Prostitués/X/Émile Zola

La bibliothèque libre.
(p. 289-297).


CHAPITRE X


Les Sociales.


Cette affaire Dreyfus[1] est un vomissement. Je ne parle pas des bourreaux et de leurs aides, ni des hommes politiques, ces lâches professionnels : un pareil tas d’immondices est au-dessous de la parole. Mais, dans le bataillon même des sauveteurs, un seul homme s’est révélé : Picquart. Quand on a salué celui-là, il ne reste qu’à tourner le dos aux autres ou à sourire de pitié.

Le protagoniste du drame, Alfred Dreyfus, s’est montré effroyablement inférieur à sa destinée. Pauvre soldat incurable, auquel nul spectacle et nulle souffrance ne purent être éducateurs. À peine débarrassé, et provisoirement, de la livrée du bagne, son geste hâtif d’esclave le recouvrait de la livrée de la caserne. Il fut devant les généraux un capitaine ankylosé dans je ne sais quelle attitude réglementaire, au lieu de se dresser en face de ces mannequins, homme dont l’haleine vivante fait trembler les apparences. Jamais, en le regardant, nous n’avons eu la joie de dire : Ecce homo ! La victime était faite de la même boue que les bourreaux, et la déesse Douleur fut impuissante à insuffler en cette fange militaire une âme.

L’affaire est finie, bien finie. Celui qui souffrait injustement ne souffre plus et il n’est pas assez haut pour qu’on parvienne à faire un drapeau avec « cette pauvre loque humaine ».

Pourquoi Zola recueille-t-il en volume ses articles sur « l’affaire » ? Désir de ne rien laisser perdre, sans doute, et inconscience vaniteuse, et manie du document.

Dans la première période, grâce à l’entêtement qui est le fond de sa nature, Zola nous émut par une apparence de bravoure. Mais au moment de sa fuite il devint indifférent et, plus tard, ses bavardages de revenant le rendirent ridicule. Je sais bien les raisons de tactique dont il essaie d’excuser, d’expliquer et parfois de magnifier son éloignement. Les mêmes raisons ont-elles produit le moindre effet sur Picquart ? Ah ! celui qui n’a pas senti, à la première idée de départ, une répugnance invincible, un soulèvement de tout lui que nul raisonnement n’apaiserait, n’avait pas l’âme courageuse. Dès lors qu’il consentait à délibérer, il était perdu. Et pourtant, si bassement utilitaire qu’on soit, comment ne point comprendre, en de telles heures, qu’une attitude simple et sans défaillance importe mille fois plus que toutes les habiletés procédurières.

Le jour où tout semblait fini par l’acquittement d’Esterhazy, Zola fut celui dont la vaillance inattendue effare la marche brutale et tranquille des puissances. On eut raison d’applaudir son acte révolutionnaire. Mais le geste était supérieur à Zola, dépassait Zola, comme ce mot qu’il dit inattentif à la cour d’assises : « Je ne connais pas la loi. » Le prétendu révolutionnaire ferma les yeux, terrifié par la belle lumière anti-sociale que la Parole venait de faire en lui et autour de lui ; il s’excusa, tremblant comme un enfant dont la main a tourné, machinale, un bouton quelconque et qui voit les ténèbres soudain s’éclairer. Il balbutiait une naïveté et une pauvreté, le mot qui aurait pu dire tout le dédain de l’homme qui pense pour la société, la plus brutale des forces naturelles.

Il la connut infiniment trop, la loi, et aussi la procédure, celui que ce verbe inspiré aurait dû transformer. Il ne fut pas longtemps le révolutionnaire de J’accuse. En assises, au lieu de la fierté du champion de la justice, il montra la vanité de l’homme de lettres et la flagornerie de l’accusé. Il alla jusqu’à dire aux douze imbéciles que le hasard appelait à juger : « Vous êtes le cœur et la raison de Paris. »

Sauf sur un point d’histoire, son cœur et sa raison à lui étaient d’accord avec le cœur et la raison des douze. Il était sincère, ce défenseur fortuit de la justice, quand il proclamait : « Votre très légitime inquiétude est l’état déplorable dans lequel sont tombées les affaires. » Les affaires, dans la pensée de ce bourgeois comme dans celle des douze autres, voilà le dieu légitime qui mérite toutes les adorations et toutes les immolations. Le Figaro l’abandonne, et lui ne s’indigne pas ; il comprend : « J’admets très bien, pour un journal, la nécessité de compter avec les habitudes et les passions de sa clientèle. » Quoi, même lorsqu’il s’agit de ce qui apparaît à tes yeux naïfs la grande bataille de ton siècle, tu admets qu’on sacrifie la justice à un intérêt personnel et que, s’étant jeté volontairement dans la lutte, on s’enfuie à la pensée du risque, abandonnant sans armes ses compagnons de combat. Ah ! bourgeois, tu admets bien des choses. Ici tu admets la lâcheté, tout simplement. Ailleurs, tu admets et tu admires le « noble amour de la patrie ». Tu admets aussi que notre honneur dépend d’autrui. Tu reproches à ceux de Rennes de n’avoir pas rendu « l’honneur » à Dreyfus. Ta voix est pleine de larmes quand tu parles de son « déshonneur légal ». Tu voudrais faire cesser « cette iniquité dernière ». Tu t’inclines donc, pensée lâche, devant la justice des juges ; et leurs paroles, même quand plus rien de matériel ne les sanctionne, te paraissent dignes d’autre chose qu’un haussement d’épaules. Socrate te paraît-il moins honorable que Calas le réhabilité ? et voudrais-tu laver Jésus, comme Lally-Tollendal, de son « déshonneur légal » ?

Ô pensée restée puérile et qui s’amuse, jusque dans la vieillesse, aux plus naïfs enfantillages…

« Aujourd’hui encore, dis-tu, en février 1901, je suis suspendu de mon grade d’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur. » Tu consentirais donc de nouveau à la honte de cet honneur légal, tu consentirais donc de nouveau à porter la marque rouge des généraux et des juges de conseils de guerre. Ah ! pour toi non plus, la vie ne fut pas éducatrice. Dans quelques années, si on oublie qu’un jour tu fus brave, si on te pardonne d’avoir fait une fois un geste de virilité, nous te verrons, vieillard qui bave de désir devant tous les hochets, recommencer à mendier le suffrage d’Albert Vandal et de Jules Lemaître.

Car tu as toutes les vanités éblouies de l’enfance. Les événements auxquels tu es mêlé te paraissent extraordinaires et le geste de ta main te cache l’univers. Tu t’occupes de l’affaire Dreyfus ; aussitôt l’affaire Dreyfus devient « un drame géant » qui te « semble mis en scène par quelque dramaturge sublime, désireux d’en faire un chef-d’œuvre incomparable. » Les lettres de Dreyfus, lamentations monotones d’un enfant qui souffre sans comprendre et d’un bourgeois qui, lui aussi, se sent diminué par « le déshonneur légal », te paraissent « admirables ». Tu t’écries : « Je ne connais pas de pages plus hautes, plus éloquentes. C’est le sublime dans la douleur, et plus tard elles resteront comme un monument impérissable ». Mais voici que le grand écrivain inattendu entre, « auguste, épuré désormais, dans ce temple de l’avenir où sont les dieux ». Personne encore n’est « monté plus haut dans le respect et dans l’amour des hommes ». Car, pendant tout le procès de Rennes « le destin s’accomplissait, l’innocent passait dieu ». Et le mot dieu est employé dans un sens précis, puisque tu compares, naïf, « la religion de l’innocent » à « la religion du Christ ». Même la religion de l’innocent, innocent toi-même, te paraît singulièrement supérieure, car celle de Jésus fut longue à prendre, mit « quatre siècles à se formuler » . Et tu vois dans l’avenir « toutes les générations à genoux et demandant à la mémoire du supplicié glorieux le pardon du crime de leurs pères ». Tu n’as même pas l’air de te douter que, s’il fallait rester à genoux une seconde pour chacun de ceux que des juges firent souffrir injustement, on ne se relèverait pas de toute la vie ; et, à l’heure de la mort, on aurait à peine commencé l’œuvre de réparation.

La Vérité en marche, pauvre livre de bourgeois vaniteux et d’enfant ébloui aux moindres lueurs, finit par les ineffables articles sur François Zola. Pour un effet de polémique, Judet ignoblement avait insulté un mort. Il avait inscrit sur une pierre tombale, parmi des vérités indifférentes depuis cinquante ans, des mensonges infâmes. Et le fils du mort, imbécile scientifique, étranger à toutes les vraies fiertés et à toutes les délicatesses morales, s’attarde indéfiniment à instruire le procès de son père. Il fait des découvertes navrantes, et il les publie. Il dévoile également les travaux têtus de François Zola et « son heure de folie ». Et il rabâche indéfiniment, enfant qu’on voudrait gifler : « Tel qu’un refrain, je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit. Comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas de toute évidence que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ? » Il ne sent pas, l’inconscient, que sottise et maladresse peuvent aller jusqu’au sacrilège et que ses doigts grossiers salissent la mémoire de son père.


  1. Ces lignes furent publiées dans la revue Les Partisans en mars 1901, au moment où paraissait La vérité en marche. Je les reproduis sans modification, mon opinion n’ayant pas varié. Aujourd’hui ne peut rien sur hier et la mort de Zola n’a rien changé à la vie de Zola, n’a enlaidi ou embelli aucun de ses gestes.