Prostitués/X/Anatole France

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(p. 316-322).

« Je me suis toujours incliné à comprendre, dit M. Bergeret, et j’y ai perdu des énergies précieuses. Je découvre sur le tard que c’est une grande force que de ne pas comprendre. Cela permet parfois de conquérir le monde. Si Napoléon avait été aussi intelligent que Spinoza, il aurait écrit quatre volumes dans une mansarde. »

Fuyant M. Bergeret, vous les prenez donc pour « des énergies précieuses », les basses avidités ouvertes vers les misérables et fangeux royaumes qui sont de ce monde ? Votre intelligence vive, alerte, capable de tout comprendre successivement, inégale à la vue synthétique qui seule donne la sérénité, hésite entre Spinoza qui put tirer de ses richesses intérieures un univers harmonieux et le pauvre Napoléon dont l’Europe conquise ne remplissait pas le vide décidément incurable. Vous y voyez mal, M. Bergeret, et vous demanderiez pour vous le supplice d’une Danaïde qui fait passer des fleuves par son tonneau sans fond plutôt que la destinée aimable de l’enfant dont la moindre fontaine remplit l’urne légère.

Fuyant M. Bergeret, tu crois peut-être m’échapper en souriant. Mais je sais le sens complexe de ton sourire.

Quel rhéteur naïf soutiendrait encore après t’avoir lu que l’ironie veut faire entendre uniquement le contraire de ce qu’elle dit ? Sous les reflets trompeurs de ton ironie, la lettre vit d’un peu de l’esprit et l’esprit s’alourdit d’un peu de la lettre. Délicieux M. Bergeret, ta phrase ne méprise pas tout à fait Napoléon quand tes mots le glorifient. Et la preuve c’est que, malade des petites vanités de nos petits Napoléons, tu as fait, tout comme Hanotaux, le nécessaire pour être de l’Académie française. Te dirai-je ma pensée entière, séducteur que quelques-uns proclament divin parce que tu es féminin, toi dont la langue lumineuse fait rêver de loin aux splendeurs de Platon et qui, regardé de près, n’es plus que madame Renan ?…

Renan diminué, Renan plus joli, Renan de salon, Renan journaliste, ô gracieux Renanet, tu as plus de vanité intellectuelle que de joie intellectuelle. Frôleur d’idées, faiseur d’idées demi-vierges, tu ne fécondas jamais aucune de tes épouses d’une heure. Quand tu couches avec la blonde, tu songes à la brune ; et tu te prouves ingénieusement que la belle est laide ou que la laide est belle.

Seules, les nobles constructions équilibrées donnent la joie qui dure. Tu es incapable de construire. Tu es le voyageur inquiet et amusé. Tu es la faculté de comprendre un peu, toujours assez pour sourire, jamais assez pour t’arrêter.

Nous aimons en toi notre Voltaire, clair, rieur et superficiel. Tu es un rapprocheur de petits détails étonnés. Mais ce jeu ne donne qu’un plaisir bien court. Et il faut l’aiguiser de malice. Il te faut surtout que des spectateurs soient là, souriant avec toi, un peu complices de tes plaisanteries. Tu ne jouis pas de la pensée : tu jouis un peu de l’espoir et du désir de la pensée ; tu es heureux surtout de voir que nous croyons à tes bonnes fortunes. Tu affiches, don Juan de parade, des conquêtes que tu n’as point faites. Partout tu as coquetté ; nulle part tu ne t’es fait aimer d’une doctrine assez pour qu’elle se donne à toi. Ton esprit s’arrête toujours aux bagatelles de la porte.

Mais je voulais te louer, joli M. Bergeret, pour les plaisirs légers que je te dois, pour la demi-griserie amusée qui me vint de plusieurs de tes pages.

Il y a dans les meilleurs livres d’Anatole France, dans ceux qui essaient le moins d’être des livres, deux personnages que j’aime.

Il y a d’abord M. Bergeret en qui l’auteur se portrait et se parodie. Se parodier soi-même, manière aimable de se faire accepter tout entier. Le procédé donne la liberté de ne pas choisir ; permet d’être soi en toute richesse complexe, sans souci d’harmonie ; autorise l’impudeur d’étaler sa beauté et ses verrues. On peut ainsi s’abandonner aux jolis pédantismes qu’on aime, et personne ne vous appellera pédant.

Pédantisme souriant de M. Bergeret, tu es, comme tout pédantisme, fait de passivités vaniteuses. C’est toi qui inclines France à tant de pastiches de style et de pensée. Tu le conduis, converti chaque fois, au jardin d’Épicure aux solitudes errantes de François d’Assise ou parmi nos collectivistes. J’admire en la méprisant un peu cette souplesse d’Alcibiade de librairie, cette faculté d’adaptation qui fait tant de choses d’Anatole France et même « un homme de bonne volonté » parmi les naïfs constructeurs de la cité future.

Plus encore que M. Bergeret, j’aime Riquet. Le chien Riquet, Anatole France s’en doute bien un peu, est le plus humain de ses personnages. Il met en Riquet, le malicieux, toute l’humanité instinctive qu’il veut railler. Riquet a « l’âme religieuse. » Il vénère « la salle à manger comme un temple, la table comme un autel. » Il classe naïvement les hommes en bons et en méchants. Il aboie « pour épouvanter les méchants. » Comme la sœur de M. Bergeret, il sait « juger les personnes » et mépriser celles qui sont méprisables. Comme la servante Angélique, il a des idées respectueuses « à l’endroit de la nourriture humaine. » Comme la petite Pauline, il est capable d’admiration. Il aime « ses dieux domestiques » et la terreur parfois lui crée une divinité nouvelle. Sa petite âme, « semblable à l’âme humaine », est « facile à distraire et prompte à l’oubli des maux. » Il ne comprend pas l’ironie. Comme un bon gendarme, il garde une aptitude au prompt éveil entretenue « par le sentiment du devoir. » Riquet est du bon peuple, et M. Bergeret le lui dit nettement : « Toi aussi tu adores l’injustice par respect pour l’ordre social… Toi aussi tu es le jouet des apparences. Toi aussi tu te laisses séduire par des mensonges. Tu te nourris de fables grossières… Toi aussi tu as des haines de race, des préjugés cruels, le mépris des malheureux… Tu es pieux, tu as ta théologie et ta morale. » Et pourtant, pauvre Riquet, tu n’es pas méchant, « tu as une bonté obscure, la bonté de Caliban. »

L’ingénieux Anatole France, longtemps impuissant à créer un personnage, a enfin réussi — à côté d’un chien peu fidèle qui adopte tous les maîtres et court sur la piste de tous les livres, c’est M. Bergeret que je veux dire — un être où vit élémentaire quelque humanité, et c’est le petit chien Riquet.