Prostitués/VIII/Matilde Serao

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(p. 216-221).

« Vous savez que notre situation se trouve dans Madame Bovary », dit une héroïne de Matilde Serao. Tous ses personnages pourraient faire souvent de telles remarques. D’autres situations viennent de Flaubert, et aussi des procédés. Des procédés viennent de Zola, et aussi des situations : il y a, par exemple, dans l’Aventureuse, un jardin anglais (shocking !) qui veut la faute. Et certaines pages semblent détachées, ou plutôt involontairement parodiées, de quelque livre de Gabriele d’Annunzio, grand plagiaire lui-même. Décidément ces Italiens, depuis le vieux Nævius, sont des pillards et des imitateurs.

Mais des matériaux et même des procédés de composition empruntés n’empêchent pas toujours l’œuvre de revêtir une beauté originale. Virgile, douce lumière lunaire, luit parmi des paysages tragiques que le soleil d’Homère illumina d’abord et sa clarté onduleuse en renouvelle l’aspect. Sa faiblesse transforme en fantômes indécis les personnages nets et agissants des Grecs, mais sa mélancolie les dresse longs, frêles, aériens, dans un ciel de rêve et de larmes. Dans tous les arts, les Italiens sont coutumiers de telles victoires.

Mais supposez que Virgile ne soit pas une âme profonde et un esprit délicat : malgré tous ses efforts, l’imitation tournerait à la parodie et il ferait sans le savoir un Homère travesti.

Son succès immédiat n’en eût peut-être pas été diminué : beaucoup de parodies inconscientes sont vues des contemporains aussi favorablement que du poète. Leur ridicule ne se révèle qu’avec le temps et, leur ridicule reconnu, elles tombent dans l’oubli.

D’autres œuvres, au contraire, semblent d’abord uniquement des parodies qui, plus tard, apparaissent étrangement nobles. La beauté sérieuse de Don Quichotte fut longtemps méconnue ; le ridicule de Madame Bovary finira par frapper tous les yeux.

Madame Bovary est moins un roman réaliste qu’une parodie du romantisme, une longue raillerie de l’imagination et de la sensibilité, de la passion et du rêve, de toute la poésie. Et déjà la pensée ici est bafouée dans le personnage d’Homais, comme elle le sera tout le long de Bouvard et Pécuchet. Mais, parodiste des sentiments romantiques, Flaubert écrit une langue romantique, de sorte que l’avenir ne trouvera rien de plus comique chez lui que sa propre grandiloquence. Car on apercevra dans cinquante ans ce manque d’harmonie entre l’idée et la parole et dans un siècle l’œuvre incertaine ne sera plus que ruines.

Don Quichotte est immortel, parce que Don Quichotte est le contraire de Madame Bovary. Le chevalier de la Triste Figure est un héros naturel et sa folie, d’origine littéraire — romantique, si vous voulez — lui cache le prosaïsme de son époque, fait de lui un admirable et poétique anachronisme. Un être sans consistance, comme Emma Bovary, comme Bouvard, comme Pécuchet, n’intéresse pas longtemps les hommes et, si l’auteur a l’air de croire que de telles absences d’âmes nient toute l’âme, il ne prouve que son propre vide intérieur. En vain son âpre volonté de beauté extérieure lui fait jeter d’amples draperies sur ces squelettes, on finira par apercevoir leur néant et que ces riches vêtements les écrasent. Flaubert a réussi et doit périr pour les mêmes raisons qui expliquent le succès et la ruine de l’épistolier Jean-Louis Guez de Balzac : leur conception n’est pas de force à porter leur phrase. Ici comme là, il y a la massue d’Hercule et la peau du lion de Némée ; mais c’est un enfant qui disparaît sous la fauve dépouille et qui s’épuise à soulever l’arme lourde. Flaubert serait une admirable parole romantique, s’il avait eu à faire passer par son « gueuloir » autre chose qu’une âme bourgeoise.

Cervantès, au contraire, héros bafoué par la vie, crée un être réel et noble, puis il le livre à l’insulte des basses réalités. Don Quichotte, hué par la tourbe ignoble des faits, apparaît comme un martyr jeté aux bêtes. Il n’en est que plus admirable. C’est quand l’âme semble vaincue par les choses que sa vraie supériorité éclate ; la couronne d’épines et le sceptre de roseau sont de merveilleuses parures pour ceux-là dont le royaume n’est pas de ce monde.

Ai-je oublié Matilde Serao ? Pas un instant. Voici comment elle nous définit Lucie Altimare, « l’aventureuse », la plus significative de ses héroïnes : « Au fond, un cœur froid et aride, sans une palpitation d’enthousiasme ; au dehors une imagination trompeuse qui grandissait toute sensation, qui augmentait toute impression… Au fond, un manque absolu de sentiment ; au dehors, des rêveries sur les nobles utopies humanitaires, des aspirations flottantes vers un idéal incertain ». Et on nous fait connaître longuement « l’artifice de sa personne, un artifice si naturel, si absolu, si complet, qu’il la trompait elle-même, en lui donnant une fausse sincérité ; en devenant son véritable caractère, son tempérament, son sang, ses nerfs ; en la persuadant de sa propre bonté, de sa propre vertu, de sa propre supériorité ». Le plaisant, c’est que Matilde Serao s’oublie assez souvent à croire, elle aussi, à la supériorité de Lucie Altimare, et qu’il lui arrive de la proclamer une figure « grande et haute » .

Les personnages de Matilde Serao appartiennent, comme d’ailleurs beaucoup de fantoches des romans actuels, à la famille qui produisit d’abord Emma Bovary, Homais, Bouvard et Pécuchet. Seulement les personnages de Flaubert sont plus sanguins, et leur innombrable descendance, soit dans la branche italienne, soit dans la branche française, nous répète depuis trop longtemps les grimaces et les cabotinages de la névrose.