Prostitués/VII/Émile Boissier

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(p. 171-191).

Voici un autre breton également inconnu et également admirable. Considéré seulement comme versificateur, Émile Boissier a le métier le plus souple et le plus vivant, le plus savant et le plus naturel. Coppée et Hérédia sont, auprès de lui, des ignorants et des maladroits. Mais, quand on lit ses grands poèmes, on est trop pénétré par leur étonnante poésie, pour songer à jouir de leurs mérites techniques. La beauté humiliante de son œuvre et la noblesse gauche de ses gestes dans la vie éloigneront sans doute de lui le succès. Mais il est destiné à la gloire et, dès qu’ils le verront couché dans la définitive immobilité, envieux et critiques répéteront le mot effaré : « Nous le croyions pas si grand ».

Le premier recueil d’Émile Boissier, Dame Mélancolie, parut en 1893 précédé d’une préface de Paul Verlaine. Le préfacier trouve déjà la pensée de Boissier « revêtue d’une forme parfaite, solide, souple et brillante comme une arme de luxe. » Et il salue « ce superbe premier livre qui engage fort l’auteur, » car « noblesse oblige. »

Dame Mélancolie contient des poésies, et des proses rythmées. Les proses comprennent, outre des morceaux de pur métier, une sorte de conte médiéval, La mort du page, d’une mélancolie charmante encore qu’un peu jeune.

Les vers sont très supérieurs. On y trouve déjà quelquefois l’image originale, qui sera un des deux grands mérites de Boissier. Déjà aussi on y rencontre souvent le rythme doux, et estompeur, et enveloppeur ; le rythme qui sur les images infiniment diverses met la noblesse toujours renouvelée et pourtant toujours la même d’une draperie largement flottante.

Le Psautier du Barde, paru en 1894, s’ouvre par une préface d’Armand Silvestre. Si quelqu’un a encore de l’estime pour Silvestre, je le prie d’excuser les paroles que ma conscience va me dicter.

En lisant les vers d’Émile Boissier, Silvestre se sent en face de beautés, et il est ému. Malheureusement, il ne se contente pas de dire son émotion ; il veut l’analyser et on s’aperçoit immédiatement qu’il ne comprend rien au poète dont il parle.

Armand Silvestre est un latin. Il appartient à une race merveilleusement douée et merveilleusement belle chez ceux de ses fils qui ont la force et la noblesse. En revanche, rien n’est plus grossier que le latin grossier et il faudrait chercher longtemps pour trouver un être plus vulgaire qu’Armand Silvestre. Il est l’insupportable méridional au gros rire bruyant, aux gestes familiers, aux précisions déplaisantes. Rubens scatologique sans vie et sans couleur, il aime toute forme énorme qu’elle soit ou non dessinée et modelée ; ce collégien incurable est mort prenant encore l’abondance pour l’harmonie et adorant sous le nom de callipyge la Vénus hottentote.

Le voici en face de ce qu’il peut comprendre le moins. Voici devant lui un rêve mélancolique, vaguement médiéval, non par amour d’une époque déterminée, mais par nostalgie, par besoin de fuite, et d’imprécision, et de lointain. Voici un breton triste qui dit.

Disciple d’Ossian, j’ai souffert comme lui.
Misérable chanteur errant de ville en ville,
J’ai connu les mépris et la haine servile
Et jamais en mon Ciel l’Espérance n’a lui.


Quand mon âme souffrait de ces mille douleurs,
Pour égayer un peu ma tristesse chérie,
Le Printemps éveillant la magique féerie,
Épandait la rosée au calice des fleurs.


Guidé par le murmure ailé des Angelus,
J’ai suivi vers le Nord les pèlerins austères
Et la troupe de ceux qui jouaient les Mystères.
— Mon front s’est incliné pendant les Oremus.


J’ai compris la beauté sereine de l’Armor,
Ses madones de bois, ses christs sur le Calvaire ;
Mes doigts ont égrené les perles du rosaire
Dans la lande d’ajoncs, parmi les genêts d’or.

Sans nulle malice, mais avec une rare inconscience, Armand Silvestre félicite celui dont

Les doigts ont égrené les perles du rosaire


devinez de quoi ?… De son « sentiment païen. » Et une phrase embrouillée loue chez Émile Boissier qui a « compris la beauté sereine de l’Armor », et aussi chez l’auteur des Fêtes galantes, et encore chez Laurent Tailhade, des qualités diverses telles « un art très délicat » et une grande « intensité de grâce latine. » Voilà transformé en un être de grâce le brutal Laurent Tailhade et voici des latins bien inattendus découverts en Paul Verlaine le fuyant lorrain et en Boissier, breton, comme l’Océan sur les côtes du Finistère ou comme la brume sur la lande.

Silvestre me fait songer à un homme qui n’aurait connu et aimé que des brunes. Il rencontre une blonde dont la beauté le frappe et, comme il veut dire son émotion avec quelque détail, il loue chez la nouvelle-venue ce qu’il loua chez les autres. Il trouve chaude la fraîcheur exquise de son teint ; les yeux tristes, tendres et profonds deviennent dans ses litanies brillants et malicieux ; chez la svelte et souple enfant il vante les qualités majestueuses et le puissant équilibre des matrones.

Dès le premier jour, un instinct sûr a éloigné Boissier du vers-formule, du vers frappé comme une médaille. Il a presque toujours senti, le délicieux poète du rêve et de la brume, qu’il n’était point fait pour les nettetés et les précisions. Mais l’inconscient préfacier trouve que dans son œuvre « abondent les vers de poète, ceux en qui se formule une pensée dans une image. » Le voilà pris sur le fait l’inepte syllogisme du critique aveugle : Les seuls vers de poète sont ceux en qui se formule une pensée dans une image ; or je sens bien que Boissier est un vrai poète ; donc Boissier doit faire beaucoup de vers-formules. — Mes expériences antérieures m’apprennent que les belles femmes sont brunes ; or vous êtes belle ; donc vous êtes brune.

Il vient de dire que les vers solides et précis abondent dans le livre. Consciencieusement, il les cherche. Il n’en trouve guère ; il s’étonne, et il se reprend comme il peut : « Dans une œuvre toute de charme, j’ai tenu cependant à louer, avant tout, cette qualité maîtresse d’en contenir quelques-uns. » — C’est étrange, madame, à vous mieux regarder, je ne puis plus analyser votre beauté. Vous n’êtes pas brune, en effet, et me voici bien dérouté. Mais parmi votre che- velure je découvre deux cheveux un peu plus sombres que les autres et ce sont eux que j’ai tenu à louer avant tout. — On ne saurait mieux avouer qu’on n’a compris du poète que ce qu’il a de moins personnel, ses tentatives à moitié heureuses pour sortir de son domaine et ses rares efforts presque grinçants pour dire autre chose que ce qu’il peut dire.

Et les bêtises continuent : « Quelquefois l’alexandrin prend dans ces courts poèmes la majesté du vers dont Hérédia a forgé l’impérissable métal de ses Trophées. » — Non, Silvestre, cette femme, bien qu’elle vous plaise, ne ressemble pas, heureusement ! à toutes celles qui vous ont plu jusqu’ici.

Puis, comme il dit tout ce qui lui passe par la tête, le bavard incohérent, prononce quelques paroles assez justes, encore que trop vagues ; « Ils chantent vraiment, ces vers d’Émile Boissier. J’entends qu’ils subissent les mystérieuses lois de la prosodie non formulée, instinctive, mais ayant cependant ses règles inécrites, laquelle a été tout simplement le secret des maîtres. » — Oui, mais cette prosodie inécrite comprend plus de secrets particuliers que de secrets communs à tous les maîtres. Si un théoricien subtil disait ses règles générales, l’historien littéraire devrait encore distinguer les secrets prosodiques de chaque époque et par quel mystère le vers de la Pléiade n’est point le vers du xve siècle ni celui du xviie. Et le critique devrait encore découvrir le secret de chaque maître, nous faire sentir en quoi diffèrent l’alexandrin de Racine sinueux et profond comme un sourire dessiné par Vinci et l’alexandrin de Corneille solide et précis comme sur une médaille un profil de Romain. Or une préface qui n’est pas une page de critique n’est rien. Armand Silvestre devait, oubliant sa ridicule comparaison entre Boissier et Hérédia, nous faire sentir que nous ne trouverions pas ici derrière un vitrail de musée des statuettes parnassiennes aux lignes immobiles mais sous la désolation fleurie de la lande un vivant grand et triste dont le vent soulève le manteau.

Les sottises d’Armand Silvestre m’ont permis de définir Boissier de façon plus vivante et je dirai peu de chose de son volume suivant : Esquisses et Fresques. Ce recueil publié la même année que Le psautier du barde est très supérieur et Sylvestre n’y trouverait absolument plus rien à louer. L’alexandrin est devenu plus fluide encore, d’une beauté fuyante comme un fleuve. Et le vers libre fait ses premières apparitions heureuses. Le vers libre chez Boissier n’est pas le vers auquel Franc-Nohain donnerait ce nom s’il était atteint de la manie des grandeurs et que Viélé-Griffin doit en ses heures de découragement avouer amorphe. C’est le vers libre classique, celui qui sourit, rit et ricane dans Amphytrion ; celui qui dans Psyché donne à la vieillesse de Corneille des accents si délicieusement frais et jeunes ; celui qui dans La Fontaine exprime toute la gamme des sentiments humains, depuis les plus gais jusqu’aux plus profondément tristes.

Ce n’est pas seulement dans la forme que l’originalité de Boissier se dégage. Il se délivre ici du parnasse historique qui le séduisit rarement et du romantisme historique dont les pages et les châtelaines lui plurent trop autrefois. Pourtant le volume commence par des « tableautins » intitulés Au temps de Henri III, Au temps de Louis XIII, Au temps de Louis XIV, Au temps de Louis XVI. Mais il n’y a pas récit de faits arrivés ou imaginés, histoire ou roman historique. Ce n’est plus du romantisme historique et de l’évocation ivre, ni du parnasse historique et de l’évocation pétrifiante. C’est ici chose parfaitement originale et exquise ; c’est autour du poète et du lecteur la création d’une atmosphère de jadis qui est pour le rêve et la nostalgie un refuge où nulle précision ne blesse.

Esquisses et fresques nous donne de Boissier tout ce qu’un poète peut nous donner de lui, même avant d’être arrivé à la complète conscience de ce qu’il est.

C’est dans ses deux poèmes de rêve, Le Chemin de l’Irréel (1895) et le Chemin de la Douleur (1901) que nous trouvons Émile Boissier complet, conscient, tout à fait dégagé des derniers restes de ce qui n’est point lui.

Il dit du Chemin de l’Irréel : « Je l’ai placé à dessein hors de toute époque, afin que rien de précis ne puisse lui assigner des limites. Le Songe seul s’y érige, despotique.

Je suis bien embarrassé pour faire connaître cet admirable poème. L’analyse va nécessairement préciser et rapprocher l’action si lointaine, si vague, si délicieusement estompée. Ces nuages flottants, je vais, comme s’ils étaient de lourdes pierres de taille, en tracer l’architecture avec l’équerre et le compas.

Le poète, abandonné d’une infidèle, songe

Dans sa chambre déserte où survit le Passé.

Il écoute la nuit,

Un silence peuplé de mille bruits légers.

Et voici que son attention persistante donne, en effet, au silence une voix. La Nuit, dans un discours d’une beauté lente et d’une douceur qui apaise, lui offre le remède du songe. Mais en vain son « hymne géant »

Clamait vers l’Infini l’ivresse de renaître.

Le poète contemplait la ville endormie ; elle lui paraissait « hantée par des souvenirs d’autrefois » ; rien ne dissipait son ennui. Inutilement aussi il fuyait la fenêtre, se réfugiait au plus profond de la petite chambre. Trop de remembrances l’y poursuivaient :

D’ailleurs, je sais ton spectre épars aux moindres choses,
C’est ton âme qui meurt dans le parfum des roses,
L’oreiller se souvient des courbes de ton bras
Et mon lit a gardé ta forme aux plis des draps.

Il quitte sa chambre, il quitte la ville et, « pèlerin maudit du Doute et de l’Amour », descend le long de la chute calme d’un fleuve vers le calme frissonnant de la forêt. La Volupté essaie de le retenir : ses conseils et ses promesses sont écartés dédaigneusement comme les promesses et les conseils de la Nuit. Le poète arrive au repos d’un lac « endormi comme un regard d’argent. » Une troisième courtisane, celle dont le baiser enchaîne plus fidèlement, la reine des définitifs oublis, la Mort, vient lui offrir mieux que les insuffisants léthés du songe et du plaisir. Mais, la repoussant, elle aussi, avec un courage hautain, il continue sa marche vers les Demains

Qui sacreront en lui l’apôtre de l’Idée.

Le Chemin de la Douleur fait suite au Chemin de l’Irréel.

Le poète, délivré des préjugés représentés par la Nuit, la Volupté et la Mort, s’est élevé jusqu’à l’Idée. De la cime de son rêve il contemple, heureux, le spectacle élargi. Car les choses lui disent de toutes parts la beauté et la puissance d’un renouveau, et il marche, aspirant la force qui monte des sèves. Mais, comme il va dans une extase, il se trouve tout à coup en face d’un calvaire. Au pied du Christ qui pleura, une femme pleure ; ces deux images de la souffrance passée et de la souffrance actuelle semblent crier l’éternité de la douleur. Le poète écoute, dans la prière désolée de la femme, la grande plainte de toujours. Il la relève, il la rappelle à l’espoir. Il dit la puissance de renouvellement de la nature, et que l’hiver est la préparation secrète du prochain printemps, et que toute souffrance réelle est le creuset d’une joie de bientôt. Mais il faut rejeter les douleurs imaginaires et l’humanité doit marcher libre, débarrassée de la croix qui pèse sur elle depuis trop de siècles.

Vous devinez que ce premier chant est un hymne panthéiste à la nature. Mais ce qu’on ne saurait deviner et ce qu’on ne saurait dire, c’est la beauté noble de son mouvement lyrique.

Le second chant commence par l’idylle à travers la forêt. Le poète et la bien-aimée vont regardant dans leurs yeux le reflet de la joie des choses et oublieux de l’humanité mauvaise et dolente. Bientôt des inquiétudes pénètrent leur bonheur et, comme la mer immense envahit peu à peu une barque frêle, les voix des douleurs arrivent à eux et les troublent. Va-t-elle donc, agonie qui se débat, sombrer dans l’universelle souffrance, la pauvre barque de leur bonheur. Non, ce sera mieux. Ils iront d’eux-mêmes, apôtres de la pitié, vers la foule. Ils lui diront le nouvel évangile et que l’heure est enfin sonnée où doit régner la religion de la joie.

La foule ne comprend pas ; elle s’irrite. Et des pierres blessent le poète ; et des pierres blessent la femme. Il regrette de n’être point seul. Mais elle le console. Elle sent qu’elle va devenir mère et elle affirme que les prochaines aurores seront belles, et belles les prochaines destinées… Cependant, à l’écart, la foule des esclaves délibère sur le sort du poète et décide qu’il sera crucifié.

Le troisième chant nous ramène sur cette colline, devant ce calvaire où le poète releva la femme et lui fit partager son illusion de bonheur. Le soleil se lève et toute la nature chante à celui qui va mourir un hymne de vie. Qu’importe la mort d’une forme passagère, songe-t-il, dans la vie éternelle et éternellement renouvelée ? Et le condamné fait sa partie dans le concert des joies. Mais la femme se lamente, dit que leur pitié eut tort et qu’ils auraient dû s’isoler dans leur amour heureux. Elle pleure, elle crie à la foule des injures et des malédictions. Chaque fois qu’un juste vient, comme Jésus de Nazareth, essayer de faire du bien, la foule le met en croix. Oh ! que le sang de tous les justes retombe sur les bourreaux, et sur leurs enfants, et sur les enfants de leurs enfants ! Mais le poète lui adresse des paroles apaisantes et lui recommande de ne pas ensevelir sa dépouille. Il veut que son corps rentre immédiatement au grand rythme de la vie matérielle tandis que son âme ira rejoindre les autres forces de renouvellement et continuera son œuvre.

Le poète est crucifié. Le poète meurt. Le jour meurt. La foule s’écoule. La femme restée seule vivante sur la colline du sacrifice croit voir, dans une sorte de songe éveillé, le Christ descendre de sa croix : l’ancien crucifié vient donner au crucifié nouveau le baiser de paix.

Trois mois plus tard, un mendiant qui passe sur la route, s’agenouille devant le Christ, lui demande quelle loi rendra, enfin, les hommes meilleurs. Le Christ lui répond : Il n’y a qu’une seule Parole. Je l’ai dite, voici bien des siècles. Quand vous déciderez-vous à l’écouter avec vos cœurs ? quand consentirez-vous à la loi d’Amour ?

Rien ne me paraît plus beau que l’allure harmonieusement idéaliste ou, pour parler en pédant, la dialectique platonicienne des deux poèmes.

C’est à peine si j’ose sourire de l’idée un peu excessive qu’Émile Boissier se fait de la fonction du poète. Il n’a rien abandonné des prétentions romantiques. Il voit les poètes comme des soldats

Dont les bras sont armés pour la Croisade austère.
L’Avenir sourira, limpide, dans leurs yeux
Et, quand ils parleront, la foule doit se taire.

Oui, il faut nous taire à la voix des poètes. Mais non pour attendre d’eux le conseil de salut : je crois bien que les indications arriveraient multiples et contradictoires. Il faut les écouter pour le charme qui émane de leur parole. Leur devoir c’est d’être des chanteurs mélodieux. Lorsque, comme au Chemin de l’Irréel et au Chemin de la Douleur, leurs mélopées éveillent en nous des sentiments nobles, nous leur devons double reconnaissance. Mais n’allons pas leur demander la pensée précise et originale. Souvent, par besoin inconscient de renouveler leur musique, ils chantent des théories jeunes encore ; mais ils n’ont pas la puissance de les créer eux-mêmes. Ils s’éprennent des nouveaux gazouillements entendus et des dernières ailes aperçues voltigeantes dans le ciel ; mais ils ne sont point les couveurs des générations successives de doctrines. Quand ils s’efforcent à l’universel, ils lui apportent l’imprécision et leur harmonie sonore est payée par l’harmonie logique.

Les poèmes de Boissier échappent à cette critique générale parce qu’ils sont surtout œuvres d’imagination et de rêve. Leur philosophie est faite d’un sentiment noble plus que d’une idée nette. Cependant les rares petites taches qu’y découvre une lecture sévère sont des fautes du penseur, tandis que le rêveur et le musicien nous satisfont toujours.

J’ai cité, au courant de l’analyse, quelques images délicieusement fleuries ou chantantes. Je pourrais en cueillir tout un bouquet dans chaque page. Je relis, pour cette joie, l’hymne aux cloches qui chante au commencement du Chemin de l’Irréel et les louanges du Songe

Dont les pâles regards sont des lys inéclos.

Les discours de la Nuit, de la Volupté et de la Mort dans le premier poème ; dans le second tous les discours du Poète et de la Bien-Aimée sont particulièrement riches à ce point de vue. Mais ces grands morceaux valent surtout d’ensemble. Je n’ose détacher de l’éclatante rivière un de ces diamants qui se font valoir les uns les autres. Et je ne vois aucune raison de choisir. Ils me paraissent tous d’une beauté égale, absolue. Au hasard, celui-ci, dans le discours de la Nuit. Elle dit de la femme :

C’est par moi que fleurit l’ivresse de ses flancs
Et mes doigts caresseurs entr’ouvrent les lits blancs
       Aux rayons bleus du clair de lune.

J’ai peur qu’on me trouve long. Il m’est pourtant impossible de passer sous silence l’autre grand mérite d’Émile Boissier : il est poète par la musique autant que par l’imagination. Et chez lui — coïncidence heureuse — les deux qualités ont les mêmes limites : il lui manque l’image belliqueuse et triomphante bruyamment ; et son orchestre n’a pas de cuivres. Presque toujours son instinct lui fait éviter les fanfares, et les violences, et les mouvements brusques ou rapides. Dans le Chemin de l’Irréel il a, une fois, dépassé son talent. Il a voulu décrire la danse macabre : je ne sais rien de moins vertigineux que son rythme et de moins évocateur que les détails choisis. Mais dans les langueurs heureuses, et dans les lenteurs charmantes, et dans les visions douces et lointaines, je ne connais pas de poète à lui comparer.

Il y a deux mètres qu’il manie avec une sûreté rare. Ses strophes d’octosyllabes sont inférieures ; mais il sait user mieux que personne des diverses stances d’alexandrins, et je n’hésite pas à le considérer comme notre meilleur chanteur de vers libres.

Au hasard, quelques exemples de l’une et de l’autre harmonie.

Où trouver des grands vers plus chantants que ceux-ci :

Les roses ont ouvert leurs lèvres de satin
Devant la volupté des caresses nocturnes ;
Et les lys, inclinant la blancheur de leurs urnes,
Tendent leur pistil d’or au baiser clandestin.

Écoutez encore cette mélodie :

Nous irons devant nous de prairie en prairie
Insoucieux de l’homme injuste et de sa loi.
La nature saura voiler de son feuillage
Mes timides baisers sur tes yeux ingénus ;

Nous n’aurons pas de nom et nous n’aurons pas d’âge,
Car tu seras la Vie impersonnelle et sage
Qui berce la Douleur entre ses deux bras nus.
Je t’apprendrai le sens secret de mes paroles
Et quand, dans le sommeil, nos lèvres s’uniront,
Le songe effeuillera la pudeur des corolles
Sur la limpidité mystique de ton front.

Presque tous les hexamètres des deux Chemins sont d’une telle beauté musicale.

Et cependant les vers libres me charment davantage, plus délicieux encore et plus souples. J’ouvre n’importe où le Chemin de l’Irréel et j’y cueille les premiers vers libres rencontrés :

Et les Adolescents passèrent sous les branches
       Enguirlandés de roses blanches
Et couronnés du pampre et du laurier natal.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils étaient ignorants de la Vie et des livres,
Ceux-là qui cheminaient, solitaires et doux,
Avec, dans leur main pâle, un fier rameau de houx.
           On disait : « Ils sont fous ! « 
     Mais Eux — comme des anges ivres —
   Méprisaient le venin du sarcasme jaloux.
Car, leurs lèvres buvant aux limpides fontaines
            Où se miraient le soir,
       — Présagé par des flûtes lointaines,
               Ils avaient vu l’Espoir
Leur sourire au delà des vallons et des plaines.

Je fais subir la même épreuve au Chemin de la Douleur :

L’heure semblait verser une calme indolence

       Sur le recueillement des bois.
Dans cette solitude où régnait le silence
       On n’entendait plus que la voix
    De la source où vibrait un gazouillis d’eau vive,
           Une chanson captive
       Parmi la mousse ; et puis aussi
           — Murmure adouci
          Par la brise et l’espace —
         Les clochettes d’un lent troupeau
        Conduit par le berger qui passe

En effleurant du doigt sa flûte de sureau.

Je m’arrête d’écrire pour relire encore une fois. Je ne me lasse point d’entendre l’exquise symphonie. Je ne sais pas aujourd’hui de poète en vers — non pas même le génial Verhaeren, — auquel je doive des joies aussi complètes, aussi nobles et aussi pénétrantes que celles goûtées au Chemin de l’Irréel et au Chemin de la Douleur.