Protection de l’enfance

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Protection de l’enfance
Revue pédagogique, premier semestre 1887 (p. 336-341).

PROTECTION DE L’ENFANCE



La Société historique vient de publier une conférence faite devant elle sur les services publics de protection de l’enfance par M. Loys Brueyre, chef de la division des enfants assistés de la Seine. M. Brueyre était mieux placé que personne pour donner d’intéressants détails sar les enfants assistés et spécialement sur ceux qui sont placés sous le patronage du département de la Seine. Ce département ne protège pas moins de 47,000 enfants et dépense pour eux plus de six millions. Les autres départements de France réunis ont sous leur patronage 92,000 enfants dont la dépense flotte entre 9 et 10 millions.

M. Brueyre a parlé des services du département de la Seine qui s’étendent, comme on voit, à un nombre d’enfants supérieur à la moitié de ceux que protègent tous les autres départements, et pour lesquels on dépense près des deux tiers de la somme que le reste de la France consacre à cette œuvre si importante.

Les enfants assistés comprennent quatre catégories :

1° Les enfants trouvés : ce sont ceux qui, nés de père et de mère inconnus, ont été exposés dans un lieu quelconque ;

2° Les orphelins, ceux qui n’ont ni père ni mère et qui sont indigents ;

3° Les abandonnés, qui, nés de père et de mère connus, sont abandonnés sans qu’on sache ce que sont devenus leurs parents ;

4° Les enfants secourus, ceux dont les mères, trop pauvres pour les nourrir, seraient tentés de les abandonner ou les laisseraient mourir de faim. On vient en aide à ces mères malheureuses soit en les aidant à payer les mois de nourrice, soit, de préférence, en encourageant l’allaitement maternel. Ce dernier système a le double avantage d’attacher la mère à son enfant et de procurer une « notable économie de mortalité ».

Dans un exposé rapide, M. Brueyre a rappelé ce qui a été fait en France depuis le moyen-âge pour venir en aide aux enfants trouvés.

Bien longtemps la mère que la misère ou la honte forçait d’abandonner son enfant n’eut d’autre ressource que de l’exposer le long des chemins ou sous les portes des églises. Le petit être y mourait de faim et de froid s’il ne passait encore à temps une âme compatissante ou bien un bateleur en quête d’enfants à dresser pour l’aider dans sa profession. Sans doute, la tradition et quelques édits royaux mettaient ces abandonnés à la charge des seigneurs hauts justiciers, comme devoirs corollaires des droits d’épave et d’appartenance des trésors trouvés. Mais en fait les seigneurs ne s’en occupaient guère et rien n’était plus irrégulier et plus problématique que la charité de ces grands personnages.

Pourtant sous Charles V des personnes charitables avaient créé à Paris les hospices du Saint-Esprit et de Saint-Jacques ; sous François Ier on créa celui des Enfants-Rouges, ainsi nommé à cause de la couleur du costume des enfants qu’on y élevait. « On y louait les enfants trouvés pour pleurer aux convois des personnes riches ; d’autres, les plus jolis, figuraient aux processions ; d’autres enfin étaient placés sous le porche des églises, les jours de fête carillonnée, avec un écriteau sur la poitrine portant ces mots : « Faites bien à ces pauvres enfants trouvés. » On leur recommandait de pousser des cris lamentables pour attirer la charité et la commisération des passants. »

Mais les enfants de ces hospices étaient toujours des enfants trouvés sur la voie publique, et les mères n’avaient pas d’autre moyen d’abandonner leurs enfants que de les exposer ainsi.

Au xviie siècle saint Vincent de Paul, « monsieur Vincent » comme on l’appelait alors, émut l’opinion en faveur des enfants trouvés, réforma le régime des hospices où ces petits êtres vivaient misérables et périssaient en masse, y fit affluer les dons, et obtint que Louis XIII leur consacrât l’hospice de Bicêtre.

En 1670 les hospices d’enfants trouvés reçurent de Louis XIV une organisation plus complète : leurs revenus furent nettement déterminés ; on y consacra, entre autres, celui des amendes de police correctionnelle.

Ce n’est qu’au milieu du xviiie siècle que les mères purent enfin ne plus exposer à périr sur la voie publique les enfants qu’elles voulaient abandonner. M. Brueyre a dépouillé tous les procès-verbaux d’admission à l’hospice de la rue Denfert, et c’est en 1754 qu’il a vu apparaître le premier procès-verbal constatant l’abandon d’un enfant chez un officier de police. À partir de cette date ce système tendit à se substituer à celui de l’exposition publique.

En 1792 la Convention organisa l’admission directe dans les hospices et proclama le droit qu’aurait toute mère de faire élever son enfant nouveau-né aux frais de la nation sous le nom d’orphelin et d’enfant de la patrie.

Ce n’est qu’en 1811 que furent organisés les tours, dont l’installation a été attribuée bien à tort à saint Vincent de Paul. Ils fonctionnèrent à Paris de 1827 à 1862 ; mais la population parisienne s’en servit assez peu ; elle préférait s’adresser aux bureaux d’admission.

Aujourd’hui, dans le département de la Seine, lorsqu’une mère veut abandonner son enfant, elle n’a qu’à le porter à l’hospice de la rue Denfert ou chez le commissaire de police de son quartier. On ne lui demande pas d’autre pièce que le bulletin de naissance de l’enfant nécessaire pour lui assurer un état civil. On sait du reste qu’on a la faculté de déclarer à l’état civil l’enfant « né de père et mère inconnus ».

Ce mode d’admission s’appelle : l’admission libre à bureau ouvert.

On a voulu éviter que l’abandon ne devint un simple placement permettant aux mères de faire élever gratuitement leurs enfants, sauf à Les reprendre lorsque ceux-ci, devenus grands, pourraient leur devenir un instrument de gain. Une règle sévère interdit de faire connaître à la mère le lieu où l’enfant est placé. Tous les trois mois, au plus, on lui fait savoir verbalement, sur sa demande, si l’enfant est mort ou vivant. Si plus tard elle le réclame, le directeur de l’Assistance publique décide seul, dans l’intérêt exclusif de l’enfant, s’il y a lieu de le rendre et s’il doit, dans ce cas, réclamer la restitution des frais d’entretien.

À ceux qui se plaignent de la suppression des tours, M. Brueyre répond que la facilité de l’admission à bureau ouvert et l’immensité de Paris garantissent le secret des mères d’une façon suffisante. Mais il reconnaît que des réformes seraient désirables dans les départements, et qu’il faudrait y introduire un système d’admission aussi large que celui qui fonctionne à Paris. Une seule difficulté s’y oppose : l’insuffisance des ressources départementales.

Le directeur de l’Assistance publique devient le tuteur commun de tous les enfants abandonnés de la Seine : c’est lui qui exerce sur eux tous les droits de la puissance paternelle.

Le système d’éducation adopté pour ces enfants est simple et, pour ainsi dire, bucolique. On les place chez une nourrice à la campagne. L’enfant n’est pas destiné à ne passer chez ses parents nourriciers que les premiers mois de son existence ; il doit vivre chez eux jusqu’à treize ans au moins, et, jusqu’à cette époque, une pension lui est servie par le département de la Seine. Presque toujours des liens aussi étroits, aussi durables que ceux du sang se forment entre l’enfant trouvé et la famille dont il partage les travaux les peines et les joies. On a vu plus d’un de ces enfants, réclamé plus tard par ses véritables parents, et appelé à une existence brillante, préférer l’humble demeure des paysans qui l’avaient élevé.

C’est ainsi que Paris rend annuellement à la province et à la vie des champs 4,000 enfants d’ouvriers parisiens.

La seconde partie de la conférence de M. Brueyre est consacrée à une œuvre plus intéressante encore au point de vue social et pédagogique que celle qui vient en aide à la première enfance. Il s’agit de la protection des enfants moralement abandonnés.

« L’enfant moralement abandonné, dit M. Brueyre, est le mineur de seize ans, que ses parents, pour des causes dépendant ou non de leur volonté, laissent dans un état habituel de mendicité, de vagabondage ou de prostitution. »

Jusqu’en 1881 l’assistance publique n’étendait sa protection qu’aux enfants de moins de douze ans ; à partir de cet âge ils étaient censés se suffire à eux-mêmes. Quant aux enfants plus âgés qui vivent abandonnés sur la voie publique et n’ont d’autres moyens de vivre que le vol ou la mendicité, la société ns leur offrait d’autre asile que les dépôts où la compagnie des pires criminels achevait de les corrompre, et que les maisons de correction où, enfermés jusqu’à leur majorité, ils subissaient une expiation d’autant plus longue qu’ils s’y étaient exposés plus jeunes et moins responsables.

Il faut reconnaître que cet état de choses n’avait pas pour unique motif la fiction d’après laquelle les enfants de plus de douze ans étaient en état de se suffire à eux-mêmes. C’est la loi qui oppose à la charité publique les obstacles les plus sérieux. En effet, ces enfants ont presque toujours une famille qui, bien souvent, les pousse dans le vice et tire ainsi d’eux le plus clair de ses revenus. Qu’on essaie de tirer du bourbier ces petits malheureux et, trop souvent, un père, armé de l’autorité que lui donne la loi, viendra réclamer le gagne-pain qu’on lui enlève ou voudra se faire payer la permission de faire du bien à ses enfants.

Et puis, quelle difficulté de réformer des enfants, presque des adolescents, que tant de mauvaises influences ont contribué à corrompre ? N’était-il pas à craindre que les lieux où l’on réunirait ceux de ces petits malheureux qu’on aurait pu enlever à leurs familles ne devinssent de nouveaux foyers de corruption ?

L’Angleterre, fort en retard sur la France au point de vue des institutions protectrices de la première enfance, nous avait devancés dans la protection de ces enfants errants qu’elle désigne par le terme pittoresque d’« Arab boys ». Mais, chez elle, le législateur était venu en aide au philanthrope : une loi de 1866 permet à tout citoyen. lorsqu’il rencontre un enfant de moins de quatorze ans vagabondant dans les rues, de le conduire devant le juge qui décide, sans se soucier davantage de l’autorité paternelle, s’il y a lieu d’envoyer l’enfant dans une « école industrielle et de réforme ».

Les Anglais ont en effet organisé tout un système d’écoles spécialement destinées à ces petits vagabonds. Ils y reçoivent une instruction professionnelle et, plus tard, le « Local Government Board » favorise l’émigration de ces « petits Arabes » au Canada.

Les résultats de cette organisation ont été des plus rapides. On a constaté que les délits de l’enfance étaient tombés, de 13,981 en 1856.

à 9,300 en 1866 :

à 7,000 en 1876 ;

et à 5,700 en 1882.

Si nous devons envier à l’Angleterre la munificence avec laquelle la charité privée a doté les écoles de « petits Arabes », nous avons adopté pour eux un système d’éducation qui semble supérieur à bien des points de vue à celui des écoles anglaises. On a imaginé en France d’étendre aux petits vagabonds le système qui donnait pour les enfants trouvés d’excellents résultats : on les place dans des familles ou chez des industriels. On a compté avant tout sur la liberté pour le relèvement moral de ces enfants. Au début cela semblait une utopie à beaucoup de bons esprits : mais le système a déjà fait ses preuves.

Telle est dans ses grandes lignes l’œuvre fondée par M. Quentin et développée avec autant de dévouement que d’intelligence par son successeur M. Peyron.

La première difficulté consiste à mettre les enfants sous le patronage du département et à les enlever pour cela à l’autorité paternelle. Aucune loi analogue à la loi anglaise de 4866 n’existe en France : on a dû compter sur le concours de tous les fonctionnaires qui se trouvent en relations avec l’enfance coupable ou abandonnée. Leur dévouement s’applique à arracher les petits vagabonds aux milieux dans lesquels ils ne peuvent que se corrompre et à les remettre aux soins de l’Assistance publique. On s’efforce d’obtenir des parents une déclaration de renoncement à la puissance paternelle. Sans doute, la loi ne donne pas sa consécration à ces arrangements, mais nous avons lieu de penser qu’une loi nouvelle sur ces matières viendra en aide, avant longtemps, aux efforts du directeur de l’Assistance publique.

Les enfants dont il a été reconnu qu’ils rentrent bien dans la catégorie des enfants moralement abandonnés sont d’abord internés durant une période de quinze jours dans un hospice spécial. Ce stage a un double but : on se propose d’abord d’écarter les enfants ayant des maladies ou des infirmités qui empêcheraient de les placer en apprentissage : ceux-ci sont soignés et soumis à un régime spécial. Enfin les enfants dont les antécédents déplorables et dont les vices invétérés montrent qu’il est trop tard pour les sauver, restent destinés aux maisons de correction. On ne peut songer à supprimer ces établissements ; mais déjà leur population a sensiblement diminué ; de 10,000 enfants elle va tomber très prochainement à 5,000, et le jour où elle ne sera plus que de 2,000 enfants, chiffre au-dessous duquel on ne peut guère espérer descendre, ne semble pas devoir être très éloigné.

On s’est gardé d’apporter dans le placement des enfants un système uniforme, qui se fût mal appliqué à leurs différentes natures. Les uns, ceux qu’on recueille avant l’âge de l’apprentissage, sont envoyés à la campagne comme les enfants assistés. Ces placements réussissent presque toujours, et l’on n’a pas grand’peine a transformer en petits paysans les enfants des rues de Paris.

D’autres, en âge d’entrer en apprentissage, sont placés chez des patrons ou des ouvriers : on a presque toujours à se louer des résultats obtenus, et cela, chose étonnante, même pour les enfants qu’on a placés à Paris.

Mais le système que préfère l’administration consiste à placer les enfants par groupes de 20 à 50 dans des usines et des fabriques. Dans ces groupes, chaque enfant a son compte individuel ; à son débit figurent ses dépenses d’entretien, de nourriture ; à son actif, ses salaires. L’administration ne garde à sa charge que les dépenses d’instruction et de maladie ; mai l’enfant, auquel l’industriel se trouve avoir fait quelques avances pendant la période où ses dépenses sont supérieures à ses salaires, ne tarde pas à tout rembourser lui-même. Généralement, après une période de trois ans, les comptes individuels sont en équilibre ; dès lors, chaque trimestre, l’actif net de chaque apprenti est mis à la caisse d’épargne. Le dernier rapport de M. Peyron citait un enfant qui après quatre ans d’apprentissage ne possédait pas moins de 1,258 francs. Sans doute, c’est une exception, mais beaucoup d’autres, après le même temps, ont de 400 à 600 francs. On compte qu’à leur majorité, ceux des pupilles qui se conduiront bien posséderont, après avoir payé toutes leurs dépenses, un capital de 800 à 3,000 francs.

On a enfin fondé quelques écoles où les enfants les mieux doués sont préparés à devenir des contremaîtres. Il y a à Villepreux une école de jardinage et d’horticulture ; une école d’ébénisterie à Montévrain, une école d’imprimerie est en fondation à Alençon ; une école de fleurs fines pour filles se fonde à Bois-Colombes. Mais cette partie de l’œuvre est surtout rendue difficile par l’exiguïté des ressources dont l’administration dispose, et les écoles déjà fondées sont dues à de généreux donateurs.

Il faut espérer que les deux grands obstacles que rencontre l’œuvre si intéressante des enfants moralement abandonnés ne suffiront pas à arrêter son développement, ou plutôt que nous ne tarderons pas à les voir s’abaisser l’un et l’autre.

Le premier consiste dans la limitation des ressources. L’œuvre des enfants abandonnés appartient au département de la Seine dont le budget, si on le compare à celui de la ville de Paris, est bien maigre : il ne dépense par an que 22 millions, alors que Paris en dépense 370.

C’est à la charité privée à lever cet obstacle ; il semble probable que, dès que cette œuvre nouvelle sera connue et que l’excellence de ses résultats aura pu être appréciée, les dons ne manqueront pas d’affluer dans sa caisse.

L’autre obstacle est celui que la loi elle-même oppose au relèvement des enfants, en consacrant l’autorité de la famille quelle que soit son indignité. Mais un projet de loi est déjà déposé devant les Chambres dans le but de faire disparaître un abus si criant ; espérons qu’elles trouveront le temps de faire œuvre utile à l’enfance moralement abandonnée en votant cette loi le plus tôt possible.