entre les deux.

C’est cette lune-là que j’avais sous les yeux.

Je le répète, l’impression est étrange. On a vaguement dans l’esprit toutes les choses que je viens de dire, et d’autres de même sorte ; c’est ce qu’on appelle la science de la lune, on roule cela confusément en soi, et puis par aventure on rencontre un télescope, et cette lune, on la voit, et cette figure de l’inattendu surgit devant vous, et vous vous trouvez face à face dans l’ombre avec cette mappemonde de l’Ignoré. L’effet est terrifiant.

Autre chose que nous tout près de nous. L’inaccessible presque touché. L’invisible vu. Il semble qu’on n’ait que la main à étendre. Plus on regarde, plus on se convainc que cela est, moins on y croit. Loin de se calmer, l’étonnement augmente. Est-il vrai que cela soit ? Ces pâleurs, ce sont peut-être des mers ; ces noirceurs, ce sont peut-être des continents. Cela semble impossible, et cela est. Ce point noir, c’est peut-être la ville que Riccioli affirmait voir et qu’il appelait Tycho ? Ces taches, sont-ce des empires ? De quelle humanité ce globe est-il le support ? Quels sont les mastodontes, les hydres, les dragons, les béhémoths, les léviathans de ce milieu ? Qu’est-ce qui y grince ou y rugit ? Quelles bêtes y a-t-il là ? On rêve le monstre possible dans ce prodige. On distribue par la pensée dans cette géographie, presque horrible par la nouveauté, des flores et des faunes inouïes. Quel est le fourmillement de la vie universelle sur cette surface ? On a le vertige de cette suspension d’un univers dans le vide. Nous aussi, nous sommes comme cela en l’air. Oui, cette chose est. Il semble qu’elle vous regarde. Elle vous tient. La perception du phénomène devient de plus en plus nette ; cette présence vous serre le cœur ; c’est l’effet des grands fantômes. Le silence accroît l’horreur. Horreur sacrée. Il est étrange d’entrevoir une telle chose et de n’entendre aucun bruit. Et puis, cette chose se meut. Le mouvement déplace ces linéaments. L’obscurité se complique d’effacement. L’énorme simulacre se défait et se recompose. Impossible de distinguer rien de précis. Impossible de détacher ses yeux de ce monde spectre. Quel deuil ! quelle brume de gouffre ! quelle ombre ! cela n’est peut-être pas.

Tout à coup, j’eus un soubresaut, un éclair flamboya, ce fut merveilleux et formidable, je fermai les yeux d’éblouissement. Je venais de voir le soleil se lever dans la lune.

L’éclair fit une rencontre, quelque chose comme une cime peut-être, et s’y heurta, une sorte de serpent de feu se dessina dans cette noirceur, se roula en cercle et resta immobile ; c’était un cratère qui apparaissait. À quelque distance, un autre éclair, une autre couleuvre de lumière, un autre cercle ; deuxième cratère. Le premier est le volcan Messala, me dit Arago ; le deuxième est le Promontorium Somnii. Puis successivement resplendirent, comme les couronnes de flamme que porte l’ombre, comme les margelles de braise du puits de l’abîme, le mont Proclus, le mont Cléomèdes, le mont Petcevius, ces vésuves et ces etnas de là-haut ; puis une pourpre tumultueuse courut au plus noir de ce prodigieux horizon, une dentelure de charbons ardents se hérissa, et se fixa, ne remuant plus, terrible. C’est une chaîne d’Alpes lunaires, me dit Arago. Cependant les cercles grandissaient, s’élargissaient, se mêlaient par les bords, s’exagéraient jusqu’à se confondre tous ensemble ; des vallées se creusaient, des précipices s’ouvraient, des hiatus écartaient leurs lèvres que débordait une écume d’ombre, des spirales profondes s’enfonçaient, descentes effrayantes pour le regard, d’immenses cônes d’obscurité se projetaient, les ombres remuaient, des bandes de rayons se posaient comme des architraves d’un piton à l’autre, des nœuds de cratères faisaient des froncements autour des pics, toutes sortes de profils de fournaise surgissaient pêle-mêle, les uns fumée, les autres clarté ; des caps, des promontoires, des gorges, des cols, des plateaux, de vastes plans inclinés, des escarpements, des coupures, s’enchevêtraient mêlant leurs courbes et leurs angles ; on voyait la figure des montagnes. Cela existait magnifiquement. Là aussi la grande parole venait d’être dite ; fiât lux. La lumière avait fait de toute cette ombre soudain vivante quelque chose comme un masque qui devient visage. Partout l’or, l’écarlate, des avalanches de rubis, un ruissellement de flamme. On eût dit que l’aurore avait brusquement mis le feu à ce monde de ténèbres.

Arago m’expliqua, ce qui du reste se comprenait de soi-même, que, tandis que je regardais, le mouvement propre de la lune avait tourné peu à peu vers le soleil la lisière de la partie obscure, de sorte qu’à un moment donné le jour y avait fait son entrée.


Cette vision est un de mes profonds souvenirs.

Pas de plus mystérieux spectacle que cette irruption de l’aube dans un univers couvert d’obscurité. C’est le droit à la vie s’affirmant dans des proportions sublimes. C’est le réveil démesuré. Il semble qu’on assiste au paiement d’une dette de l’infini.

C’est la prise de possession de la lumière.

Quelque chose de pareil arrive parfois à des génies.

La renommée a des retards. Une création colossale sortie d’un esprit est par on ne sait quel hasard triste restée inaperçue. Cette œuvre est sous le linceul de l’ignorance universelle. Cette œuvre fait partie de ce qui n’existe pas ; elle est nivelée par l’ombre avec le néant. Un glacial déni de lumière pèse sur elle. La vaste iniquité des ténèbres la submerge. Son phénomène, perdu sous des profondeurs de brume, semble condamné à cet avortement funèbre, l’épanouissement pour la nuit. Les années ont passé. Le chef-d’œuvre est là, plongé dans l’obscurité comme cette grande lune sombre, attendant. Il attend la gloire, comme elle le soleil. Quand vient la justice ? Quel est le mystère de ces lentes évolutions ? Dans quelle orbite et selon quelle loi se meut la postérité ? L’ombre est épaisse, la chose immense est dans cette nuit, cela peut durer des siècles. Lugubre attente. Soudain, brusquement, un jet de lumière éclate, il frappe une cime, et voilà Hamlet visible, puis la clarté augmente, le jour se fait, et successivement, comme dans la lune le mont Messala, le Promontoire des Songes, le volcan Proclus, tous ces sommets, tous ces cratères, Othello, Roméo et Juliette, Lear, Macbeth, apparaissent dans Shakespeare, et les hommes stupéfaits s’aperçoivent qu’ils ont au-dessus de leur tête un monde inconnu.


II[modifier]

Ce promontoire du Songe, dont nous venons de parler, il est dans Shakespeare. Il est dans tous les grands poètes.

Dans le monde mystérieux de l’art, comme dans cette lune où notre regard abordait tout à l’heure, il y a la cime du rêve. À cette cime du rêve est appuyée l’échelle de Jacob. Jacob couché au pied de l’échelle, c’est le poëte, ce dormeur qui a les yeux de l’âme ouverts. En haut, ce firmament, c’est l’idéal. Les formes blanches ou ténébreuses, ailées ou comme enlevées par une étoile qu’elles ont au front, qui gravissent l’échelle, ce sont les propres créations du poëte qu’il voit dans la pénombre de son cerveau faisant leur ascension vers la lumière.

Cette cime du Rêve est un des sommets qui dominent l’horizon de l’art. Toute une poésie singulière et spéciale en découle. D’un côté le fantastique ; de l’autre le fantasque, qui n’est autre chose que le fantastique riant ; c’est de cette cime que s’envolent les océanides d’Eschyle, les chérubins de Jérémie, les ménades d’Horace, les larves de Dante, les andryades de Cervantes, les démons de Milton et les matassins de Molière.

Ce promontoire du Songe quelquefois submerge de son ombre tout un génie, Apulée jadis, Hoffmann de nos jours. Il emplit une œuvre entière, et alors cela est redoutable, c’est l’Apocalypse. Les vertiges habitent cette hauteur. Elle a un précipice, la folie. Un des versants est farouche, l’autre est radieux. Sur l’un est Jean de Pathmos, sur l’autre Rabelais. Car il y a la tragédie rêve et il y a la comédie songe.

Melpomène, aux sourcils rapprochés, a beau pleurer et rugir sur les rois ; Thalie, grâce autant que muse, a beau bafouer le peuple ; elles ont beau, l’une et l’autre, sembler humaines et être humaines ; la clarté du surhumain apparaît dans les yeux stellaires de ces deux masques.

De là dans la poésie une sorte de monde à part. C’est le monde qui n’est pas et qui est. Niez donc la réalité de Caliban. Contestez donc l’existence du Petit Poucet. Tâchez donc, à moins que vous ne soyez Boileau en personne, le vrai Boileau, Nicolas, fils de Gilles, tâchez donc de ne pas vous intéresser à l’Homme sans Ombre. Dites à Titania : Tu n’es pas ! Si vous lui donnez ce soufflet, elle vous le rendra. Car c’est vous, bourgeois, qui n’êtes pas.

Tout songeur a en lui ce monde imaginaire. Cette cime du rêve est sous le crâne de tout poëte comme la montagne sous le ciel. C’est un vague royaume plein du mouvement inexprimable de la chimère. Là on vit de la vie étrange de la nuée. Il y a dans tout de l’errant et du flottant. La forme dénouée ondule mêlée à l’idée. L’âme est presque chair, le corps est presque esprit. On pousse la réalité jusqu’à dire, le cas échéant, le mot de Cambronne, et l’on s’y appelle crûment Bottom. Un fantôme crie à l’autre : « Tais-toi, fils de putain ! » On échange les répliques d’Antonio et du Bosseman dans la Tempête. On est impalpable au point de fondre comme Ariel dans le parfum d’une fleur. C’est l’impossible qui se dresse et qui dit : présent. L’être commencé homme s’achève abstraction. Tout à l’heure il avait du sang dans les veines ; maintenant il a de la lumière, maintenant il a de la nuit, maintenant il se dissipe. Saisissez-le, essayez, il a rejoint le nuage. Du réel rongé et disparaissant sort un fantôme comme du tison une fumée.

Tel est ce monde, autant lunaire que terrestre, éclairé d’un crépuscule.

Quant à la quantité de comédie qui peut se mêler au rêve, qui ne l’a éprouvé ? on rit endormi.

L’assoupissement du corps est-il un réveil des facultés inconnues, et nous met-il en relation avec les êtres doués de ces facultés, lesquels ne sont point perceptibles à notre organisme quand la bête le complique, c’est-à-dire quand nous sommes debout, allant et venant en pleine vie terrestre ? Les phénomènes du sommeil mettent-ils la partie invisible de l’homme en communication avec la partie invisible de la nature ? Dans cet état les êtres, dits intermédiaires, dialoguent-ils avec nous ? jouent-ils avec nous ? jouent-ils de nous ? Ce n’est pas ici le lieu d’aborder ces questions, plus scientifiques que ne le croit l’ignorance d’une certaine science. Nous nous bornons à dire que ceux qui observent sur eux-mêmes la surprenante vie du sommeil font beaucoup de remarques.

Le problème de la chair au repos a de tout temps sollicité et tourmenté les métaphysiciens sérieux. L’assoupissement a des parties transparentes ; une vague étude est possible dans ce nuage, et la fouille du sommeil tente les chercheurs. C’est une sorte de pêche aux perles dans l’océan inconnu. Ce qu’on peut extraire du sommeil étudié préoccupait particulièrement un grave et sagace esprit contemporain, Jouffroy. Béranger, son ami, riait et lui disait : « Vous voulez saisir l’insaisissable ». En effet, on ne peut rien fixer, et par conséquent rien affirmer, dans ces mirages obscurs. Mais de certaines apparences persistantes finissent par se coordonner, et frappent, à travers la brume de l’assoupissement, l’attention des observateurs du sommeil. Tout demeure hypothèse, mais pourtant, sans perdre absolument leur caractère conjectural, quelques faits se condensent. Un de ces faits a on ne sait quoi de formidable ; le voici : il existe une hilarité des ténèbres. Un rire nocturne flotte. Il y a des spectres gais.

« Le Malin est dans la nuit », disait la crédulité naïve du moyen-âge, donnant à ce mot « malin » son double sens.


L’art s’empare de cette gaîté sépulcrale. Toute la comédie italienne est un cauchemar qui éclate de rire. Cassandre, Trivelin, Tartaglia, Pantalon, Scaramouche, sont des bêtes vaguement incorporées à des hommes ; la guitare de Sganarelle est faite du même bois que la bière du Commandeur ; l’enfer se déguise en farce ; Polichinelle, c’est le vice deux fois difforme, peccatum bi-gibbosum, comme parle le bas latin de Glaber Radulphus ; le spectre blanc coud des manches à son suaire, et devient Pierrot ; le démon écaillé, à face noire, devient Arlequin ; l’âme, c’est Colombine.

L’homme danse volontiers la danse macabre, et, ce qui est bizarre, il la danse sans le savoir. C’est à l’heure où il est le plus gai qu’il est le plus funèbre. Un bal en carnaval, c’est une fête aux fantômes. Le domino est peu distinct du linceul. Quoi de plus lugubre que le masque, face morte promenée dans les joies ! L’homme rit sous cette mort. La ronde du sabbat semble s’être abattue à l’opéra, et l’archet de Musard pourrait être fait d’un tibia. Nul choix possible entre le masque et la larve. Stryga vel masca. C’est peut-être Rigolboche, c’est peut-être Canidie. Des brucolaques et des lycanthropes se perdraient dans cette foule. Ces voiles blancs et noirs traverseraient un cimetière sans le troubler. Un débardeur tutoie peut-être un vampire. Qui sait si cette cohue obscène n’a pas, en venant ici, laissé derrière elle des fosses vides ? Il n’est pas bien sûr que ce sergent de ville qui passe ne mène pas un squelette au poste. Sont-ce des ivrognes ? Sont-ce des ombres ? Le mardi-gras descend de la Courtille, à moins qu’il ne revienne de Josaphat.


Ce somnambulisme est humain. Une certaine disposition d’esprit, momentanément ou partiellement déraisonnable, n’est point un fait rare, ni chez les individus, ni chez les nations. Il est certain, par exemple, que tout autocrate est dans une situation cérébrale particulière. Le pouvoir absolu enivre comme le génie, mais il a cela de redoutable qu’il enivre sans contrepoids. L’homme de génie et le tyran sont l’un et l’autre pleins d’un démon ; ils sont tous deux souverains ; mais, dans l’homme de génie, la raison étant égale à la puissance, l’esprit reste en équilibre. Dans le tyran, l’omnipotence étant habituellement accompagnée de la toute-bêtise, et d’ailleurs purement matérielle, la cervelle misérable bascule à chaque instant. Alors vous avez de ces spectacles-ci : Louis XV enseignant le catéchisme aux petites filles du Parc-aux-Cerfs.

Souvent l’état de rêve gagne les hommes graves, les savants, les théologiens, les remueurs d’in-folio. Je ne sais plus quel bonhomme docte, savantissime, fort farouche sur toute chose, dont parle Claude Binet, racontait ses rendez-vous d’amour avec une princesse du sang royal morte depuis cent cinquante ans. David Pareus, oracle de la sapience à Heidelberg, rêve qu’un chat lui égratigne le visage, et le mentionne dans son journal du 26 décembre 1617, avec cette note : Somnium sine dubio ominosum. Et il part de là pour dire : À quoi bon fortifier Heidelberg ? Jurieu croyait avoir de la cavalerie se battant dans son ventre. Pomponace était devenu chimérique au point de ne presque plus savoir comment on s’y prend pour dormir, boire, manger et cracher ; il disait lui-même de lui-même : insomnis et insanus. Scioppius n’était évidemment pas sain d’esprit quand, par crainte des jésuites, il prenait un faux nez à chaque livre qu’il écrivait, s’appelant successivement Vargas, Sotelo, Hay, Krigsœder, Denius, A Fano Sancti Benedicti, Junipère d’Ancône, Grosippe et Grobinius.

Les institutions graves ne sont pas plus exemptes d’insanités que les hommes graves. L’église damne les sauterelles. On conserve dans les pouillés de la cathédrale de Laon un mandement de l’évêque de 1120 contre les charançons. En 1516, l’official de Troyes rend cet arrêt : « Parties ouïes, faisant droit sur la requeste des habitants de Villenoxe, admonestons les chenilles de se retirer dans six jours, et, à défaut de ce faire, les déclarons maudites et excommuniées. » Le parlement de Paris, faisant pendre une truie sorcière, rêve et extravague. La Sorbonne, faisant défense et inhibition de guérir les maladies au quinquina, « écorce scélérate », est complètement folle. Les multitudes, ainsi que nous venons de l’indiquer, ne sont point exemptes de ces contagions. Les peuples, même libres, ont leurs tics comme les despotes ont leurs lubies. Le peuple anglais, en masse, copiant le nœud de cravate de Brummel, n’est-il pas en état de rêve tout autant que Charles-Quint montant des pendules ou Domitien décapitant des mouches ?

Est-il un rêve plus absurde que celui d’Origène ? Celui-là, certes, ne semble pas contagieux. Il l’est. La religion des eunuques volontaires existe. Allez en Russie, vous l’y trouverez. Les origénistes s’appellent skopzi ; ils sont trente mille ; et en attendant le jour où le feu czar Pierre III, leur messie, viendra mettre en branle la grosse cloche du Kremlin à Moscou, ils se mutilent stoïquement, somnambules au point de n’être plus des hommes.

Une science tout entière peut tomber en somnambulisme. La médecine est particulièrement sujette à cet accident. Le moyen-âge a été pour elle une longue éclipse, et l’on pourrait presque dire que jusqu’au dix-huitième siècle la médecine a rêvé. Le bol d’Arménie, la thériaque, l’électuaire de Sennert contre les maladies du cœur, forgé de trente-deux substances, parmi lesquelles l’or, le corail, l’ambre, le saphir, l’émeraude et la perle, la fameuse poudre panacée faite avec des nombrils de singes du golfe persique, tous ces remèdes semblent des cauchemars. De réalité, point. On damne, de par la Bible, Harvey, le circulator du sang, comme Galilée, le circulator des planètes. L’hygiène était formidable. En une seule année, Bouvart, médecin de Louis XIII, faisait traverser le roi par deux cent quinze médecines et deux cent douze clystères. Les facultés guerroyaient ; le diagnostic combattait la drogue ; saint-Côme attaquait saint-Luc ; les médecins se déclaraient homériques et les apothicaires bibliques ; les premiers se disaient descendants de Machaon et de Poladire, et les seconds entendaient remonter jusqu’au prophète qui inventa pour Ézéchias le cataplasme de figues sèches ; Fleurant prenait pour ancêtre Isaïe. Le tournoi médical pour et contre l’antimoine rendait fous furieux Renaudot, Guénaut, et Guy-Patin, et Courtaud, champion de Montpellier, et Guillemeau, champion de Paris. Cependant mourait qui voulait. Les malades avaient la fièvre et les médecins le délire.

Quelquefois une époque est maniaque. La renaissance a donné à l’Europe pendant trois siècles la folie payenne. Théagène et Chariclée et les pastorales de Longus arborent une sorte de civilisation mythologique, galante et bergère. La Fontaine écrit :

 
Depuis que la cour d’Amathonte
S’est enfuie à Bois-le-Vicomte...


Apollon gardeur de moutons était le type auquel le cardinal de Richelieu s’efforçait de ressembler. En France, il y avait une sorte d’Olympe gaulois. Les dieux rencontraient les druides dans les oseraies fleuries du Lignon. On poussait la bergerie jusqu’à la bergerade. On n’était plus en France, mais en Arcadie. On écrivait le Berger extravagant. Ronsard, épris d’une femme de la cour, changeait Estrée en Astrée. Les tritons et les néréides, Rubens l’atteste, débarquaient Marie de Médicis à Marseille et Mercure assistait à son sacre dans l’église de Saint-Denis. Wolfgang Guillaume, duc de Neubourg, avait bâti un mont Ida dans son jardin, s’y accroupissait sur un aigle empaillé et faisait tirer le canon pour se croire Jupiter. Louis XIV se déguisait de bonne foi en soleil. Le maréchal de Saxe à Chambord avait un régiment de uhlans exquis et fantasque ; habits couleur limace, culottes vertes, bottes hongroises, turbans à crinières, piques à banderoles, avec une compagnie colonelle de nègres vêtus de blanc sur des chevaux blancs, et en queue une batterie de longs canons de cuivre dans des boîtes de sapin sur de petits chariots, et en tête une musique chinoise ; le comte de Saxe passait la revue de ce régiment joujou, en grand costume de maréchal-général, et suivi d’une pleine gondole de déesses à peu près nues, junons, minerves, hébés, venus, flores, etc., qui étaient des filles entretenues par lui dans son château des Pipes, près Créteil, et dans sa petite maison de la rue du Battoir. Elisabeth d’Angleterre, avant eux, avait eu son Parnasse et son Olympe. Cette pédante était digne d’être payenne. Elle habillait ses femmes en dryades et ses valets de pied en satyres ; à Hampton-Court, elle faisait danser autour d’elle les Jeux et les Ris, qui étaient ses pages. Elle ne se faisait point sacrer par Mercure, n’étant pas catholique comme Marie de Médicis, mais elle ne haïssait pas d’être conduite à sa chambre à coucher par ce dieu orné du caducée et des talonnières d’ailes. À Norwich, un beau jour, les aldermen lui servirent sur un plat d’argent un Cupidon qui offrit une flèche d’or aux cinquante ans de Sa Majesté. Leicester lui donna une fête à Kenilworth. Il y avait un étang ; occasion de mythologie. Laneham et sir Nicholas Lestrange étaient là, et le racontent. Arion sur le dos d’un dauphin et Triton ayant la figure d’une sirène, sortirent des roseaux et chantèrent à Elisabeth des vers de Leicester. Tout à coup, Arion, troublé par la reine ou enroué par l’étang, s’arrêta court, déchira son habit mythologique et cria : « Je ne suis pas Arion, je suis l’honnête Henry Goldingham. » Elisabeth, déesse, rit. Elle redevenait réelle, et femme et reine pour de bon, quand il s’agissait de couper la tête à Marie Stuart, plus belle qu’elle.

Un écrivain tellement mystérieux qu’il est presque sinistre, positif cependant et pratique jusqu’à l’horreur, poussant l’obéissance à la réalité jusqu’à l’acceptation du crime, une sorte de pontife effrayant du fait accompli, Machiavel, qui le croirait ? est, ou semble être, lui aussi, en proie au rêve. Les lignes qu’on va lire sont de lui :

« Je ne saurais en donner la raison, mais c’est un fait attesté par toute l’histoire ancienne et moderne que jamais il n’est arrivé de grand malheur dans une ville ou dans une province qui n’ait été prédit par quelques devins ou annoncé par des révélations, des prodiges ou autres signes célestes. Il seroit fort à désirer que la cause en fût discutée par des hommes instruits dans les choses naturelles et surnaturelles, avantage que je n’ai point. Il peut se faire que notre atmosphère étant, comme l’ont cru certains philosophes, habitée par une foule d’esprits qui prévoient les choses futures par les lois mêmes de leur nature, ces intelligences, qui ont pitié des hommes, les avertissent par ces sortes de signes, afin qu’ils puissent se tenir sur leurs gardes. Quoi qu’il en soit, le fait est certain, et toujours après ces annonces on voit arriver des choses nouvelles et extraordinaires. » (MACHIAVEL, Discours sur Tite-Live, I, 56) ".

Ainsi le machiavélisme se complique de la foi aux présages. Machiavel, devin, eût rencontré sans rire Machiavel, augure.


Cette tendance dé l’homme à verser dans l’impossible et l’imaginaire est la source du credo quia absurdum. Elle crée dans la religion l’idolâtrie et dans la poésie la chimère. L’idolâtrie est mauvaise. La chimère peut être belle.

Tout un art complet, la musique, admirable en Italie et plus admirable encore en Allemagne, appartient au rêve. La musique est belle en Italie. ; en Allemagne, elle est sublime. Cela tient à ce que l’Italie rêve la volupté et l’Allemagne l’amour. De là le sourire de Cimarosa et le sanglot immense de Gluck. L’Allemagne a cette gloire d’avoir jusqu’ici à elle seule la suprématie absolue d’un art, toutes les autres nations étant forcées au partage des autres arts. Le grand poëte n’est pas grec, car s’il y a Eschyle, il y a Isaïe ; il n’est pas hébreu, car s’il y a Isaïe, il y a Juvénal ; il n’est pas latin, car s’il y a Juvénal, il y a Dante ; il n’est pas italien, car s’il y a Dante, il y a Shakespeare ; il n’est pas anglais, car s’il y a Shakespeare, il y a Cervantes ; il n’est pas espagnol, car s’il y a Cervantes, il y a Molière ; il n’est pas français, car s’il y a Molière, il y a tous ceux que nous venons d’énumérer. Le grand musicien est allemand.

Le grand allemand moderne, ce n’est pas Gœthe, ce n’est pas même Schiller, c’est Beethoven.


Nous venons de nommer Molière.

Si quelque chose pouvait démontrer la puissance du rêve dans l’art, ce serait de le voir envahir Molière.

Le prophète, le jour où les montagnes se mirent à sauter comme des béliers, résista à l’effarement du prodige jusqu’à l’instant où il vit le mont Ararat lui-même entrer en danse. Eh bien, Molière aussi, de même que tous les autres poëtes, entre en rêve.

Molière est Poquelin, comme Voltaire est Arouet ; Molière est le produit du pilier des Halles, il est élève de Gassendi, il est l’essayeur d’une traduction de Lucrèce, il est sceptique, il est le critique perpétuel de son propre enthousiasme ; il est Alceste, mais il est Philinte ; Molière est le grand raisonneur qui, heureusement, n’a pas, comme Voltaire, poussé le raisonnement jusqu’au point où le raisonnement fait évanouir la comédie ; Molière est homme de génie valet de chambre tapissier ; n’importe, ce désillusionné, ce philosophe qui fait le lit d’un roi, est, à ses heures, chimérique. « La lune, comme dit Othello, vient de passer trop près de la terre. » C’est fait, Molière est atteint comme un simple Shakespeare. Brusquement, tout à coup, Molière est ivre. Il est ivre de la grande ivresse sombre qui pousse la tragédie à l’abattoir et la comédie au tréteau. Abattoir sublime ; tréteau splendide. Molière, subitement éperdu, chancelle du trop plein de la coupe divine, et, comme Horace, il dit : Ohée ! Dicit Horatius, Ohé ! Ce sage devient fou ; et voilà le fantasque qui arrive, et le grotesque, et le bouffon, et la parodie, et la caricature, et l’excentrique, et l’excessif ; Boileau, glacé d’horreur, « ne reconnaît plus » Molière ; les intermèdes font irruption, la farce fait éclater la comédie ; la bouche du mascaron Thalie s’ouvre jusqu’aux oreilles et vomit les satyres dansants, les sauvages dansants, les cyclopes dansants, les furies dansantes, les procureurs dansants, les importuns dansants, les espagnols chantants, les turcs bâtonnants, les lutins faisant des sauts périlleux, le muphti et les dervis, les matamores parlant patois, et l’ours, et Moron sur l’arbre, et Scapin avec son sac, et Jupiter dans son nuage, et Mercure dans Sosie, et Sbrigani, et Pourceaugnac, et Diafoirus, et Desfonandrès ; le bourgeois gentilhomme et le malade imaginaire donnent la réplique aux révérences ironiques, Argan se coiffe d’un pot de chambre idéal, le latin sorbonesque fait rage ; le mamamouchi baragouine, les tiares de chandelles s’allument, les seringues tourbillonnent, l’apothéose des apothicaires flamboie ; et toute cette folie, ô Molière, ajoute à ta sagesse.

Si cela arrive à Molière, cela arrivera à tous.

Le poëte est le fils de la muse ; il en est aussi l’enfant.

Mais cette enfance ressemble à celle du nazaréen au temple. Elle enseigne.

Les docteurs l’écoutent ; elle a le doigt levé.

Une signification sérieuse et forte se dégage de ces lupercales de l’art. C’est le vice accentué, c’est le ridicule barbouillé de lui-même, c’est la lie au front de l’ivrogne. Le laid devient grotesque. La grimace souligne la figure. C’est la physionomie poussée au noir. Qui n’était que poltron est lâche, qui n’était que pédant est idiot, qui n’était que bête est sot, qui n’était que vil est abject. Toute une philosophie sort de la bouffonnerie. C’est le défaut marqué par l’excès. Il semble que la farce délie Molière. Ses cris les plus hardis, c’est là qu’il les jette ; ses conseils les plus profonds, c’est là peut-être qu’il les donne. Cela n’empêche pas le duc de Saint-Aignan de s’indigner du Bourgeois gentilhomme et de profiter du silence du roi pour crier : « Molière baisse, Molière n’y est plus. Balachon, Balaba, que veut dire cela ? Molière est en délire ! »

Soit dit en passant, le duc de Saint-Aignan, si difficile en fait de bon sens, était le même, qui, en 1664, aux fêtes de Versailles, maréchal de camp, armé à la grecque, coiffé d’un casque à plumes incarnates avec dragon, vêtu d’une cuirasse de toile d’argent à petites écailles d’or, bas de soie pareils, représentait Guidon le sauvage.


Oui, loin d’être un défaut, comme le croient les critiques de surface, cette quantité de rêve inhérente au poëte est un don suprême. Il faut qu’il y ait dans le poëte un philosophe, et autre chose. Qui n’a pas cette quantité céleste de songe n’est qu’un philosophe.

Ce quid divinum, Voltaire l’a eu dans ses contes. Là seulement il est poëte. Remarque frappante, dans ses contes Voltaire rêve, il pense d’autant plus. Il sort du réel et entre dans le vrai. Cette gorgée de chimère bue par sa raison la transfigure, et cette raison devient divination. Voltaire dans ses contes entrevoit presque, et entrevoit avec amour, la conclusion, disons plus, la catastrophe finale du dix-huitième siècle, catastrophe qui, historien, l’épouvanterait. Il invente, il imagine, il se laisse aller aux conjectures, il perd pied ; il s’envole. Le voilà en plein azur de suppositions et d’hypothèses. La pensée étoilée était jusque-là restée fermée. C’est l’ouverture de la déesse. Patuit dea. Dans toutes les autres œuvres de ce grand Arouet, l’inquiétude du maître lui tire la manche, la nécessité de plaire aux puissances crée un contre-courant à la bonne volonté ; Trajan est-il content ? Cette courbette revient sans cesse. Le courtisan encombre le penseur. Le valet déconseille le titan. À Versailles, il est gentilhomme ordinaire ; à Potsdam, il a sa clef derrière le dos. De là force platitudes en présence du fait. La sphère imaginaire rend ses coudées franches à cet esprit. Candide est sincère ; Micromégas prend ses aises. Quand d’une enjambée on est dans Sinus, on est libre. Voltaire dans l’histoire est à peu près un philosophe ; dans le conte, c’est presque un apôtre.


Poètes, voici la loi mystérieuse : Aller au delà.

Laissez les sots la traduire par extravagare. Allez au delà, extravaguez, soit, comme Homère, comme Ézéchiel, comme Pindare, comme Salomon, comme Archiloque, comme Horace, comme saint Paul, comme saint Jean, comme saint Jérôme, comme Tertullien, comme Pétrarque, comme Alighieri, comme Ossian, comme Cervantes, comme Rabelais, comme Shakespeare, comme Milton, comme Mathurin Régnier, comme Agrippa d’Aubigné, comme Molière, comme Voltaire. Extravaguez avec ces doctes, extravaguez avec ces justes, extravaguez avec ces sages. Quos vult AUGERE Juppiter dementat.

Ce que les pédants nomment caprice, les imbéciles déraison, les ignorants hallucination, ce qui s’appelait jadis fureur sacrée, ce qui s’appelle aujourd’hui, selon que c’est l’un ou l’autre versant du rêve, mélancolie ou fantaisie, cet état singulier de l’esprit qui, persistant chez tous les poëtes, a maintenu, comme des réalités, des abstractions symboliques, la lyre, la muse, le trépied, sans cesse invoquées ou évoquées, cette ouverture étrange aux souffles inconnus, est nécessaire à la vie profonde de l’art. L’art respire volontiers l’air irrespirable. Supprimer cela, c’est fermer la communication avec l’infini. La pensée du poëte doit être de plain-pied avec l’horizon extra-humain.

Silène, au dire d’Épicure, était un sage tellement pensif qu’il semblait éperdu. Il s’abrutissait d’infini. Il méditait si avant dans les choses qu’il allait hors de la vie et qu’on l’eût dit pris de vin. Ce vin était la rêverie terrible.

Le poëte complet se compose de ces trois visions : Humanité, Nature, Surnaturalisme. Pour l’Humanité et la Nature, la Vision est observation ; pour le Surnaturalisme, la Vision est intuition.

Une précaution est nécessaire : s’emplir de science humaine. Soyez homme avant tout et surtout. Ne craignez pas de vous surcharger d’humanité. Lestez votre raison de réalité, et jetez-vous à la mer ensuite.

La mer, c’est l’inspiration.

A proprement parler, toute la haute puissance intellectuelle vient de ce souffle, l’inconnu. Souffle qui est une volonté. Fiat ubi vult. Ce sont là les grandes effluves. Les, divers ordres de faits qui se rattachent à l’inspiration débordent de toutes parts la région du rêve et les créations de la poésie imaginaire. Ce majestueux phénomène psychique, l’inspiration, gouverne l’art tout entier, la tragédie comme la comédie, la chanson comme l’ode, le psaume comme la satire, l’épopée comme le drame. Mais, pour le moment, nous ne regardons qu’un détail de ce vaste ensemble.


Donc songez, poètes ; songez, artistes ; songez, philosophes ; penseurs, soyez rêveurs. Rêverie, c’est fécondation. L’inhérence du rêve à l’homme explique tout un côté de l’histoire et crée tout un côté de l’art. Platon rêve l’Atlantide, Dante le Paradis, Milton l’Éden, Thomas Morus la Cité Utopia, Campanella la Cité du Soleil, Hall le Mundus Alter, Cervantes Barataria, Fénelon Salente.

Seulement n’oubliez pas ceci : il faut que le songeur soit plus fort que le songe. Autrement danger. Tout rêve est une lutte. Le possible n’aborde pas le réel sans on ne sait quelle mystérieuse colère. Un cerveau peut être rongé par une chimère.

Qui n’a vu dans les hautes herbes du printemps un drame horrible ? Le hanneton de mai, pauvre larve informe, a volé, voleté, bourdonné ; il a fait des rencontres, il s’est heurté aux murs, aux arbres, aux hommes, il a brouté à toutes les branches où il a trouvé de la verdure, il a cogné à toutes les vitres où il a vu de la lumière, il n’a pas été la vie, il a été le tâtonnement essayant de vivre. Un beau soir, il tombe, il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans l’air, il se traîne à terre ; il rampe épuisé dans les touffes et dans les mousses, les cailloux l’arrêtent, un grain de sable l’empêtre, le moindre épillet de graminée lui fait obstacle. Tout à coup, au détour d’un brin d’herbe, un monstre fond sur lui. C’est une bête qui était là embusquée, un nécrophore, la jardinière, un scarabée splendide et agile, vert, pourpre, flamme et or, une pierrerie armée qui court et qui a des griffes. C’est un insecte de guerre casqué, cuirassé, éperonné, caparaçonné : le chevalier brigand de l’herbe. Rien n’est formidable comme de le voir sortir de l’ombre, brusque, inattendu, extraordinaire. Il se précipite sur ce passant. Ce vieillard n’a plus de force, ses ailes sont mortes, il ne peut échapper. Alors c’est terrible. Le scarabée féroce lui ouvre le ventre, y plonge sa tête, puis son corselet de cuivre, fouille et creuse, disparaît plus qu’à mi-corps dans ce misérable être, et le dévore sur place, vivant. La proie s’agite, se débat, s’efforce avec désespoir, s’accroche aux herbes, tire, tâche de fuir, et traîne le monstre qui la mange.

Ainsi est l’homme pris par une démence. Il y a des songeurs qui sont ce pauvre insecte qui n’a point su voler et qui ne peut marcher ; le rêve, éblouissant et épouvantable, se jette sur eux et les vide et les dévore et les détruit.


La rêverie est un creusement. Abandonner la surface, soit pour monter, soit pour descendre, est toujours une aventure. La descente surtout est un acte grave. Pindare plane, Lucrèce plonge. Lucrèce est le plus risqué. L’asphyxie est plus redoutable que la chute. De là plus d’inquiétude parmi les lyriques qui creusent le moi que parmi les lyriques qui sondent le ciel. Le moi, c’est là la spirale vertigineuse. Y pénétrer trop avant effare le songeur. Du reste toutes les régions du rêve veulent être abordées avec précaution.

Ces empiétements sur l’ombre ne sont pas sans danger. La rêverie a ses morts, les fous. On rencontre çà et là dans ces obscurités des cadavres d’intelligences, Tasse, Pascal, Swedenborg. Ces fouilleurs de l’âme humaine sont des mineurs très exposés. Des sinistres arrivent dans ces profondeurs. Il y a des coups de feu grisou.


Ce promontoire du Songe, dont nous montrons l’ombre projetée sur l’esprit humain, l’Olympe antique l’avait presque fait visible. Dans l’Olympe, la cime du rêve apparaît. La chimère propre à la pensée de l’homme n’a jamais été plastique à ce point. Le songe mythologique est presque palpable par la détermination de la forme.

L’empreinte laissée par l’Olympe au cerveau humain est telle, qu’aujourd’hui encore, après deux mille ans d’empiétement chrétien sur les imaginations, nous avons, grâce à l’utile éducation classique grecque et latine, peu d’effort à faire pour apercevoir distinctement au fond du ciel l’éternelle montagne ayant à son sommet la fête de la toute-puissance. Là sourient en plein azur les douze passions de l’homme, déesses.

Un excès de fréquentation de la mythologie en a fait la surface banale ; toutefois, pour peu que l’on creuse, le grand sens énigmatique se révèle. La foule s’amuse tant de la fable qu’il n’y a plus de place dans son attention pour le mythe ; mais ce mythe multiple n’en est pas moins une puissante création de la sagacité humaine, et quiconque a médité sur l’unité intime des religions prendra toujours fort au sérieux ce symbolisme payen auquel ont travaillé, selon le compte d’Hermodore dans ses Disciplines, tous les mages d’Asie pendant cinq mille ans, et plus tard tous les penseurs grecs depuis Eumolpe, père de Musée, jusqu’à Posidonius, maître de Cicéron.

Les fictions sont des couvertures de faits. L’allégorie extravague, attentivement écoutée par la logique. La mythologie, insensée et délirante en apparence, est un récipient de réalité. Histoire, géographie, géométrie, mathématique, nautique, astronomie, physique, morale, tout est dans ce réservoir, et toute cette science est visible à travers l’eau trouble des fables. Rien n’est admirable, je dirais presque, rien n’est pathétique, comme de voir de cette Source où fume et bruit le bouillonnement des rêves, sortir ces deux grands courants de raison humaine, la philosophie ionienne, la philosophie italique ; Thalès aboutissant à Théophraste, Pythagore aboutissant à Épicure.

Le christianisme est plus humain dans un sens, et moins dans l’autre, que le paganisme. Le mérite du christianisme, c’est d’être humain du bon côté. Le paganisme ne choisit pas ; il s’approprie étroitement à l’humanité, à l’humanité toute, et telle qu’elle est. C’est là la qualité et le défaut du symbolisme payen. Grattez le dieux, vous trouvez l’homme.

Quoi qu’il en soit, pour qui étudie curieusement la mythologie polythéiste dans les poètes et les philosophes, il y a la sensation d’une découverte ; cette chose réputée banale reprend vie et fraîcheur ; l’approfondissement la renouvelle. Le sens religieux est partout saisissant, le détail légendaire est souvent imprévu.


Nous avons perdu la familiarité de ces dieux-là. Mais on peut se rendre compte par la pensée de ce qu’était la superposition de la théogonie payenne à la civilisation antique. Une lumière étrange tombait de l’Olympe sur l’homme, sur la bête, sur l’arbre, sur la chose, sur la vie, sur la destinée. Cette apothéose était au-dessus de toutes les têtes. Elle était ravissante et inquiétante, jetant parfois un rayon tragique.

Soyez payen et tâchez de vivre tranquille ; impossible ; l’ubiquité divine vous harcèle. Elle accable le philosophe par l’immanence ; elle obsède le payen par l’apparition et la disparition. Elle se masque, se démasque, se remasque ; c’est une perpétuelle poursuite à faire, et rien n’est troublant comme ce va-et-vient imperturbable du surnaturel dans la nature. Pour le payen, Dieu est fourmillement. Toute sa religion est protée. Le payen vit haletant. Qu’est ceci ? c’est une prairie ; non, c’est une napée. Qu’est ceci ? c’est une colline ; non, c’est une oréade. Qu’est ceci ? c’est une pierre ; non, c’est le dieu Lapis qui peut vous changer en tortue ou en crapaud. Qu’est ceci ? c’est un arbre ; non, c’est Priape. Qu’est ceci ? c’est de l’eau ; non, c’est une femme. Prenez garde à l’eau. Elle est perfide comme Vénus. L’océan a la néréide et l’étang a la limniade. Si vous naviguez, Poséidon vous guette ; méfiez-vous du Brise-Vaisseaux. Égéon est sous l’écume. Redoutez de rencontrer les sept îles Vulcaines ; vous ne sortiriez pas de leurs détroits. Vous n’auriez d’autre ressource que de vous couper la main droite pour Mulciber et la main gauche pour Tardipes, qui sont le même dieu, Vulcain. Ce boiteux vous veut manchot. Évitez aussi les îles Echinades ; c’est là que Neptune Ypéus cache les filles qu’il enlève, et il n’aime point les curieux. Vous devinerez la bonne route et, chemin faisant, le sens des présages qu’on rencontre si, par aventure, vous avez dans votre équipage un matelot telmessien, car à Telmesse tout le monde naît devin.

Un port s’ouvre, n’y entrez point, la tempête vaut mieux ; il est gardé par le dieu Palémon qui tient une clef dans sa main droite. Attention : je crois que ce paquet d’algues à vau-l’eau est un Glaucus ; les Glaucus sont trois, et fort méchants. Faites un sacrifice à Elpis, la déesse Espérance, et aux Muses couronnées des ailes hideuses arrachées aux sirènes ; craignez les érynnides, sœurs aînées des euménides ; et le soir ne vous endormez pas dans votre hamac fait d’une voile sans avoir adoré les sept étoiles, couronne de Clotho, la parque qui file, moins mauvaise que Lachesis qui tourne et qu’Atropos qui coupe. Tremblez d’apercevoir à travers la brume marine le feu de Lyncée sur la tour de Lyrcos et le feu d’Hypermnestre sur la tour de Larissa. Ces phares sont des spectres. Ne touchez pas à cette outre ; elle contient peut-être un géant. Une outre crevée donne passage à un ouragan. Surtout ne confondez pas Téthys avec Thétis, vous seriez perdu. Ne vous brouillez pas avec l’aurore, mère des Vents. Tâchez d’être en bons termes avec Busiris, dieu des pirates et roi d’Espagne. Il est utile aussi quelquefois d’invoquer Eudemonia, la déesse de Lucullus. Si Démogorgon, le vieillard du centre de la terre, est pris d’un accès de toux, cela fera sauter les flots et vous pourrez bien naufrager. Brûlez de la rognure d’ongles en l’honneur des deux sœurs farouches Pephredo et Enyo qui vinrent au monde avec des cheveux blancs. L’une est la lame, l’autre est la houle. Je ne parle pas des syrtes, des acrocéraunes, des écueils, des dogues aboyant sous l’onde. Autant de vagues, autant de gueules. Chantez un hymne à Bonus Eventus, le mari de l’Eau, et à Rubigus, le mari de Flore. Bonus Eventus obtiendra peut-être de l’Eau qu’elle vous lâche et Rubigus obtiendra de Flore qu’elle vous reçoive. Flore c’est la terre. Si la terre est de bonne humeur, si la Nuit ne lui a pas trop durement écrasé sa torche sur la tête, si vous lui faites une libation avec une pleine jarre de ces bons vins du mont Tmolus, si vous êtes assez riche pour avoir dans votre navire une statue de Jupiter et une statue d’Esculape, toutes deux en or et en ivoire, et celle d’Esculape plus petite de moitié que celle de Jupiter, si vous êtes dévot à la Gorgone et prêt à baiser son bras de chair pour éviter sa main d’airain, si toute votre vie vous avez timidement salué, en passant, les autels dédiés aux dieux d’en haut et les fosses dédiées aux dieux d’en bas, si enfin vous n’avez jamais insulté les junons des femmes, vous avez chance de débarquer. Vous êtes à terre.

Bon. Une question : avez-vous, en abordant le rivage, pensé aux six couples des dieux Consentes ? Non ? je vous plains. Le mouchard Ascalaphe vous aura probablement dénoncé. Cérès sera furieuse. Elle ameutera les Atlantes contre vous. Attendez-vous à des malheurs. Vous allez entendre bourdonner à vos oreilles Mellona, la déesse abeille. C’est fait. Elle vous a piqué. Furoncle. Ménédème en est mort. Bubona, la déesse bouvière, vous donnera quelque coup de corne. Le dieu Domiducas refusera de vous ramener chez vous ; le dieu Jugatinus vous fera cocu. Tirez-vous d’affaire comme vous pourrez, saluez à haute voix Ops, Idea, Berecynthia, Dindymène, Vesta Prisca et Vesta Tellus, offrez de la marjolaine et un voile de pourpre jaune à Hymenéus, battez du tambour en l’honneur des dix Dactyles ; vous pouvez être un peu rassuré maintenant. Prenez terre. Ne vous asseyez pas sur cette herbe ; elle vous ferait poisson. Vous avez une captive avec vous, alors abstenez-vous de ce temple, c’est le temple de Leucothoë ; il est fermé aux femmes esclaves ; abstenez-vous aussi de celui-ci et passez vite, c’est un temple Opertum, les hommes n’y entrent point. Détournez-vous de ce taillis, il est sacré, il y a là des Ménades, vous pourriez être mordu par leur lynx. Ayez peur de ces feuilles où il y a de la clarté, c’est le corymbe de Dionée. Tiens, votre cheval rue et vous renverse à terre, je le crois bien, et c’est tout simple, vous avez oublié que Neptune s’appelle Hippius, et vous n’avez jeté aucune touffe de poil dans la mer. Que cette leçon vous profite. Pressez la mamelle de la première nourrice que vous rencontrerez et faites-en tomber une goutte de lait en l’honneur de chaque ville où il est né un dieu. Car les dieux sont d’un pays. Priape est de Lampsaque, Saron est de Corinthe, Protée est de Tentyris en Egypte ; vous savez, pour peu que vous ayez lu Pindare, que Silène est de Malée, et, pour peu que vous ayez lu Hérodote, vous n’ignorez pas que Neptune est libyen. A propos, avant de partir pour ce voyage, avez-vous confié votre patrimoine au Jupiter Horius de l'Hellade et au Jupiter Terminalis du Latium ? c’est que vous pourriez bien ne plus retrouver votre champ. Mercure a si bien volé au roi Othréus la montagne Phrygos qu’on n’a jamais pu remettre la main dessus. Il y avait quatre Anticyres ; il n’y en a plus que trois ; Mercure en a dérobé une. Et la conséquence de cela, c’est qu’on ne peut plus guérir qu’une folie sur quatre. C’est Mercure qui a escamoté le grand chemin qui menait à Testudopolis, si bien qu’on ne retrouve plus cette ville. Marchez avec prudence. Que rencontrez-vous là ? un paysan qui fume sa terre et un paysan qui moud son blé. Point. Ce sont deux génies. L’un est Pilumnus, dieu du sillon, et l’autre est Picumnus, dieu de la meule. Tenez-vous sur vos gardes, la déesse Anna Perenna est debout derrière ces pâtres qui purifient leurs troupeaux avec de la fumée de soufre. Vénérez ce tas de fumier, c’est peut-être Saturne. Saturne se nomme Sterculius.

Votre chien jappe ; vous voici devant votre maison. La porte est fermée. Avez-vous la clef ? Espérons que la gâche et le pêne n’ont pas été brouillés par la hargneuse cousine d’Apollon, Clathra, la déesse serrurière dès étrusques. La clef joue, la porte tourne : entrez. N’embrassez personne, courez d’abord au pénate. En a-t-on eu bien soin ? Il faut qu’il soit dans un coin, mais pas dans un trou. Il aime l’ombre, mais abhorre la poussière. Lui a-t-on bien pendu au cou le bulla du petit enfant ? C’est votre tuteur domestique. Soyez-lui pieux plus qu’à votre père. Il y a pour chaque homme le dieu lare dans la maison et le dieu mâne dans le sépulcre. Malheur à qui néglige ces deux amis ! ils deviennent ennemis. Craignez les Superi, redoutez les Inferi. Ayez présent à l’esprit Pluton, le Riche Triste qui pousse et qui lave. Dis, Adès, Orcus, Februus; quatre noms inquiétants. Le lieu inférieur est entr’ouvert sous tous les pas de l’homme. Là est l’horreur. Caron signifie Colère. Il y a, dans cette obscurité, l’Achéron, c’est-à-dire l’angoisse, le Cocyte, c’est-à-dire la larme, le Styx, c’est-à-dire le silence, le Léthé, c’est-à-dire l’oubli. Les olympiens sont sévères. Aristandre de Telmesse a visité l’enfer et y a vu l’âme d’Hésiode liée à un poteau de bronze et grinçant des dents, et l’âme d’Homère pendue à un arbre. Homère et Hésiode sont là pour avoir dit trop de choses des dieux. Le cinquième des sept Xénophons, l’auteur du Livre des Prodiges, a fait aussi la visite de l’enfer ; il a constaté les supplices infligés aux hommes qui n’ont pas rempli le devoir viril vis-à-vis des femmes, et ce récit a rendu ce philosophe respectable chez les Crotoniates.

Maintenant embrassez votre femme. Informez-vous si, en votre absence, elle a bien suivi les recommandations du pénate, qui sont : — « Ne nettoyez pas votre chaise avec de l’huile. — N’ayez point d’image gravée sur votre anneau. — Ne vous asseyez pas sur le boisseau — Enfouissez les traces de la marmite dans les cendres. — Ayez toujours vos couvertures pliées. — Gardez-vous de lâcher de l’eau le visage tourné vers le soleil. » À cette heure, saluez votre voisin ; il faut le ménager, il a peut-être un lare plus puissant que le vôtre. Les démons attachés à chaque homme sont de force inégale ; le génie d’Antoine craignait celui d’Auguste. En parlant à ce voisin, efforcez-vous de pénétrer sa pensée, et invoquez tout bas Momus, le dieu qui tâche de faire une fenêtre au cœur de l’homme. Faites votre promenade ensuite. Ah ! les hamadryades sont à considérer. Préoccupez-vous de Lucas, dieu des branchages ; c’est une personne obscure et bizarre. Les bois sont aux buveurs et aux voleurs ; n’y allez pas sans vous recommander à la nymphe Nicéa, amie de Bacchus, et à là nymphe Yptimé, maîtresse de Mercure. Qu’Yptimé et Nicéa ne vous fassent pas oublier Calisto, celle de Jupiter ; et, quant à Echo, ne lui parlez point de Pan, vous rendriez jalouse Pythis. Ces précautions prises, vous pouvez vous promener dans un bois. Surtout, le soir, en rentrant chez vous, évitez le marais d’à côté, et n’écoutez pas les bavardages des roseaux sur le roi Midas. Cet âne est dieu.

Cet à peu-près donne quelque idée de la vie fort essoufflée du payen. Le polythéisme, c’est le rêve éveillé poursuivant l’homme.

Croyait-on donc à tout cela ? Sans nul doute. Onomacrite fut chassé d’Athènes pour avoir été surpris comme il employait les incantations de Musée à tâcher de faire engloutir par la mer les îles voisines de Lemnos. Il se réfugia en Perse, et se vengea de son expulsion en déchaînant Xercès sur la Grèce. De là l’attaque de l’Asie à l’Europe. Ainsi c’est de la foi aux chimères qu’est venue cette vaste catastrophe où la civilisation grecque a failli sombrer, et voyez l’enchaînement, sans ce traître fou, Onomacrite, vous n’auriez pas ce héros, Léonidas. Ah ! ces chimères, vous n’y croyez pas ! Savez-vous qui s’étonne de votre étonnement ? c’est Horace.

 
Somnia, terrores magicos, miracula, sagas,
Nocturnos lemures, portentaque Thessala rides ?


Et Virgile ajoute : Non temnere divos.

Les grands olympiens, suppliés à propos, venaient volontiers en aide aux petits peuples ; ces forts secouraient ces faibles ; c’est grâce à Belus-Apollon que les éthiopiens battirent Cambyse, et c’est grâce à Mégalé, qui n’est autre que Junon, que les massagètes battirent Cyrus.

Toutefois les dieux haïssent d’être importunés. « Il est dangereux, dit Hérodote, de souhaiter beaucoup de choses. » On est pour ou contre ces dieux, mais on les affirme. Personne n’en doute. Eschyle est ennemi de Jupiter par dévotion à Saturne. Ce même Eschyle ne parle pas sans anxiété des trois Phorcydes, lesquelles n’ont qu’un seul œil et qu’une seule dent, dont elles se servent l’une après l’autre. Le magicien Aceratos épouvante Alexandre en lui offrant de remplacer Bucéphale par Pégase, cheval qui désarçonne les bellérophons, et qui d’une ruade va aux astres, seule écurie digne de lui. Tout voyageur prudent qui traverse la Libye se botte très haut de peur des serpents, et se met son manteau sur la tête à cause des gouttes de sang qui tombent de la tête coupée de Méduse, laquelle va et vient dans ce ciel. De terra anguis, de cœlo sanguis. Euryloque, ce philosophe si colère qu’il poursuivait son cuisinier dans la rue, une broche fumante et chargée de viandes à la main, cet Euryloque, tout disciple de Pyrrhon qu’il était, priait le dieu Orphée Thesprote de venir tirer les verrous de sa prison. Pyrrhon lui-même, au dire de Stobée et de Sextus Empiricus, croyait fort à tous ces dieux-là ; il était grand-prêtre, mais cela ne prouve rien.

Apollodore le Calculateur raconte que Pythagore immola une hécatombe le jour où il découvrit le carré de l’hypoténuse. Démocrite, voyant son agonie coïncider avec des jours fériés, se faisait approcher un pain chaud des narines, afin de ne pas expirer pendant les fêtes de Cérès. Socrate n’osait pas mourir sans sacrifier un coq à Esculape.

Toute cette chimère est pleine de contre-coups. Il faut prendre garde, en heurtant un de ces lieux, d’en fâcher plusieurs. Il y a des parentés dans ce cauchemar ; ces monstres vivent en famille dans ces ténèbres. Les gorgones sont tantes de Polyphème et sœurs du serpent des Hespérides. Et que de sens mystérieux à ces allégories ! Ce mot, nymphe, vient-il du grec lymphè, eau, ou du phénicien népha s, âme ? Le mystère est contagieux. On s’y englue, on s’y enlise. Qui l’étudie s’y amalgame. Les philosophes en viennent à participer de la vie mythologique. Hercule ordonne en songe aux rois de Sparte de croire Phérécyde. Pythagore, s’étant un jour déshabillé par hasard devant ses trois cents disciples qui gouvernaient avec lui les Italiotes, tous voient qu’il a une cuisse d’or. Une autre fois, comme il traverse le fleuve Nessus, le fleuve l’appelle à haute voix par son nom : Pythagore ! Cratès l’Ouvreur de portes met un doigt sur sa bouche chaque fois qu’il aperçoit un trou dans la terre, fût-ce le trou d’un ver, et à qui l’interroge, il dit : Ils sont ! Pausanias, en sortant de l’antre de Trophonius, a l’air d’un homme ivre. On n’ose pas, seul dans un lieu désert, parler à voix haute de peur que quelqu’un ne vous réponde. Toute chose est effrayante à cause de la présence possible d’un dieu. L’horreur panique est telle qu’on prend la fuite dans les bois.


On le voit, derrière la mythologie, lieu commun des rhétoriques de Demoustier et de Chompré, il y en a une autre, à peu près inédite. Elle est çà et là, dans Apulée, dans Strabon, dans Aulu-Gelle, dans Philostrate, dans Longus, dans Hésychius, dans le Lexicon Grcecum Iliadis et Odysseœ, d’Apollonius d’Alexandrie, dans la Théogonie et le Bouclier d’Hercule d’Hésiode, dans Etienne de Byzance, tout mutilé qu’il est, même dans Suidas, lu d’une certaine façon, enfin dans Lactance, qui en réfutant le paganisme le raconte, l’explique et l’approfondit. Nous venons de soulever un peu ce rideau des fables. Toute cette fantasmagorie du polythéisme, étudiée aux origines mêmes, reprend sa figure réelle. Ces dieux si connus et si usés semblent autres. Ainsi, c’est dans Lactance seulement que la Circé vulgaire des opéras et des cantates devient cette étrange magicienne des marins, Marica, femme de Faune. Ainsi, tout le monde connaît les Télebœs, ces peuples qui occupèrent ce guerroyeur malavisé d’Amphitryon pendant que Jupiter faisait chez lui Hercule, et qui plus tard colonisèrent Caprée destinée à Tibère ; mais pour avoir quelque idée du demi-dieu Taphius, qui donna son nom à leur île Taphos, et de sa mère Hippothoë, concubine de Neptune, il faut lire le scholiaste d’Apollonius. Ainsi, la hache proverbiale de Ténédos consacrée dans le temple de Delphes et insigne bizarre d’Apollon, ne s’explique que dans Suidas par les écrevisses du ruisseau Asserina dont l’écaille était en fer de hache. Ainsi encore, si l’on poursuit les déesses jusque dans les Alexipharmaques de Nicandre, une Vénus assez inattendue se révèle. Vénus, là, se dispute avec le lys ; cette querelle entre deux blancheurs finit mal, et c’est Vénus qui, jalouse, met au beau milieu du lys ce qu’on y voit encore, et ce que Nicolas Richelet appelle « la vergogne d’un âne ». Virgam asini. Une vague esquisse de Titania et de Bottom semble apparaître ici.


L’Homme a besoin du rêve.

À la chimère antique a succédé la chimère gothique.

Coup de sifflet du machiniste invisible. Le gigantesque décor de l’impossible change. Les bandes de ciel et de nuages ne sont plus les mêmes. On tombe d’un chimérique dans l’autre. Les têtes ailées qui étaient Cupidons sont chérubins.

Il y a toujours à l’horizon, sur la terre et en même temps hors de la terre, un mont ; c’était l’Olympe, c’est le Golgotha. L’allongement d’une immense ombre de montagne sur un fond mystérieux, rien n’est plus sinistre. Comme ce sommet est une idée, ce n’est pas seulement une hauteur, c’est une domination. Les sépulcres qui sont au pied du mont et qui ont laissé sortir leurs fantômes, sont restés ouverts. Des clartés à forme humaine errent. Les apparences crépusculaires abondent. Les superstitions prennent corps. La diablerie commence. On voit, sur les premiers plans, des abbayes, des châteaux, des villes aiguës, des collines contrefaites, des rochers avec anachorètes, des rivières en serpents, des prairies, d’énormes roses. La mandragore semble un œil éveillé. Des paons font la roue regardés par des femmes nues qui sont peut-être des âmes. Le cerf qui a le crucifix entre les cornes boit dans un lac, à l’écart. L’ange du jugement est debout sur une cime avec une trompette. Des vieilles filent devant les portes. L’oiseau bleu perche dans les arbres. Le paysage est difforme et charmant. On entend les fleurs chanter.

Entrent en scène les psylles, les nages, les alungles, les démonocéphales, les dives, les solipèdes, les aspioles, les monocles, les vampires, les hirudes, les diacogynes, les stryges, les masques, les salamandres, les ungulèques, les serpentes, les garous, les voultes, les troglodytes, tout le peuple hagard des noctambules, les uns sautant sur un seul pied, les autres voyant d’un seul œil, les autres, hommes à sabot de cheval, les autres, couleuvres autant que femmes ; et les phalles, invoqués des vierges stériles, et les tarasques toutes couvertes de conferves, et les drées, dents grinçantes dans une phosphorescence. La Wili, délicate, fluide et féroce, arrête le chevalier qui passe, et lui promet « une chemise blanchie avec du clair de lune ». Salomon qui a adoré Chamos, idole des Amorrhéens, est salué par Satebos, dieu cornu des Patagons. Les éwaïpoma rôdent ; ce sont des hommes qui ont la tête dans la poitrine et les yeux sous les clavicules. Au fond, dans le ciel livide, on aperçoit les comètes.

Qu’on nous permette ce mot : chimérisme. Il pourrait servir de nom commun à toutes les théogonies. Les diverses théogonies sont, sans exception, idolâtrie par un coin et philosophie par l’autre. Toute leur philosophie, qui contient leur vérité, peut se résumer par le mot Religion ; et toute leur idolâtrie, qui contient leur politique, peut se résumer par le mot Chimérisme.

Cela dit, continuons.

Dans le chimérisme gothique, l’homme se bestialise. La bête, dont il se rapproche, fait un pas de son côté ; elle prend quelque chose d’humain qui inquiète. Ce loup est le sire Isengrin, ce hibou est le docteur Sapiens.

La tarentule est une rencontre lugubre. Elle abonde sur le mont Reventon. Elle est là dans son repaire caché par les folles avoines. Elle a une tourelle sur sa forteresse comme un baron, une tenture de soie à son mur comme une courtisane et une lueur dans la prunelle comme un tigre. Elle a une porte qu’elle ferme avec un verrou. Le soir, elle ouvre sa porte et attend, tapie au premier coude de sa caverne tubulaire. Malheur à qui passe ! Ceux qu’elle a piqués se cherchent, se trouvent, se prennent par la main et se mettent à danser la ronde qui ne s’arrête pas ; les pieds s’y usent ; les pieds usés, on danse sur les tibias ; les tibias s’usent, on danse sur les genoux ; les genoux s’usent, on danse sur les fémurs ; les fémurs s’usent, on danse sur le torse devenu moignon ; le torse s’use, et les danseurs finissent par n’être plus que des têtes sautelant et se tenant par les mains, avec des tronçons de côtes autour du cou imitant des pattes, et l’on dirait d’énormes tarentules ; de sorte que l’araignée les a faits araignées. Cette ronde de têtes use la terre, y creuse un cercle horrible et disparaît. Dans les Pyrénées, ces cercles s’appellent oules (olla, marmite). Il y a l’oule de Héas. Gavarnie est une oule.

Dieu ne gagne pas grand-chose à la fantasmagorie gothique. L’homme ne sera adulte que le jour où son cerveau pourra contenir dans sa plénitude et dans sa simplicité la notion divine. Le Dieu morcelé de l’antiquité est encore le seul que puisse comprendre le moyen-âge. Le Christ a fait à peine diversion au fétichisme. Un paganisme chrétien pullule sur l’Évangile. La défroque olympique est utilisée. Saint Michel prend à Apollon sa pique. Python est baptisé Satan. La troisième vertu théologale, la Charité, hérite des six mamelles de Cybèle. Je soupçonne l’honnête dieu Bonus Eventus de se perpétuer sournoisement sous le nom de saint Bonaventure. La providence, jadis éparpillée en lares et en pénates, s’émiette de nouveau, et la voilà encore une fois toute petite. Elle est fée du logis, follet de l’alcôve, grillon du foyer. Elle descend du tonnerre au cri-cri. Elle se fait chat de la maison, et elle guette et prend sous les pieds des hommes cette espèce de souris, les diables. Le paganisme est amoindri, mais persiste. L’agape devient church-ale ; la bacchanale devient chienlit. Le dieu est tombé démon, le faune est passé lutin, le cyclope est raccourci gnome.

Le propre de la superstition, c’est qu’elle reprend de bouture. L’idolâtrie engendre l’idolâtrie ; un fétiche se greffe sur l’autre. Le fond commun de l’erreur humaine ne se laisse point épuiser par une première chimère. Le Jupiter Capitolin sert deux fois, une première fois comme Jupiter, une deuxième fois comme saint Pierre. Allez le voir, il est encore à cette heure dans la grande basilique de Michel-Ange ; les bonnes femmes catholiques lui ont usé son orteil d’airain avec des baisers. On lui a seulement changé sa foudre en trousseau de clefs. J’étais tout enfant quand ma mère, visitant Rome, me le montra. Un grenadier de l’armée d’alors, en faction, gardait la statue ; armée goguenarde et voltairienne celle-là, et qui ne gagnait point de petites batailles. Je demandai en voyant l’homme de bronze assis et barbu : « Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est un saint, répondit ma mère. — Non, dit le soldat, c’est Jupin-Jupiter Tremblement, le bon Dieu du diable. »

La disparition de réalité n’est pas moindre au moyen-âge que dans l’antiquité. Le christianisme, à force de saints, est un polythéisme. Nulle copie pourtant du passé ; nulle servilité ; à peine une vague ressemblance çà et là. Dans ces logarithmes de l’imagination, un terme de plus suffit pour tout changer. C’est un nouveau monde inouï. De ces mondes inouïs, il y en a autant qu’il y a de sortes de crédulité humaine. Aucun ne dépasse la légende gothique. En haut le mirage, en bas le vertige. Tous les zigzags de la bizarrerie compliquent pêle-mêle l’horizon, la terre où il faudrait la mer, la mer où il faudrait la terre. C’est la géographie du cauchemar. L’histoire ne s’y superpose qu’en se déformant. Londres s’appelle Troynevant. Tamerlan devient Tamburlaine. Saint Magloire est le même que Saint Malo qui est le même que Saint Maclou qui est le même que Mac-Clean qui est le même que Meg-Lin qui est le même que Linus. L’Angleterre est fille d’Iule petit-fils d’Ascagne. Il y a un lord Ucalégon né dans ce palais de Troie qui, brûlant tout près, a fait hâter le pas à Énée. Passent, glissent, frottent et chevauchent des êtres indistincts faits de la substance du songe, un peu nuage, un peu cœur, Robin-Goodfellow, la dame blanche, la dame noire et la dame rouge, Samo, roi des vendes, Will o’the Wisp le Hobby-Horse, Adonis et Amadis, le moine-bourru, le lord de Misrule, Palmerin d’Olive, et toutes ces vierges-lys, et toutes ces femmes-tulipes, Yolande, Yseult, Yanthe, Griselidis, Viviane, et la belle Glynire pensant au duc Cavreuse, et la belle Esclarmonde pensant à Huon de Guyenne, et la belle Maguelonne pensant à Pierre de Provence, et la belle Raymonde pensant au beau Raymond, et la belle Marianne pensant à je ne sais plus qui. Au fond, il y a Gaudisse, amiral de Babylone. En face de Gaudisse est Galafre, amiral d’Anfalerne ; Ivoirin, autre amiral, va et vient. Tous sarrasins.

Sur la lisière de la forêt voisine, l’écureuil, menuisier de la reine Mab, cause avec le ciron, carrossier des fées. Dans le ravin chemine, traîné par trente jougs de bœufs, l’arbre de mai, tout chargé de fleurs, monstrueux panache du printemps. La fanfare du cor de Huon de Bordeaux s’entend jusque dans le royaume des génies, non moins puissante que la trompe de Triton qui mettait en fuite les géants. Sainte-Marthe a le pied sur la dragonne. Le loup Urian fait des siennes à Aix-la-Chapelle. La fée Vaucluse, vêtue d’eau claire, donne des distractions à saint Trophime bâtissant l’église d’Arles. Quatre guerrières combattent l’idole Borvo-Tomona qui a donné son nom à la maison de Bourbon. Sous un porche de houx, on entrevoit la Tête templière qui, tour à tour, comme ces sources alternativement froides et chaudes, rend des oracles et crache des blasphèmes. Le fadet crie : Ho ! ho ! Tronc-le-Nain rôde autour de la Table-ronde, où s’accoude Isaïe-le-Triste, fils de Tristan et d’Yseult. Le Vice dit : Je me nomme Ambidexter.

Deux nuits magiques, la Midsummer et la Christmas, flamboient aux deux extrémités de l’année. Qui veut livrer bataille aux esprits n’a qu’à aller ramasser, passé minuit, à la midsummer, la graine de fougère qui rend invisible. Cette graine sort de terre à l’heure même où est né saint Jean. Toute paysanne qui va à la fontaine broyant du lupin de la Noël entre ses dents, revient avec un manteau de pierreries. Les jeunes filles errent dans les champs arrachant tous les plantains qu’elles rencontrent afin de trouver dans la racine le morceau de charbon qui, mis le soir sous l’oreiller, leur fera voir en rêve le futur mari.

Des épées fameuses, Durandal, Joyeuse, Courtain, Excalibar, mêlent à tout cela leur cliquetis. Le duc de Guyenne fait son entrée à Babylone. Charlemagne désire les quatre grosses dents machelières de l’amiral Gaudisse. Le roi d’Hyrcanie donne un souper à quelques soudans de ses amis. Agraparde, prince et géant de Nubie, tâche d’effaroucher les anges qui apportent la maison de la Sainte-Vierge à Lorette. Pendant ce temps-là, Astolphe va dans la lune.

La lune elle-même, telle qu’elle est, et si étrange, et si invraisemblable, et si inquiétante qu’elle a troublé bien des sages depuis Platon jusqu’à Fourier, elle ne leur suffît pas, à ces visionnaires de la vision gothique. La lune n’est pas seulement Diane, elle est Titania. Le clair de lune est féerie. Allez à jeun sous le porche d’une église, au clair de lune de la midsummer, vous verrez les esprits de ceux qui doivent mourir dans l’année traverser le cimetière. Les disputes nocturnes des démons lunaires troublent les rêves des hommes endormis.

Tenez-vous à avoir de longues oreilles ? frottez-vous le crâne au lever de la lune avec de la semence d’ânon, cum semine aselli, et vous obtiendrez le succès voulu, vous aurez une tête d’âne.

La lune, pour Chaucer, c’est « Cinthya aux pieds noirs et aux cornes blanches ». Tout le monde sait qu’on voit dans la lune un homme suivi d’un chien et portant un fagot. Qui ne voit pas cet homme sera changé en loup-garou. Pourquoi ? C’est que cet homme est Caïn. Dante ne dit pas : la lune décline ; il dit : (Enfer, chant XX) : Déjà Caïn avec son fardeau d’épines touche la mer sous Séville.


Ce sont là les songes. Promontorium somnii.

Songes debout. Car, insistons-y, dormir n’est pas une formalité nécessaire. Les bestions qu’on voit pendant le sommeil, pour employer l’expression d’un vieux livre, l’homme les voit volontiers hors du sommeil. Le satyre est naturel au bois payen et le farfadet au marais chrétien. Berbiguier de Terreneuve du Thym passait son temps à prendre des démons entre deux brosses qu’il appliquait l’une contre l’autre brusquement.

Pas un échalier fermant un champ qui, à minuit, ne soit enfourché par un esprit. Le sabbat danse en rond sous les étoiles dans les vergers, et le matin les vachères se montrent des cheveux de corrigans accrochés aux branches basses de pommiers. Le vent du crépuscule ploie et courbe dans les nénuphars les femmes déhanchées et ondoyantes des étangs. Il y a des prés fées broutés des chèvres le jour et des capricornes la nuit. Les landes et les bruyères ne sont pas bien sûres de n’avoir pas vu souvent, au bruit lointain d’une cloche de matines, se lever et marcher, pour aller boire aux sources voisines, ces dolmens, ces menhirs, ces cromlechs, blocs monstrueux où s’adosse dès l’aube le pâtre pensif qui regarde en l’air, comme si ses idées cherchaient des vêtements dans les casaques décousues des nuages.


Hélas, le moyen-âge est lugubre. Ce pauvre paysan féodal, ne lui marchandez pas son rêve. C’est à peu près tout ce qu’il possède. Son champ n’est pas à lui, son toit n’est pas à lui, sa vache n’est pas à lui, sa famille n’est pas à lui, son souffle n’est pas à lui, son âme n’est pas à lui. Le seigneur a la carcasse, le prêtre a l’âme. Le serf végète entre eux deux, une moitié dans un enfer, une moitié dans l’autre. Il a sous ses pieds nus la fatalité qui pour lui s’appelle la glèbe. Il est forcé de marcher dessus, et elle s’attache à ses talons, tantôt boue, tantôt cendre. Il est terre à demi. Il rampe, traîne, pousse, porte, geint, obéit, pleure. Il est vêtu d’une loque ; il a une corde autour des reins qui, à la moindre infraction, lui monte au cou ; son maître ne le rencontre qu’à coups de bâton ; ses enfants sont des petits, sa femme, hideuse d’infortune, est à peine une femelle ; il vit dans le dénûment, dans le silence, dans la stagnation, dans la fièvre, dans la fétidité, dans l’abjection, dans le fumier ; il est, dans son bouge, compagnon d’intelligence des poules, et d’ordure, du porc ; il est mouillé de pluie l’hiver et de sueur l’été ; il fait du pain blanc et mange du pain noir ; il doit aux seigneurs tout ce que les seigneurs peuvent vouloir, le respect, la corvée, la dîme, sa femme. Si sa femme est vieille et trop horrible, on prend sa fille. Tout arbre est gibet possible. Il a plus de joug sur la tête que le bœuf ; s’il cueille, il est maraudeur ; s’il chasse, il est braconnier ; s’il respire, il est hardi ; s’il regarde, il est insolent ; s’il parle, estrapadez-moi ce coquin ! Il a chaud, il a froid, il a faim, il a peur. Son travail est le matin travail et le soir accablement. Il rentre enfin à la nuit tombée, las, triste, humble, et il se couche. Quel est son lit ? un peu de paille. Quel est son oreiller ? une bûche. Une bonne bûche ronde, dit Harrison. A good round log. Le voilà qui dort, ce ver de terre. C’est bien le moins qu’il ait la visite de l’infini.


Quels dômes ! Quels portiques ! Quelles colonnes ! Que d’étoiles ! Ce palais de l’impossible, les hommes voudront toujours l’habiter. Il est splendide, haut, profond, prodigieux, magnifique, colossal, fragile. Il s’écroule le plus souvent avant qu’on y aborde, quelquefois à l’instant où l’on y arrive et sur celui qui entre, quelquefois après qu’on s’y est installé, et qu’on y a vécu, bu, mangé, ri, fait l’amour, et qu’on y a passé plusieurs nuits. Ces évanouissements successifs de tous les songes ne déconcertent aucune espérance. Nous vivons de questions faites au monde imaginaire. Notre destinée entière est une réponse attendue. Tous les matins chacun fait son paquet de rêveries et part pour la Californie des songes. Allez donc lui dire : Vous rêvez ! C’est vous qui seriez le fou. Tous ont foi, personne ne doute.

Qui que nous soyons, nous sommes les aventuriers de notre idée. Nul passant sur cette terre qui n’ait sa fantaisie, son caprice, sa passion, sa témérité, son enjeu, son risque pour gloire, vertu ou bénéfice, son ascension ou sa descente, sa loterie intérieure. Celui-là fait sa fouille obscure. Celui-ci bâtit sa bâtisse secrète. Tous suivent une piste. Jamais d’hésitation. Confiance absolue. Rien n’est comparable à l’aplomb de l’illusion. Toutes ces vaines ombres humaines, eux, vous et moi, nous tous, tout cela chemine, chaque fantôme portant son ambition en équilibre sur son front. César reconstruisant la royauté à Rome, Napoléon échafaudant le système continental, Alexandre de Russie combinant la Sainte-Alliance, ce sont des Perrettes qui ont sur la tête leur pot au lait, le trône du monde. L’histoire en ramasse les morceaux cassés, ici au pied de la statue de Pompée, là à Sainte-Hélène, là à Taganrog. Ces calculs terrestres avortent à cause de la complication inconnue. Parfois l’idée préméditée n’éclôt pas, mais autre chose naît, meilleur ou pire. Ce Jules César, qui rêve les rois, produit les empereurs plus énormes que les rois. On couvre un épervier, la coque du songe se brise, un vautour sort. Parfois, sur deux espérances contraires, une est viable. Annibal rêve Rome anéantie, Caton rêve Carthage détruite ; duel sombre de deux idées dans le mystère ; le rêve romain combat le rêve punique, et le tue.

L’homme est aux petites-maisons dans les chimères. Chacun fait sa campagne de Russie. Il y a toujours un Rostopchine inattendu. Moscou brûlera, mon pauvre garçon. N’importe. On va en avant. Bonaparte ne devine pas plus Rostopchine que César n’a deviné Casca, et l’un passe le Niémen comme l’autre a passé le Rubicon. Ayez pitié d’eux, et de vous aussi. Vous êtes eux.

Le bras de l’homme croît et grandit dans le rêve. Une chose qu’on n’a jamais mesurée, c’est la longueur de l’espérance. Laquelle des deux mains est la plus étrange à voir s’étendre, et laquelle des deux chimères est la plus inouïe : l’empereur du haut de son trône aux Tuileries saisissant Moscou, ou Mallet du fond d’une prison saisissant l’empereur ?

L’impraticable appelle l’inaccessible, c’est là qu’on veut aller ; la Yungfrau, c’est l’épouse qu’il nous faut ; le fer rouge, c’est là qu’on veut mordre, pour peu qu’on soit Thrasybule, Jean Huss ou Christophe Colomb. La populace des songeurs et des ambitieux se contente du fruit défendu. Mais la morsure au fer rouge, quelle acre volupté pour les grands cœurs ! Vitam impendere vero. Il y a d’ailleurs des récompenses. On cherchait le Cathay, on trouve l’Amérique. Quant aux catastrophes, elles plaisent. On envie l’aérolithe. D’où tombes-tu, morceau de l’inconnu ? Qui t’a formé ? Qui t’a brûlé ? Quelle rencontre as-tu faite ? Quel est ton secret ? Où allais-tu ? Tomber déjà-haut, quel admirable sort ! Tu n’étais qu’une pierre, tu es un prodige. Être précipité du zénith, c’est la gloire. Les chutes du ciel mettent en appétit les audaces, Phaèton est un encouragement, et si Icare n’existait pas, Pilate des Rosiers l’inventerait. Regardez les grands voyageurs. De quel côté se dirigent-ils le plus volontiers ? Vers l’Afrique. L’Afrique, quel rêve énorme ! Les sources du Nil, le lac Nagaïn, les montagnes de la Lune, le grand désert, Darfour, Dahomey, les tigres, les lions, les serpents, les mammons, les monstres, le squelette de Carthage au premier plan, le fantôme de Tombouctou au fond. Africa portentosa. Ce songe les attire l’un après l’autre. Tous y meurent, et tous y vont. Aller là d’où personne n’est revenu, quelle tentation et quel enthousiasme ! Ces curiosités d’abîmes sont un des éléments du progrès. Les fiers esprits les ont toujours eues. La prudence déconseille les penseurs, mais ils se défient de la quantité de lâcheté qui est dans la prudence. Les grecs ont beau créer une Minerve aptère et faire dominer Athènes par la sagesse sans ailes, cela n’empêche pas Socrate, inattentif au bras fatal qui lui tend dans l’ombre la ciguë, de rêver le Dieu Inconnu.

Rêves, rêves, rêves. Les uns grands, les autres chétifs. L’habitation du songe est une faculté de l’homme. L’empyrée, l’élysée, l’éden, le portique ouvert là-haut sur les profonds astres du rêve, les statues de lumière debout sur les entablements d’azur, le surnaturel, le surhumain, c’est là la contemplation préférée. L’homme est chez lui dans les nuées. Il trouve tout simple d’aller et venir dans le bleu et d’avoir des constellations sous ses pieds. Il décroche tranquillement et manie l’une après l’autre toutes les pourpres de l’idéal, et se choisit des habits dans ce vestiaire. Être bas situé n’ôte rien à la hardiesse du songe. Peau d’âne veut une robe de soleil.

Du reste, les idéals sont divers. L’idéal peut être imbécile. Il y a des êtres pour rêver un paradis de soupe au lard. Votre idéal n’est autre chose que votre proportion.

Non, personne n’est hors du rêve. De là son immensité. Qui que nous soyons, nous avons ce plafond sur notre tête. Ce plafond est fait de tout, de chaume, de plâtras, de marbre, de fumée, de ruine, de forêt, d’étoiles. C’est à travers ce plafond, le songe, que nous voyons cette réalité, l’infini. Selon son plus ou moins de hauteur, il nous fait penser le bien ou le mal. Mais qu’on ne s’y trompe pas, point de fatalité ici ; sa pression sur nous dépend de nous, car c’est nous qui le faisons. À âme basse, ciel bas. Comme on fait son rêve, on fait sa vie. Notre conscience est l’architecte de notre songe. Le grand songe s’appelle devoir. Il est aussi la grande vérité.

Les hommes, presque tous, un peu pareils au bourgeois Jourdain, de Molière, font du rêve sans le savoir. L’agent de change ne se doute guère qu’il est un escompteur de songes. Son carnet plein de chiffres est un enregistrement de fantasmagories ; prime-fin-report est grimoire tout comme l’Etteilla ; le grand Albert pourrait être coulissier, et les femmes qui jouent à la bourse sont les mêmes qui tirent les cartes. Allez le soir chez elles ; leur bordereau reçu, elles font une réussite. Dépendre de la nouvelle du jour, attacher sa fortune au fil du télégraphe électrique, se faire le pantin de la hausse et de la baisse, c’est être en plein somnambulisme ; pour savoir si l’on sera opulent ou indigent demain, lire le Moniteur ou consulter la dame de pique, c’est la même chose.

Pas de vivant qui n’ait son compartiment dans le casier de l’imaginaire. Pas de cervelle qui ne puisse être étiquetée d’un songe ; celle-ci ambition, celle-ci richesse, celle-ci gloire, celle-ci jouissance, celle-ci vanité, toutes bonheur. Le bon dîner indéfini est un rêve que le porte-monnaie refuse au pauvre et l’estomac au riche. Vénus à jamais, fait mauvais ménage avec la colonne vertébrale. Les méchantes ailes de Cupidon sont des faiseuses de culs-de-jatte ; voyez Henri Heine. Toutes les mains tendues, aucun lot saisi.

L’espérance étant conforme à l’intelligence, la forme du bonheur rêvé, varie. Pour l’usurier, c’est une bonne balance fausse ; pour le chasseur, c’est un piège à loups bien recouvert ; pour le jureur de serments, c’est un auditeur naïf. L’envieux habite en espérance l’Eldorado du mal d’autrui. Et, j’y insiste, de réalisation, peu ou point. Fussiez-vous avoué ou notaire, vous ne vous déroberez point à ceci qui est la loi : les jours de l’homme sont une série de proies lâchées pour l’ombre. Les religions, du haut de leurs chaires, s’accusent, les unes les autres, de faux paradis. Tu radotes, Brahma ! Tu as menti, Mahomet ! Tu escroques les âmes, Luther ! Foule de cerveaux, cohue de chimères.

Le philosophe regarde en souriant ces songeurs, tous logés dans une vision, le joueur dans la martingale, l’avare dans des piles d’or sans fin, le soldat dans la croix d’honneur, la vieille fille dans un mari, le thaumaturge dans le miracle, le prêtre dans la tiare, le savant dans un creuset, l’ignorant dans la superstition.

Et où es-tu toi-même, philosophe ? dans l’utopie.

Il y a l’utopie sublime. Mais de même que l’idéal peut être bête, l’utopie peut être mauvaise. Le rêve à reculons existe. On peut être utopiste en arrière. Vouloir que l’avenir vive trop tôt, c’est l’illusion et l’effort des grandes âmes ; mais donner à l’ancien monde théocratique et féodal, à Jadis déjà avancé et odorant, une sorte de vie morte qui le ramène au milieu de nous, et qui nous marie, nous le présent, à ce cadavre, nous la lumière, à cette nuit, c’est aussi là une tentative, cela est extraordinaire et vaut la peine d’être essayé, et il y a des rêveurs pour faire ce rêve. Quel succès, la chute ! Quel triomphe, la décadence ! Quel bel assassinat, tuer le progrès ! Épaissir le bandeau sur la paupière humaine, masquer le point du jour, faire marcher l’homme du côté des talons, bravo ! J’ai l’honneur de vous présenter le passé, bouchez-vous le nez si vous voulez, mais embrassez-le.

L’utopie de Joseph de Maistre, c’est une augmentation d’échafaud. L’utopie d’Attila, c’est le feu aux quatre coins de la civilisation. L’utopie de Malthus, c’est la dépopulation. L’utopie du militarisme, c’est la caserne. L’utopie du communisme, c’est le couvent. L’inquisition est un vieux tison éteint ; un certain catholicisme littéraire contemporain souffle dessus pour faire reparaître l’étincelle ; l’autodafé est son utopie, et ne pouvant hélas ! brûler les écrivains et les penseurs, ce catholicisme les insulte ; la calomnie est un san-benito ; provisoirement.

Mais vous rêvez, mes bons amis.

Toute tête est grelot ; seulement selon que ce qui est dedans est un appétit ou une idée, une imposture ou un progrès, une terreur ou une vérité, ce qui en sort est son fêlé ou voix divine.

Puisqu’il n’est donné à qui que ce soit d’échapper au rêve, acceptons-le. Tâchons seulement d’avoir le bon. Les hommes haïssent, brutalisent, frappent, mentent ; regardez la première civilisation venue, l’antique comme la moderne, regardez quelque siècle que ce soit, le vôtre comme les autres, vous ne voyez qu’imposteurs, batailleurs, conquérants, brigands, tueurs, bourreaux, méchants, hypocrites ; tout cela somnambule. Laissez-leur leurs acharnements et leurs assouvissements dans leur nuée sanglante. Laissez aux choses violentes et aux choses aveugles leur inutile furie d’ouragan. Les passions de l’homme en tempête, quelle pitié, et pour quel but ! Des simulacres poursuivant des chimères ! Laissez-leur leur rêve, à ces fantômes. Vous, partagez votre pain avec les petits enfants, regardez si personne ne va pieds nus autour de vous, souriez aux mères nourrices sur le seuil des chaumières, promenez-vous sans malveillance dans la nature, n’écrasez point sans savoir pourquoi la fleur de l’herbe, faites grâce aux nids d’oiseaux, penchez-vous de loin sur les peuples et de près sur les pauvres. Levez-vous pour le travail, couchez-vous dans la prière, endormez-vous du côté de l’inconnu, ayez pour oreiller l’infini, aimez, croyez, espérez, vivez, soyez comme celui qui a un arrosoir à la main, seulement que votre arrosoir soit de bonnes œuvres et de bonnes paroles, ne vous découragez jamais, soyez mage et soyez père, et si vous avez des champs, cultivez-les, et si vous avez des fils, élevez-les, et si vous avez des ennemis, bénissez-les, avec cette douce autorité secrète que donne à l’âme la patiente attente des aurores éternelles.

Voilà, certes, des affirmations risquées. Aurore éternelles ! Quelle folie d’écrire un tel mot ! Attendre une vie future ! Où sont les preuves ? où puise-t-on cette assurance ? La persistance du moi, quel mirage ! Foi a un synonyme, duperie. L’immortalité est une marotte. Et là-dessus, tout le groupe sceptique s’épanouit. Je sais de bons nihilistes s’intitulant formellement athées, feu le sénateur Vieillard était du nombre, lesquels font un certain cas de l’intelligence du catholique et du clérical ; il est visible que le clérical ne croit pas un mot de ce qu’il dit, c’est un malin, on l’estime. Mais un philosophe religieux, un pur déiste, celui-là, il n’y a pas chance que ce soit un hypocrite ; que gagne-t-il à ce qu’il croit ? rien ; c’est un imbécile évident ! On le bafoue. Moquerie profonde, et de haut. On possède une si magnifique certitude ! On est nanti d’une telle science et d’une telle sagesse ! Ne plus être, c’est un si bel avenir ! Disparaître, s’effacer, se dissoudre, se dissiper, devenir fumée, cendre, ombre, zéro, n’avoir jamais été, quel bonheur ! quel encouragement à être ! C’est une si douce chose d’espérer Rien ! Et l’on fait cercle autour des croyants pour sourire. Les visionnaires de la vie sont raillés par les visionnaires de la négation. Eh bien, soit, moi aussi j’ai mon rêve. Ô docteurs sages, permettez-moi de croire à mon néant comme homme et à mon éternité comme âme. Je sens en moi l’immense atome.


Nous l’avons dit, l’homme a besoin du rêve.

Le rêve est pour l’homme une évasion hors de la vie réelle. Évasion redoutable, périlleux bris de prison, escalade des escarpements de l’impossible, suspension dans des gouffres à des échelles flottantes, chute souvent probable. Cette chute, nous avons dit son nom, folie.

Quand l’homme n’a pas de songe en lui, il s’en procure. Le thé, le café, le cigare, la pipe, le narguilé, le brûle-parfums, l’encensoir, sont des procédés de rêverie.

Dans cette somnolence traversée de lueurs que le turc appelle kief, il semble qu’il y ait une trêve de la vie, l’âme et le corps coexistent dans une sorte de détachement harmonieux, le corps presque aussi reposé que dans la tombe, l’âme presque aussi libre que dans la mort. La fantasmagorie, cette berceuse, caresse et effare le songeur. État ravissant et funèbre. Depuis quatre mille ans, prise de cette demi-ivresse, l’Asie chancelle, ce qui fait qu’elle ne marche pas. L’Arabie a le haschich, la Chine a l’opium. Aujourd’hui, dans l’Occident, on livre son âme au tabac, ce sombre endormeur de la civilisation d’Europe. Le narcotique est l’auxiliaire du despotisme. Le tyran s’efface dans le songe. Les chimères estompent les monstres. Chose triste quand l’homme en vient à se contenter de la liberté de la fumée !

Cette consolation-là est une diminution. Il serait temps de s’en garantir. Quoi qu’il en soit, l’homme rêve.

La nature jadis n’a-t-elle pas rêvé aussi ? Le monde ne s’est-il pas ébauché par un songe ? N’y a-t-il pas du nuage dans le premier effort de la création ? Dans le mastodonte, dont le mammon, dans le paléonthère, dans le dénothère géant, dans l’ichtyosaurus, dans le ptérodactyle, n’y a-t-il pas toute l’incohérence du rêve ? La matière à l’état de cauchemar, c’est Béhémoth. Le chaos fait bête, c’est Léviathan. Nier ces êtres est difficile. Les ossements de ces songes sont dans nos musées. Quelle extravagance que la fougère de cinq cents pieds de haut ! les houillères la constatent. L’impossible d’aujourd’hui a été le possible d’autrefois. Les anthracites et les fossiles témoignent. Dans quelle proportion le fabuleux a-t-il existé ? Problème incommensurable. L’oiseau Rock, n’est-ce pas Pépiornis ? Le Kraken, dans le grand, et le polype, dans le petit, n’est-ce pas l’hécatonchire ? L’ornithorinque a un bec comme l’oiseau, les écailles comme le poisson, quatre pattes comme le quadrupède ; ajoutez-lui des ailes, vous avez le griffon. Job, tout aussi bien qu’Homère, parle des sirènes. Les bons démons familiers du logis sont dans l’Ancien Testament ; Jacob emporte ses dieux lares que la Bible nomme Téraphim. Protée n’a pas moins existé que Moïse, puisqu’ils ont eu une querelle ensemble. Si vous croyez à Moïse, il faut croire à Protée. Ils se sont battus à coups de miracles près du temple d’Hermonthis en Egypte. Personne encore n’a dit le dernier mot sur la singulière vitrine des monstres japonais de la galerie de La Haye. La science rapide sourit, passe outre, et rend cet oracle : ce sont des membres hybrides rapprochés et cousus ; mais il est certain qu’il y a là un achoppement et une occasion de réflexion pour les observateurs graves, pour ceux qui représentent la science profonde, et que Geoffroy Saint-Hilaire, par exemple était fort troublé de ces spécimens. On l’a entendu murmurer devant cette vitrine[1], ce mot : Énigme. On a raillé Marco-Polo pour ses hommes-tigres et Levaillant pour ses hommes à queue. Les Niam-Niams viennent de donner raison à Levaillant, et les gorilles à Marco-Polo. Oui, sans que cela puisse en rien détruire et amoindrir l’idée de perfection attachée aux évolutions successives des lois naturelles, oui, selon notre optique humaine, le tâtonnement terrible du rêve est mêlé au commencement des choses, la création, avant de prendre son équilibre, a oscillé de l’informe au difforme, elle a été nuée, elle a été monstre, et aujourd’hui encore, l’éléphant, la girafe, le kangourou, le rhinocéros, l’hippopotame, nous montrent, fixée et vivante, la figure de ces songes qui ont traversé l’immense cerveau inconnu.

Tu rêves donc aussi, ô Toi ! Pardonne-nous nos songes alors[2].

  1. Devant un dessin que David d’Angers lui apporta. (Note du manuscrit.)
  2. Après le dernier feuillet de ce chapitre est reliée une page du Magasin pittoresque du 23 mars 1833, reproduisant une carte de la lune, carte que Cassini avait fait graver en 1692. Victor Hugo a utilisé, en 1863, quelques détails donnés par l’article qui faisait suite à la carte dans le Magasin pittoresque. (Note de l’Éditeur)