Prostitués/IV/Saint-Georges de Bouhélier

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(p. 85-91).

Saint-Georges de Bouhélier, jeune réclamiste habile, mais écrivain inférieur même à son père, le pauvre Lepelletier de l’Écho de Paris, est, comme vous savez sans doute — il s’est fait faire tant de publicité — le chef de « l’école naturiste ». « Naturisme » peut sembler aux malveillants une imitation de « naturalisme. »

Le plus soigné et le plus prétentieux des livres naturistes, La tragédie du nouveau Christ, fut peut-être griffonné parce que Zola publiait à la même heure une série titrée Les Quatre Évangiles. D’ailleurs Jehan Rictus, quelques années auparavant, avait par un piquant « soliloque » jeté un christ ahuri dans notre société moderne. L’idée, dès lors, était dans l’air comme une de ces épidémies qui frappent toujours les cerveaux faibles. Saint-Georges de Bouhélier, le plus gélatineux des écrivains, et Fernand Hauser, le plus puant des reporters, furent frappés les premiers. Mais on ne va pas sentir les déjections d’un Hauser. On peut au contraire accorder à la misère psychologique de ce pauvre diable de Bouhélier quelques instants d’attention.

Donc ce pauvre diable de Bouhélier, nous offrit — c’est lui-même qui le proclama en une modeste préface — une œuvre « farouche, forte et tumultueuse ». Mais, si vous aimez mieux autre chose, ça deviendra « un chant mythique » ou encore « une œuvre de sainte cérémonie… une tragédie à forme rituelle ». L’auteur peut donc exiger de qui entre chez lui le respect dû aux temples et à la fois l’avide curiosité qui entraîne dans une baraque foraine quand le bonisseur a promis du farouche, du fort et du tumultueux. Il s’est d’ailleurs appliqué à « encombrer » tumulte et sainte cérémonie de « danses mugissantes », à y introduire le « chœur terrible des voix tragiques », à « embarrasser » le tout « d’un tourbillon de nuées obscures. » Ce saint encombrement et ce fracas rituel ne sont pas de trop ici, puisqu’on nous donne, tout bonnement, « le livre du héros de ce temps. »

Le Christ de Saint-Georges de Bouhélier ne ressemble guère, en effet, à Jésus de Nazareth. Certes, le toujours jeune auteur a lu les Évangiles, ou du moins il le croit. Mais ce n’est pas de ces vieux livres, c’est de lui-même qu’il a voulu sortir « un Christ nouveau tout entier » : « J’ai laissé de côté les Évangiles antiques, je me suis écarté du Christ qui y est peint. » Pourquoi alors conserver le nom de Christ à son personnage ? C’est qu’il convient, sans doute, de remplacer les Évangiles « antiques », trop peu naturistes, par le chef-d’œuvre du gosse à Lepelletier.

Le « nouveau Christ » fait des discours anarchistes. Je n’y vois nul inconvénient. Ses disciples comprennent mal. Ils croient obéir à la pensée du Maître en faisant sauter une ville. « Trahi dans son esprit », le nouveau Christ se met bougrement en colère. Une nuit, en pleine rue, il adresse à ses compagnons étonnés des vocatifs qui ne manquent pas d’énergie : « Ô viles brutes que vous êtes !… Ô infâmes traîtres !… » Après d’autres injures qui ont sans doute quelque chose de rituel aux yeux du nouvel évangéliste, le nouveau Christ, en arrive à parler comme Hermionne, ce qui, en effet, pour un Christ, ne manque pas de nouveauté. « Pourquoi m’avez-vous écouté ? » s’écrie-t-il. Puis « il se lance comme un insensé et va heurter les portes tout en vociférant. » Les habitants sortent, inquiets. « Il y a un fou par ici ! » déclare l’un. Et un autre, plus rituel : « Il gueule fort, ce cochon-là. » Là-dessus, on traîne « ce cochon-là » au supplice. — Ça n’est pas bien compliqué, un Évangile qui n’est pas « antique ».

Le « nouveau Christ » est pourtant d’un caractère assez inattendu. Sauf dans l’accès de fièvre chaude où il se fait arrêter, c’est un Christ douillet, lâche et égoïste. Il pleurniche : « Combien il m’est indifférent de faire une chose ou bien une autre, car de toutes celles que j’accomplis, il ne résulte pour moi que des souffrances… » Ou bien il hurle : « C’est sur moi que vont retomber les châtiments !… Non ! non ! ne m’interrompez pas !… Que j’emplisse l’espace de mes cris épouvantés !… » Le « héros de ce temps » passe beaucoup de temps à gémir sur lui-même. Il est vrai que ce bon petit Bouhélier prétend le faire « geindre avec une sévère expression de majesté ».

Les personnages de cette tragédie parlent la plus prétentieuse, la plus exclamative et la plus vagissante des langues : le naturisme. Le Christ dit des banalités scientifiques. Ou parfois, inattendu professeur de grammaire, il recommande aux disciples — qui sont, remarquez-le, un fossoyeur, un carrier et un maçon : « Ayez soin de venir à moi à tout instant, comme d’un terme dérivatif on va à l’étymologie. »

Les gens du peuple, fort nombreux dans cette tragédie, mêlent avec agrément grossièretés populaires et élégances naturistes. Aucun d’eux n’est assez simple pour vous voir ; ils peuvent seulement « voir votre aspect. » Ici on ne dit pas : moi ; on dit : « mon être existant. » Parlez se traduit par « Prenez une voix. » Et quand la foule veut chasser quelqu’un d’une place publique, elle crie : « À la porte ! à la porte ! »

On ne peut imaginer la mollesse de Saint-Georges de Bouhélier écrivain, son imprécision et son bavardage. Quand un personnage a demandé : « Si je vous donnais sur nous-mêmes quelques notions, quelle sorte d’usage en feriez-vous ? » il interroge encore : « Comment vous en serviriez-vous ? » Et il redouble : « À quel emploi les destineriez-vous ? » Il ne suffit pas au Christ de constater : « Mon effort a été vain. » Il continue gravement : « Et je n’ai pu réussir. » S’il gémit sur sa responsabilité, après avoir soupiré : « Combien j’en éprouve le poids ! » il pleure immédiatement : « Et jusqu’à quel point elle me pèse !… » À chaque instant le pléonasme patauge, enfantin : « Allez-vous mentir devant moi pour m’accabler de preuves dénuées de vérité ? » L’incohérence n’est pas rare : « Jamais je n’y consentirai en ce moment. » Ni l’incorrection la plus ignorante ou la plus étourdie : « Ils nous ont dit qu’il ne fallait pas convoiter le bien d’autrui, se montrer charitables, ne pas tenir aux choses. »

Partout flottent des ombres d’idées banales et l’expression, qui n’est pas plus vivante, ne parvient pas à saisir un seul de ces fantômes.

Le nom l’indique et les « œuvres » le prouvent, le naturisme est un naturalisme auquel on a coupé quelque chose. Quoi ? Voilà qui est difficile à dire en une autre langue que le latin d’Abélard. Si pourtant nous définissions ces bons petits naturistes : des naturalistes pour chapelles sixtines…