Prostitués/VI/Abbé Delfour

La bibliothèque libre.
(p. 147-149).

L’abbé Delfour est un tout petit commerçant qui prétend s’être fait une spécialité de la « critique catholique. »

D’après l’abbé Delfour, le critique est surtout un « informateur littéraire », un reporter spécial, qui, pour nous dispenser du voyage, va voir ce qui se passe dans les livres. Sans lui, nous serions souvent « engagés dans des conversations embarrassantes. » Heureusement, il nous permet de tenir notre place en société et de dire notre mot, « un mot juste, sensé, pratique », sur des choses que nous n’avons point lues. Il continue ce précieux père Mestre qui nous permit de passer le bachot sans ouvrir « nos auteurs ». Grâce à lui, nous avons la « satisfaction », sans jamais prendre la peine de connaître ce dont il s’agit, d’en « tirer une leçon morale, chrétienne, intéressante et substantielle ».

La leçon arrive toujours, en effet, gauchement amenée, peu fondue avec la « critique » et les anecdotes qui la doivent faire passer. Ce brave homme fourre du christianisme dans la littérature des autres, comme Jules Verne enveloppe de la science dans du roman. Mais les catholiques sont aussi malicieux que les enfants : ils lèchent le sucre qui est dessus et ne touchent pas à l’amertume centrale de la pilule.

Parfois M. Delfour cesse de conter ou de sermonner et essaie de juger comme un critique qui ne serait ni un simple informateur, ni un catéchiste. Il lui faut alors un modèle : il a choisi Sarcey. Souvent il pastiche, avec un respect familier, celui qu’il appelle encore « l’oncle ». Pour lui aussi, « français » est le mot qui manifeste la plus haute admiration. Mais, au lieu de battre la grosse caisse devant l’esprit si français, — hélas ! — de M. Gandillot, ce bon prêtre vante « les enseignements précis et très français du catéchisme ». J’espère qu’en son prochain volume, M. Delfour découvrira que Jésus est né à Paris ou à Nîmes.

Pour nous faire prendre patience, il découvre aujourd’hui que Veuillot — dont personne, certes, ne nie plus le talent volontaire et vigoureux — est « un homme de génie » et « le plus grand prosateur du xixe siècle ». Il s’écrie, devant une phrase banalement oratoire et académique du duc de Broglie : « Dieu ! que c’est beau, plastique, sculptural ! » Et chez le fils de l’immortel mort depuis peu et oublié depuis longtemps, il salue le « digne héritier d’une grande dynastie littéraire. »

Allons ! ce n’est pas grand’chose, la « critique catholique », telle que l’entend le chanoine Delfour. C’est aussi bête, aussi flagorneur et aussi lâche que la critique sans épithète, quand un Jules Lemaître et un Gaston Deschamps s’en font un honnête moyen de parvenir en rampant ou y montrent souriants, sous le voile incertain des sottises qu’on leur apprit, la solidité primitive de leur sottise foncière.