Prostitués/IV/Maurice Montégut

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(p. 73-80).

Ouvrier qui prend des échafaudages pour un monument, Maurice Montégut dressa en vers hâtifs et rauques des drames qu’il croyait shakspeariens et qui, en effet, étaient peints noir et rouge. Depuis longtemps il s’adonne à la nouvelle et au feuilleton, articles d’un placement plus facile. Mais il a toujours des prétentions littéraires et même, Dieu me pardonne ! philosophiques. Des critiques amis affirmèrent que tous ses livres étaient de la même force et cependant ils louèrent plus particulièrement La Fraude. Je suis trop naïf pour avoir remarqué si, par hasard, les « études » dont je me souviens n’auraient point paru au moment où ce volume nous éblouissait aux étalages. D’ailleurs mon expérience personnelle m’a appris que toute cette œuvre, à une exception près, est, en effet, de la même force. Il est cependant juste de signaler l’exception et de recommander aux lecteurs qui ont de demi-exigences Le Geste.

Le Geste est un roman simple et assez bien construit. Un homme aime à la fois sa femme et sa maîtresse ; lui-même est aimé des deux côtés. Les trois douleurs intimes sont étudiées avec une apparence de conscience et les caractères ne sont pas maladroitement établis. Malheureusement le sujet ne se développe pas de lui-même, comme un vivant. La fable est construite du dehors, par de grossiers procédés dramatiques. Selon sa coutume, le métier, cet horrible traître de tous les drames modernes, étrangle l’art lâchement avec des milliers de ficelles. L’écriture massive et rugueuse blesse dans les pages qui veulent sourire grâce et douceur. À condition de lire très vite, elle paraît supportable dans l’action orageuse et dans l’analyse : Adolphe Dennery et Paul Bourget nous ont rendus si peu exigeants…

Ceux qui aiment Montégut doivent admirer dans Le Geste une inspiration particulièrement heureuse et un livre relativement harmonieux. C’est ici le sommet de Montégut. À nous qui voyons que ce sommet est une taupinée, La Fraude dira mieux la vaste platitude ordinaire de son œuvre. Le Geste excepté, aucun de ses livres n’est supérieur à La Fraude ; aucun non plus ne lui est très inférieur. Lisons ensemble :

Hartevel fait une fille à sa belle-sœur et la déclare comme son enfant légitime. La belle-sœur abuse de la situation, se livre à des chantages de plus en plus onéreux. La fortune d’Hartevel résiste, mais le souci ruine sa santé : son cerveau s’affaiblit, il revient aux croyances de son enfance et meurt.

Mathieu Soulières laisse mourir son meilleur ami qu’il pourrait sauver : c’est qu’il aime la femme et la fortune de cet ami. Il épouse la veuve belle et riche. Il est puni, non point par la providence — M. Montégut a trop de respect pour le positivisme — mais par une étrange taquinerie scientifique qui s’appelle, paraît-il, la télégonie : il a un fils qui ressemble au premier mari et il se tourmente jusqu’à en mourir de la présence de ce spectre approuvé par l’Académie de Médecine.

Le lecteur se demande pourquoi je lui raconte, généreux, deux mélos au lieu d’un. C’est que, sans doute, le Journal paie à la ligne. Et, quand il vient de publier un feuilleton de Montégut, il refuse de lui en prendre immédiatement un second. Montégut, commerçant malin et romancier idiot, tourne la difficulté en mettant deux feuilletons sous un seul titre. Et puis, vous savez, ici l’épisode fleurit librement et les aventures de Brout de Chandeilles, dit Bout-de-Chandelle, et de Mlle Mouche font des lignes parmi les aventures d’Hartevel, de Soulières, et du fils à Soulières, et de la fille à Hartevel.

Chacun des deux romans ineptes est dressé laborieusement sur une pointe d’aiguille. Mais l’architecte, qui aime la solidité et qui voit à chaque instant que ça tombe à droite ou que ça croule à gauche, apporte inlassable d’autres aiguilles, multiplie indéfiniment contreforts ridicules et lignes lucratives. Tout est bon à cet entasseur, qui se croit un constructeur ; et la guerre de 1870 devient, entre ses mains, une « utilité ».

Ce volume, comme ses nombreux frères, révèle en Maurice Montégut un bourgeois grincheux à philosophie de vétérinaire triste : positivisme étroit et pessimisme sans horizon.

Il nous présente, entre autres, une marionnette qui « glissait aux pensées démentes. » Et l’énumération des pensées démentes commence par cette inquiétude qui mérite bien, en effet, la camisole de force : « S’il était vrai qu’il fût des âmes… »

M. Montégut ronchonne et bougonne, pour toutes sortes de raisons : à cause de « la part de vérité qui entre dans chaque mensonge », ou bien parce qu’on dîne trop tard aujourd’hui. En 1869, « on dînait encore à six heures et — remarque notre profond philosophe — rien n’en allait plus mal pour cela. » Ronchonnant et bougonnant, il se promène sans hâte — oh ! oui, sans hâte, — à travers ses gauches poupées et, de temps en temps, leur casse quelque chose : aux unes parce que, bon bourgeois, il tient à les punir de leurs fautes ; aux autres, parce que, pessimiste logique, il est bien forcé de les punir de leur innocence. Sa manière rageuse m’amuse, car il se fâche contre ses fantoches comme si vraiment ils étaient vivants, comme si c’étaient des êtres de chair, sortis du cerveau Balzac, au lieu de pauvres marionnettes faisant trois tours sur la gélatine Montégut.

Mais quelquefois il veut sourire, et il devient sinistre. L’épisode de Brout de Chandeilles, dit Bout-de-Chandelle, et de Mlle Mouche lui permet particulièrement de manifester la finesse de son esprit et la légèreté de sa fantaisie. Chacune de ces deux présomptueuses marionnettes prétendant se faire aimer de l’autre, on se demanda longtemps « si la Mouche se brûlerait à la Chandelle ou si la Chandelle se consumerait en attendant la Mouche. » On s’aperçut bientôt, hélas ! que « de moins en moins, la Mouche ne paraissait disposée à se brûler les ailes à la flamme vacillante du pauvre Bout-de-Chandelle. » Aussi plus d’une fois « le pauvre Bout-de-Chandelle fut sur le point de s’éteindre. » Réjouissons-nous, pourtant : il oublia la Mouche et devint un gros financier capable d’éclairer largement. « Ce n’est plus Bout-de-Chandelle ! s’écrie un solliciteur comblé, mais une bougie de l’Étoile… C’est un cierge, un vrai cierge… »

Toutes ces belles choses nous sont dites dans la langue la plus plate, la plus encombrée et la plus impropre. Je ne sais quelle héroïne « filait sur l’Espagne, où jadis elle s’était compliquée d’une seconde fille, après la Russie, dont elle gardait un fils. » Jalousez le bonheur de Bout-de-Chandelle : « les dames ne lui témoignaient point d’attitudes cruelles. » Et admirez le génie du musicien Paul Kotchouleff qui « chanta, d’une voix large et pure, pendant une heure durant, de nobles mélodies d’un grand souffle inspiré. » Souhaitez la conversation de gens comme le docteur Romain « dont la spécialité était une fine ironie. » Dans tous les discours que lui prête le pauvre Montégut, je n’ai trouvé, il est vrai, qu’une seule ironie, mais combien fine : le docteur parle d’une chienne comme s’il s’agissait d’une femme et d’une femme comme s’il s’agissait d’une chienne.

M. Montégut est un incompressible poète, un orgue de Barbarie monté pour cinquante ans et, s’il ne se défendait contre son génie prosodique, ses romans seraient d’interminables mirlitonnades à la François Coppée. Mais il se défend et ne grince que toutes les cinq minutes un alexandrin bébête :

Il ne tarissait pas au cours des épithètes…
Saurait bien retrouver la Mouche dans son vol.

Quelquefois il laisse échapper la paire :

Sarah le promena sur les routes fleuries
Devant la perspective immense de la mer.

Je relève encore, dans la même page, ces trois vers de mesure grandissante :

Comme il était très opulent,

On le supportait ; Sarah la première,

Par un respect ancien pour les grandes fortunes.

Souvent aussi le ridicule versificateur se souvient, mais trop tard, qu’il exécute une commande de prose, et il démolit des vers déjà faits. Toujours par le même procédé, en ajoutant une épithète inutile. Le malheureux est obligé de cheviller pour se mettre en prose !

N’ont-ils pas eux aussi (pillé), rançonné sans merci ?…
Murmurait de son ton d’enfant (soumis), reconnaissant.

Rien de plus agaçant que le heurt continuel contre ces hexamètres qui sonnent creux. M. Montégut serait avisé de se faire traduire en vers par M. Viélé-Griffin. Après cette opération, quelque lecteur indulgent croirait peut-être lire de la prose.