Prostitués/IV/André Gide

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(p. 60-65).

Si je tenais à être poli, je saluerais en M. André Gide une de ces intelligences critiques que leur délicatesse scrupuleuse paralyse. Je préfère être vrai et, franchement, je crois que c’est leur impuissance créatrice qui entraîne ces esprits à se développer en grâce fine et sournoise. Un toucher subtil ne rend personne aveugle et ce n’est pas parce qu’on a de la malice qu’on devient bossu.

Mais il est agréable de jouir de la malice en tâchant d’oublier la bosse. J’écoute volontiers M. André Gide quand il expose ses opinions critiques et j’aime à lire par dessus son épaule ses souriantes Lettres à Angèle.

L’auteur des Lettres à Angèle est un protestant dont le protestantisme aboutit « à la plus grande libération. » Il est toujours pour la liberté, contre l’unité. Il a raison, quand il s’agit de ces unités extérieures qui emprisonnent l’individu dans la foule et le forcent à marcher au pas des autres, dans la direction des autres. Je l’approuve aussi de condamner l’unité hypocrite qui enferme mon présent et mon avenir dans mon passé et qui me défend, lorsque j’ai grandi, de rejeter les vêtements courts ou étroits. Il est bon et juste de revendiquer le droit de changer. Mais, si la plupart des unités qu’on vante sont des diminutions et des apparences, certaines âmes ont une noble continuité immobile ou progressive. Quand il s’agit de celles-là, je ne suis plus avec M. André Gide. Il ne faut mépriser ni tous ceux qui changent, ni tous ceux qui ne changent pas. Le critère accepté par M. Gide est aussi trompeur que celui qu’il repousse. Je trouve même supérieurs à tous les harmonieux, ceux qui ont une unité réelle dont le principe est intérieur. J’accorde qu’ils sont rares — comme tout ce qui est vraiment beau. Ils n’en sont que plus admirables.

Vous connaissez votre faiblesse, M. Gide. Ne soyez pas trop fier de cette supériorité relative et n’accusez pas d’être aussi faibles que vous et plus ignorants d’eux-mêmes ceux qui marchent dans leur force. Vous avez la haine de la foule et de tout ce qui est vulgaire, mais votre haine est mêlée de terreur : « Quand je suis dans la foule, j’en fais partie, et c’est parce que je sais ce que j’y deviens que je dis que je hais la foule. » Votre morale, M. Gide, est une hygiène de valétudinaire, excellente pour la plupart, dont quelques-uns n’ont pas besoin. Vous recommandez à quiconque écrit : « N’ayez souci que de déplaire aux autres. » Le conseil est distingué, d’une distinction trop voulue. Qui a besoin de se défendre ainsi ferait bien d’attendre : il ne faut pas écrire avant d’être et la résistance, comme la docilité, prouve relation et dépendance.

Les Lettres à Angèle sont ornées de bien jolis jugements critiques. J’aime chez M. Gide l’effort pour voir la vérité et pour la dire exactement. Mais sa vérité ne me satisfait pas : elle est trop exclusivement élégante et fine, manque trop de force et de profondeur. Tout ce qui est arrêté semble brutal à sa faiblesse. Il a dans la pensée et dans l’expression des trouvailles charmantes, mais qui sont toujours les trouvailles d’un touriste myope. Il se vante lui-même, sans le savoir peut-être, quand il vante la finesse et l’ondoyance souriante. Inconsciemment encore, il se défend lui-même et dénigre ce qui lui manque quand il critique la force qui est souvent stabilité. Il confond avec la mort le repos, qui peut être puissant. Chez lui « le scepticisme, nouvelle forme de croyance, mue amour en haine. » Je sais des natures plus fortes chez qui le scepticisme a mué l’amour en dédain et en « froid silence », et celles-là je les aime plus fortement.

Avec des malices délicieuses, M. Gide reproche à un article d’Octave Mirbeau quelque tout petit détail d’une vérité nuancée insuffisamment, quelque toute petite inexactitude, qui est surtout un moyen de grossissement et d’accélération de la pensée. Là, et ailleurs aussi, — je crois que je n’adresse pas à M. Gide un mince éloge — il me fait songer à La Bruyère corrigeant Tartuffe en Onuphre. Mais La Bruyère, fin polisseur de statuettes, a tort de blâmer le moins fini et le moins élégant des statues, et il eût été bien incapable de dresser la cariatide, un peu lourde sans doute, qui supporte une action. Mirbeau, malgré quelque génie, n’est pas Molière ; mais, si Molière faisait des articles pour nos journaux, soyez certains qu’il les ferait mauvais. Le vrai crime de Mirbeau, c’est de consentir à la cage étroite et de se condamner, pour faire tomber les gros sous, à des tours de souplesse, lui qui est vigoureux et a besoin d’espace. Son infamie est d’autant plus grande qu’il n’a ni la pauvre excuse de la faim, ni même l’excuse ridicule de la gêne. Je le hais, ce Mirbeau, qui me force à admirer la puissance de son esprit et à mépriser l’ignominie de son âme.

Je reviens, pour un rapide salut, à M. André Gide, esprit fin, délicat et ingénieux, qui aime le talent comme un homme poli aime la politesse, mais que le génie blesse comme une offense personnelle. Un marquis enrubanné rencontrant Hercule aux jardins de Versailles eût exprimé son humiliation par de bien jolies railleries.