Prostitués/XI/Rémy de Gourmont

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(p. 340-348).

Notre temps adore les fantômes et n’aperçoit même pas les véritables puissances. Admirateur ahuri des disciples pauvrement bégayants, il n’entend pas les voix les plus sûres et les plus personnelles. S’il veut désigner par un nom propre l’esprit d’analyse, il se donne le double ridicule de penser à Paul Bourget et d’oublier Rémy de Gourmont.

Il faut être juste : les puérilités prétentieuses de Bourget caressent les prétentions du lecteur et ne dérangent la quiétude d’aucune sottise. L’imbécile qui a suivi sans peine est fier d’avoir compris de la « pensée » et de la « psychologie », et sa digestion n’a pas été troublée. Au contraire, une véritable intelligence analytique est déplaisante, puisqu’elle est un outil de destruction. Celui qui en est doué ne peut guère éviter d’ironiser et, si l’ironie bourgeoise qui consiste à ne pas comprendre est précieuse comme un bouclier orné de grotesques, l’ironie aiguë de celui qui comprend est une arme offensive. Et puis il est vraiment trop différent, celui qui comprend : son originalité est une dernière raison de le haïr ou plutôt de fermer les yeux, de refuser de l’apercevoir.

Rémy de Gourmont n’a pu s’amuser longtemps au jeu de « la dissociation des idées » sans constater que la plupart des hommes, cerveaux paresseux soumis à des ventres exigeants, sacrifient la vérité au « bonheur » et « qu’ils ont bien plus souci de raisonner selon leur intérêt que selon la logique ». Il a remarqué que « ce qu’ils appellent les lois de l’histoire » ou de la morale « n’est en somme que la coordination logique de leurs désirs ». Linguiste malicieux, il s’est accordé souvent le plaisir de montrer « comment un mot en arrive à ne plus avoir que le sens qu’on a intérêt à lui donner ».

Nos désirs changeants créent à chaque instant en nous des « vérités » nouvelles, et nous nous gardons bien de les confronter avec les anciennes. Aussi « le cerveau de l’homme civilisé est un musée de vérités contradictoires ». Et, remarque le cruel philosophe, l’homme « n’en est pas troublé parce qu’il est successif. Il rumine ses vérités les unes après les autres. Il pense comme il mange. Nous vomirions d’horreur si l’on nous présentait dans un large plat, mêlés à du vin, à du bouillon, à du café, les divers aliments, depuis les viandes jusqu’aux fruits, qui doivent former notre repas successif ; l’horreur serait aussi forte si l’on nous faisait voir l’amalgame répugnant des vérités contradictoires qui sont logées dans notre esprit ». Rémy de Gourmont fait voir souvent « l’amalgame répugnant ». Quand il nous rend ainsi « simultanés » pour un instant, notre premier mouvement est une révolte, non contre nous, mais contre lui. C’est le résultat qu’obtient toujours le courageux qui dirige une lueur sur l’amas d’immondices qu’est l’esprit passif.

Son mépris pour l’entassement fou et ignoble qui forme une intelligence obéissante est moins odieux encore que son amour pour l’harmonie nouvelle qu’est tout esprit libre. Il ne voit guère qu’une recommandation à faire à l’artiste : « Il faut obéir à son génie ». Et il dit à tous : « On n’agit décemment qu’en conformité avec sa propre nature ; les gens qui veulent agir ou ne pas agir d’après les ordres d’une morale extérieure à leur vérité personnelle finissent, Dieu aidant, dans les compromis les plus saugrenus ».

Décidément cet homme ne respecte rien : morale extérieure, lois, science aux prétentions « législatives », il raille toutes les beautés rectilignes qui émeuvent les braves gens de la « règle » et du « droit chemin ». Il constate, implacable : « Les fantaisies de Lycurgue coûtèrent à Sparte son intelligence ; les hommes y furent beaux comme des chevaux de course et les femmes y marchaient nues drapées de leur seule stupidité ; l’Athènes des courtisanes et de la liberté de l’amour a donné au monde moderne la conscience intellectuelle ».

Ce redoutable destructeur des apparences, seules divinités adorées par la tourbe, cet amoureux de l’unique réalité, l’individu, a bien conscience d’être un monstre fort haïssable non seulement pour la foule, mais aussi pour les « âniers innocents qui accompagnent mais ne guident pas la caravane ». Il sait que tout mouvement libre offense les critiques, prêtres de l’immobilité ou porteurs du manipule de foin que suivent toujours, salive à la bouche, les légions, les centuries et les décuries littéraires : « Jadis un homme se levait, bouclier de la foi, contre les nouveautés, contre les hérésies, le Jésuite ; aujourd’hui, champion de la règle, trop souvent se dresse le Professeur ». Mais « la diabolique intelligence rit des exorcismes, et l’eau bénite de l’Université n’a jamais pu la stériliser, non plus que celle de l’Église ». On empêchera de la voir aujourd’hui, demain, toujours peut-être. Qu’importe ? Elle est, et cela lui suffit. La réputation et la gloire, qu’on peut voler à l’écrivain, sont de faux biens qui ne sauraient s’additionner avec les vrais biens : la pensée et la beauté, « Il ne faut pas mêler l’idée de gloire à l’idée de beauté ». « Tout à fait dépendante des révolutions de la mode et du goût », la première est méprisable. La seconde, la seule déesse, celle que sa splendeur même cache aux faibles yeux de la foule, est « absolue ».

Je voudrais louer convenablement ce que Camille de Sainte-Croix, si bien doué pour la définition rapide, appelle le « beau jardin intellectuel » où Rémy de Gourmont « cultive ses paradoxes spéciaux avec une foi de son choix, curieusement faite d’ironie fervente et de caprice raisonné ». Je montrerais ensuite que, malgré son affectation d’élégance indifférente, malgré la coquetterie qui lui fait présenter les pensées les plus aimées comme des paradoxes souriants, la part du voulu et de l’artificiel est faible dans la beauté de l’homme et de l’œuvre. Tout vient ici d’une source unique dans les profondeurs quoique doublement jaillissante : le sentiment de la réalité de l’individu, le sentiment de l’irréalité de tout le reste. J’étudierais Rémy de Gourmont idéaliste, puis — comme par la clarté cette intelligence est allée à la « noblesse dédaigneuse » — je dresserais Rémy de Gourmont stoïcien.

Mais je cède à un désir qui m’entraîne loin de ce programme de justice. Dans le plus riche de ses livres, La culture des Idées, Rémy de Gourmont intitule un chapitre important Du Style ou de l’Écriture. Et, comme tout le monde depuis quelque temps, Rémy de Gourmont emploie indifféremment l’un ou l’autre des deux mots, en fait des synonymes équivalents. Pour peu qu’on continue, le mot « écriture » devenu inutile périra dans son acception littéraire. Je voudrais essayer de le sauver en rendant consciente la différence de sens que les premiers à l’employer sentirent vaguement entre lui et le mot « style ».

Avec je ne sais quel critique, Rémy de Gourmont appelle « le style des Goncourt un style désécrit ». Et il définit ainsi le style désécrit : « Il n’y a plus de phrases, les pages sont un fouillis d’incidentes. L’arbre a été jeté par terre, ses branches taillées ; il n’y a plus qu’à en faire des fagots ». Les Goncourt ne sont-ils pas précisément les premiers qui vantèrent « l’écriture artiste ? » Ils sentaient peut-être que ce qu’on appelait le style leur manquait et ils prétendaient pourtant, avec quelque raison, à un certain mérite d’expression dont le nom n’existait pas encore.

« Le style, dit largement Buffon, n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées ». L’écriture est chose plus petite, plus multiple, uniquement curieuse du détail. Il faudra toujours dire : un style rapide, un style large, l’ampleur du style. Mais je louerai plutôt une écriture soignée et je blâmerai une écriture précieuse. La préciosité — qui a d’ailleurs des apparences fort diverses — c’est le souci exclusif de l’écriture, du petit détail souriant ou pittoresque, de la mouche au coin de l’œil, du rouge et du blanc dont on corrige les couleurs de la nature. Il n’y a pas de style artificiel ; il n’y a guère d’écriture naturelle. Le style tient le milieu entre la pensée et l’écriture.

Quand Buffon recommande d’employer toujours les termes les plus généraux, il éteint l’écriture pour laisser au style toute la valeur. Il a peut-être raison : l’écriture la plus aimable se fane vite. Exemple : Fénelon, homme de l’épithète qui fut fleurie et rare, qui est banale et pâle. Mais les snobs, êtres particulièrement « successifs », incapables de saisir le style, cette synthèse adéquate à la pensée, se prennent à la broderie capricieuse et éclatante de l’écriture.

Les grands créateurs négligent souvent l’écriture et c’est pourquoi les petits exigeants de leur temps leur reprochent de manquer de style. Si Apollon dédaigne trop la mode, il y aura des gens pour le trouver laid. C’est ainsi que pour certains, Balzac écrit mal et La Bruyère, vaniteux de la piquante précision de son écriture, reproche à Molière du « galimatias ». Le grand homme qui a un style est à l’écrivain curieux d’écriture comme le savant aux larges conceptions est à l’érudit amusé du détail.