Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/II,8

La bibliothèque libre.
De la Capacité politique des classes ouvrières
Deuxième partie.
Chapitre VIII.
◄   Chapitre VII. Chapitre IX.   ►



Chapitre VIII. — Application du principe de mutualité au travail et au salaire. — Du commerce véridique et de l’agiotage.


Avant la révolution de 89, la société et le gouvernement, constitués tous deux sur le principe d’autorité, avaient la forme d’une hiérarchie. L’Église elle-même, en dépit des sentiments d’égalité démocratique dont est émaillé l’Évangile, avait donné sa sanction à cet échelonnement des conditions et des fortunes, hors duquel on ne concevait que le néant. Dans le sacerdoce comme dans l’État, dans l’ordre économique comme dans l’ordre politique, régnait sans conteste une loi qu’on avait fini par prendre pour l’expression de la justice même, celle d’une universelle subordination. Pas une protestation ne s’élevait, tant la loi semblait rationnelle, divine même ; et cependant l’on n’était pas heureux. La gêne était générale : l’ouvrier et le paysan, réduits au minimum de salaire, se plaignaient de la dureté du bourgeois, noble ou abbé ; le bourgeois à son tour, malgré ses droits de maîtrise, ses privilèges de monopole, se plaignait de l’impôt, des empiètements de ses confrères, des gens de justice et des gens d’Église ; le noble se ruinait, et, une fois ses biens engagés ou vendus, n’avait de ressource que dans la faveur du prince et sa propre prostitution. Chacun cherchait, sollicitait une amélioration dans sa mauvaise fortune : augmentation de gages et salaires, accroissement de bénéfices ; celui-ci réclamait la réduction d’un fermage que celui-là trouvait insuffisant ; les mieux dotés étaient ceux qui criaient le plus, abbés bénéficiaires et traitants. Bref, la situation était intolérable : elle finit par la révolution.

Depuis 89 la société a fait un immense revirement, et la situation ne paraît pas meilleure. Plus que jamais le monde demande à être bien logé, bien vêtu, bien nourri, et à travailler moins. Les ouvriers se coalisent et se mettent en grève pour la réduction des heures de travail et la hausse des salaires ; les patrons, obligés, à ce qu’il paraît, de céder de ce côté, cherchent des économies de production aux dépens de la qualité des produits ; il n’y a pas jusqu’aux parasites qui ne se plaignent que leurs sinécures ne suffisent pas à les faire vivre.

Pour s’assurer la diminution de service à laquelle avant tout ils aspirent, maintenir leur salaire en hausse et se perpétuer dans un commode statu quo, les ouvriers ne se contentent pas de se coaliser contre les entrepreneurs ; ils se coalisent en certains endroits contre la concurrence des ouvriers du dehors, auxquels ils défendent l’entrée de leurs villes ; ils se concertent contre l’emploi des machines, se mettent en garde contre l’admission de nouveaux apprentis, surveillant les patrons, les intimidant et les contraignant par une police occulte, irrésistible.

De leur côté les patrons ne sont point en reste avec les travailleurs : c’est la lutte du capital contre le salaire, lutte dans laquelle la victoire est assurée non aux gros bataillons, mais aux grosses bourses. Qui résistera le plus longtemps au chômage, de la caisse du maître ou de l’estomac de l’ouvrier ? À l’heure où j’écris ces lignes, la guerre est tellement vive en certaines parties de la Grande-Bretagne, que l’on craint que le libre-échange, imaginé pour le triomphe du capitalisme anglais, de la grande industrie anglaise, ne se tourne contre l’Angleterre, dont le peuple, l’organisme et l’outillage n’ont pas la souplesse qui les distingue dans notre pays de France.

Il faudrait pourtant sortir de peine, chercher remède à cette détresse ; que dit la science, je parle de la science officielle ? Rien : elle rabâche son éternelle loi de l’offre et de la demande ; loi menteuse, dans les termes où on la pose, loi immorale, propre seulement à assurer la victoire du fort contre le faible, de celui qui a contre celui qui n’a pas.

Et la mutualité, dont nous nous sommes servis déjà pour réformer l’assurance et faire une correction heureuse à la loi de l’offre et de la demande, ne peut-elle rien nous donner ? comment en faire l’application au travail et au salaire ?

Dans les pays boisés, lorsqu’à l’entrée de l’hiver il s’agit de procéder à la coupe des bois, les paysans se réunissent : tous ensemble vont à la forêt ; les uns abattent les arbres ; les autres font les fagots, merrains, etc., les enfants et les femmes ramassent les copeaux : puis, les lots faits, on tire au sort. Ceci est du travail en commun ; ce sera de l’association, si vous voulez : ce n’est pas ce que nous demandons par ces mots : application de la mutualité au travail et au salaire.

Un village a été détruit par l’incendie ; tout le monde s’est dévoué pour conjurer le désastre : on a sauvé quelque mobilier, des provisions, du bétail, des outils. La première chose à faire est de relever les habitations. On s’unit de nouveau ; on se partage la besogne ; les uns creusent des fondations nouvelles, d’autres prennent pour eux la bâtisse, d’autres se chargent des travaux de charpente, menuiserie, etc. Tout le monde mettant la main à l’œuvre le travail avance à vue d’œil, et de nouveau chaque famille retrouve sa maison, plus grande et embellie. Chacun ayant travaillé pour chacun, et tous pour tous, l’assistance ayant été réciproque, on découvre dans le travail un certain caractère de mutualité. Mais ce mutuellisme n’a pu se produire qu’à une condition, savoir la réunion de tous les efforts, et la fusion, pour un temps, de tous les intérêts, de sorte qu’ici encore nous avons plutôt une association temporaire qu’une mutualité.

Pour qu’il y ait mutualité parfaite, il faut donc que chaque producteur, en prenant certain engagement vis-à-vis des autres, qui de leur côté s’engagent de la même manière vis-à-vis de lui, conserve sa pleine et entière indépendance d’action, toute sa liberté d’allure, toute sa personnalité d’opération : la mutualité, d’après son étymologie, consistant plutôt dans l’échange des bons offices et des produits que dans le groupement des forces et la communauté des travaux.

Le groupement des forces, de même que la séparation des industries, est un puissant moyen économique ; et il en est de même, en certains cas, de l’association ou communauté. Mais rien de tout cela n’est de la mutualité ; rien de tout cela ne saurait résoudre le problème du travail libre et du juste salaire : et c’est de ce problème, c’est d’une application spéciale de la mutualité que nous avons à nous occuper en ce moment.

Pour arriver à ce but, nous avons à parcourir une route assez longue, et plus d’une idée à mettre en œuvre.

1. Depuis 1789, la France est devenue une démocratie. Tous sont égaux devant la loi, civile, politique et économique. L’antique hiérarchie a été mise à raz du sol ; le principe d’autorité s’est évanoui devant la déclaration des droits et le suffrage universel. Tous nous possédons le droit de propriété, le droit d’entreprise, le droit de concurrence ; en dernier lieu, on nous a donné le droit de coalition et de grève. Cette acquisition de droits nouveaux, qui jadis aurait pu passer pour rébellion ; ce progrès démocratique est un premier pas vers la constitution mutuelliste de la nation. Plus d’acception de personnes ; plus de priviléges de race ou de classe ; plus de préjugés de rangs : rien enfin qui s’oppose aux libres transactions entre tous citoyens, devenus égaux. L’égalité des personnes est la première condition du nivellement des fortunes, laquelle ne résultera que de la mutualité, c’est-à-dire de la liberté même.

Mais il n’est pas moins clair aussi que cette grande équation politique ne nous donne pas le mot de l’énigme : quel rapport entre le droit de suffrage, par exemple, et la fixation du juste salaire ? entre l’égalité devant la loi, et l’équilibre des services et des produits ?

2. L’une des premières idées qu’ait conçues la France démocratisée a été celle d’une tarification. Les lois de maximum sont essentiellement révolutionnaires. L’instinct du peuple le veut ainsi, et cet instinct a son côté éminemment juridique et judicieux. Il y a longtemps que je l’ai demandé pour la première fois, et jamais je n’ai obtenu de réponse : Quel est le juste prix d’une paire de sabots ? Combien vaut la journée d’un charron ? celle d’un tailleur de pierres, d’un maréchal, d’un tonnelier, d’une couturière, d’un garçon brasseur, d’un commis, d’un musicien, d’une danseuse, d’un terrassier, d’un homme de peine ? Car il est évident que si nous le savions, la question des travaux et salaires serait décidée : rien de plus aisé que de faire justice, et en faisant justice nous aurions la sécurité et le bien-être pour tous. Combien, par la même raison, devront coûter le médecin, le notaire, le magistrat, le professeur, le général, le prêtre ? Combien pour un prince, un artiste, un virtuose ? Combien est-il juste que le bourgeois, en supposant qu’il y ait bourgeois, gagne sur l’ouvrier ? Combien lui allouer pour sa maîtrise ?

L’offre et la demande, répond imperturbablement l’économiste de l’école anglaise, le disciple d’A. Smith, Ricardo et Malthus. N’est-ce pas impatientant de bêtise ? Tout métier doit produire de quoi faire au moins vivre celui qui l’exerce ; sans cela il sera abandonné, et ce sera raison. Voilà donc, pour le salaire, et conséquemment pour le travail, une première limite, un minimum, en deçà duquel nous ne pouvons reculer. Il n’est offre ni demande qui tienne : il faut pouvoir vivre en travaillant, comme disaient en 1834 les ouvriers lyonnais. Si ce minimum peut être amélioré, tant mieux : n’envions pas à l’ouvrier le bien qu’il se procure par le travail. Mais dans une société où les industries sont toutes des démembrements les unes des autres, où les prix des choses exercent les uns sur les autres une constante influence, il est clair que l’amélioration par la hausse n’ira pas loin. Chacun résiste à l’ambition de son prochain, puisque l’élévation du salaire de celui-ci se traduit nécessairement, quelle que soit notre bonne volonté à tous, en perte pour celui-là. Notre question revient donc à dire, et la chose me semble parfaitement raisonnable : le minimum de dépense nécessaire à la vie de l’ouvrier étant trouvé, à supposer qu’une semblable détermination puisse être faite, trouver la norme du salaire, ce qui revient à dire, pour notre milieu social, la condition d’accroissement du bien-être général.

Laissons donc de côté les maximums, les tarifications, réglementations et tout l’appareil de 93. Il ne s’agit pas pour nous de cela. La révolution, en nous démocratisant, nous a lancés dans les voies de la démocratie industrielle. C’est un premier et très-grand pas qu’elle nous a fait faire. Une seconde idée est sortie de là, celle d’une détermination des travaux et salaires. Jadis, cette idée eût été un scandale ; aujourd’hui elle n’a rien que de logique et de légitime : nous la retenons.

3. Pour apprécier équitablement la journée d’un travailleur, il faut savoir de quoi elle se compose, quelles quantités entrent dans la formation du prix, s’il ne s’y rencontre pas des éléments étrangers, des non-valeurs.

En autres termes, qu’est-ce que nous entendons acheter et qu’avons-nous loyalement à payer dans la journée de l’ouvrier, généralisons notre pensée, de quiconque nous rend service ?

Ce que nous avons à payer à celui dont nous réclamons le service, ce que nous entendons exclusivement acquérir, c’est le service même, rien de plus, rien de moins.

Mais dans l’usage ce n’est point ainsi que les choses se passent : il est une foule de circonstances où nous payons en sus de la valeur du produit du service demandé, tant pour le rang, la naissance, l’illustration, les titres, honneurs, dignités, la renommée, etc., du fonctionnaire. Ainsi un conseiller de Cour impériale est appointé à 4,000 fr., tandis que le président en a 15,000. Un chef de division au ministère est taxé à 15,000 fr. ; le ministre en touche 100,000. Les desservants des paroisses rurales ont été portés depuis quelques années à 800 fr. ; ajoutez 50 fr. de casuel ; les évêques reçoivent au moins 20,000 fr. Un premier sujet du Théâtre-Français ou de l’Opéra exige par an 100,000 fr. de fixe, et je ne sais combien de feux ; celui qui le double aura 300 fr. par mois. La raison de ces différences ? Elle est toute dans la dignité, le titre, le rang ; dans je ne sais quoi de métaphysique et d’idéal, qui, loin de pouvoir être payé, répugne à la vénalité……

Pendant qu’on exagère le revenu des uns par la haute opinion qu’on se fait de leurs fonctions et de leurs personnes, un bien plus grand nombre voit réduire presqu’à rien ses salaires et sa nourriture par le mépris qu’on fait de ses services et l’état d’indignité dans lequel il est systématiquement retenu. L’un est la contre-partie de l’autre. L’aristocratie suppose la servitude : à celle-là l’opulence, à celle-ci par conséquent les privations. De tout temps le droit à son propre produit a été dénié à l’esclave : même pratique à l’égard du serf féodal, à qui le seigneur prenait jusqu’à cinq jours de travail par semaine, ne lui en laissant qu’un, car le dimanche était sacré, pour pourvoir à sa nourriture hebdomadaire. La concession faite à tout travailleur du droit de disposer de son travail et des produits de son travail date de 89. Et s’imagine-t-on qu’il n’y a plus aujourd’hui de travail servile ? Je ne veux pas dire par là de travail absolument gratuit : on ne l’oserait plus ; mais de travail payé au-dessous de ce qu’exigent l’absolu nécessaire, le simple respect de l’humanité ? Ceux qui conserveraient quelque doute à cet égard n’ont qu’à ouvrir le livre de Pierre Vinçard. Nos fabriques, nos ateliers, nos manufactures, nos villes et nos campagnes regorgent de gens qui vivent avec moins de 60 centimes par jour ; quelques-uns, dit-on, n’en ont pas vingt-cinq. La description de ces misères fait honte à l’humanité : elle révèle la profonde mauvaise foi de notre époque.

Vous allez me dire qu’en tout ceci il ne s’agit que d’exceptions heureuses ou malheureuses ; que les nations aiment à s’honorer elles-mêmes en portant haut la liste civile et les émoluments de leurs princes, magistrats, grands fonctionnaires et talents illustres, qu’il est peu raisonnable d’assimiler à la vulgarité des industriels et manouvriers.

Mais descendez l’échelle sociale, au sommet de laquelle je vous ai transporté, et vous vous apercevrez à votre surprise, qu’en toute profession les hommes se jugent de même. Le médecin et l’avocat, le cordonnier et la modiste, font payer la vogue dont ils jouissent ; il y a même des gens qui mettent à prix leur probité, comme cette cuisinière qui, moyennant un plus fort gage, promettait de ne pas faire danser l’anse du panier. Quel est l’homme qui ne s’estime pas un peu plus que ses confrères, et ne s’imagine vous faire honneur en travaillant pour vous moyennant paiement ? En toute fixation de salaire, quand c’est le producteur qui la fait, il y a toujours deux parts, celle du personnage, nominor quia leo, et celle de l’ouvrier. Il y a en France cent chirurgiens qui n’eussent pas été embarrassés pour extirper la balle du pied de Garibaldi : mais il fallait, à un illustre blessé un opérateur célèbre ; Garibaldi en a paru dix fois plus héroïque et M. Nélaton dix fois plus habile. Chacun a eu sa réclame : ainsi va le monde économique.

Puis donc que nous sommes en démocratie, que nous jouissons tous des mêmes droits ; que la loi nous accorde à tous faveur et considération égales, je conclus que, quand nous nous occupons d’affaires, toute question de préséance doit être écartée, et qu’en mettant réciproquement à prix nos services, nous ne devons avoir égard qu’à la valeur intime du travail.

L’utilité vaut l’utilité ;

La fonction vaut la fonction ;

Le service paye le service ;

La journée de travail balance la journée de travail,

Et tout produit sera payé par le produit qui aura coûté même somme de peines et de frais.

Si, en pareille transaction, il y avait une faveur à accorder, ce ne serait pas aux fonctions brillantes, agréables, honorifiques, que tout le monde recherche ; ce serait, comme l’a dit Fourier, aux travaux pénibles qui choquent notre délicatesse et répugnent à l’amour-propre. Un richard a la fantaisie de me prendre pour valet de chambre : « Point de sot métier, me dirai-je ; il n’y a que de sottes gens. Les soins qui se rendent à la personne sont plus que des travaux d’utilité, ce sont des actes de charité, qui mettent celui qui les exerce au-dessus de celui qui les reçoit. Donc, comme je n’entends pas être humilié, je mettrai une condition à mon service : c’est que l’homme qui désire m’avoir pour domestique me payera 50 pour 100 de son revenu. Hors de là, nous sortons de la fraternité, de l’égalité, de la mutualité : j’irai jusqu’à dire que nous sortons de la justice et de la morale. Nous ne sommes plus démocrates ; nous sommes une société de valets et d’aristocrates. »

Mais, me direz-vous, il n’est pas vrai que la fonction, comme vous dites, égale la fonction, que le service acquitte le service, et que la journée de travail de l’un vaille la journée de travail de l’autre. Sur ce point la conscience universelle proteste ; elle déclare que votre mutualité serait de l’iniquité. Il faut donc, bon gré mal gré, nous en tenir à la loi de l’offre et de la demande, tempérée, dans ce qu’elle a de féroce et de faux, par l’éducation et la philanthropie.

J’aimerais autant, je l’avoue, que l’on me soutînt que les industriels, les fonctionnaires publics, les savants, les négociants, les ouvriers, les paysans, en un mot tous ceux qui travaillent, produisent, font œuvre utile, sont entre eux comme des animaux de genre différent, d’espèce inégale, entre lesquels on ne peut établir de comparaison. Qu’est-ce que la dignité de la bête de somme comparée à celle de l’homme, et quelle mesure commune entre la servitude de la première et la noble et libre action de l’autre ?… C’est ainsi que raisonnent les théoriciens de l’inégalité. À leurs yeux, il y aurait plus loin entre tel homme et tel homme, qu’entre tel homme et tel cheval. Ils en concluent que ce ne sont pas seulement les produits du travail humain qui sont des quantités incommensurables ; les hommes eux-mêmes seraient, quoi qu’on ait écrit, inégaux en dignité, partant en droits, et tout ce qu’on fait pour les établir de niveau est renversé par la nature des choses. Là, disent-ils, dans cette inégalité des personnes, est le principe de l’inégalité des rangs, conditions et fortunes.

À qui, par intérêt de classe et vanité de système, hait la vérité, il est toujours facile de se payer de phrases. Pascal, cherchant la philosophie de l’histoire, concevait l’humanité comme un seul individu qui ne mourait pas, accumulait en lui toutes les connaissances et réalisait successivement toutes les idées et tous les progrès. C’est ainsi que Pascal se représentait l’unité et l’identité de notre espèce, et de cette identité il s’élevait aux plus hautes pensées sur le développement de la civilisation, le gouvernement de la Providence, la solidarité des États et des races. La même conception s’applique à l’économie politique. La société doit être considérée comme un géant aux mille bras, qui exerce toutes les industries, produit simultanément toute richesse. Une seule conscience, une seule pensée, une seule volonté l’animent ; et dans l’engrenage de ses travaux se révèle l’unité et l’identité de sa personne. Quoi qu’il entreprenne, il reste toujours lui-même, aussi admirable, aussi digne dans l’exécution des moindres détails que dans les combinaisons les plus merveilleuses. Dans toutes les circonstances de sa vie, cet être prodigieux est égal à lui-même, et l’on peut dire que chacune de ses actions, chacun de ses moments paie l’autre.

Vous insistez, et vous dites : Quand on accorderait à chacun des individus dont la société se compose la même dignité morale, ils n’en sont pas moins, au point de vue des facultés, inégaux entre eux, et cela suffit pour ruiner la démocratie, aux lois de laquelle on prétend les soumettre.

Sans doute les individus, qui sont les organes de la société, sont inégaux en facultés, de même qu’ils sont égaux en dignité. Que faut-il en conclure ? Une seule chose : c’est que, tranquilles sur ce qui nous fait tous égaux, nous avons à prendre, autant qu’il est en nous, la mesure de nos inégalités.

Ainsi, réserve faite de la personnalité humaine, que nous déclarons inviolable, l’être moral mis à part, les choses de la conscience réservées, nous avons à étudier l’homme d’action, ou le travailleur, dans ses moyens et ses produits. Or, du premier coup d’œil nous découvrons ce fait important : c’est que, si les facultés humaines d’un sujet à l’autre sont inégales, les différences en plus et en moins ne vont pas à l’infini : elles restent dans des limites passablement restreintes. De même qu’en physique nous ne pouvons atteindre ni l’extrême chaud ni l’extrême froid et que nos mesures thermométriques oscillent à de faibles distances en deçà et au delà d’une moyenne fort improprement appelée zéro ; de même il est impossible d’assigner la limite négative ou superlative de l’intelligence et de la force, soit dans l’homme et les bêtes, soit dans le Créateur et le monde. Tout ce que nous pouvons, c’est, pour l’esprit par exemple, de marquer des degrés, nécessairement arbitraires, au dessus ou au dessous d’un point conventionnel et fixe que nous appellerons sens commun ; pour la force, de convenir encore d’une unité métrique, soit la force de cheval, et de compter ensuite de combien d’unités et de fractions d’unité de force chacun de nous est capable.

Comme, dans le thermomètre, nous aurons donc, pour l’intelligence et pour la force, des extrêmes et une moyenne. La moyenne est le point dont se rapprochera le plus grand nombre de sujets ; ceux qui s’élèveront ou descendront aux extrêmes seront les plus rares. J’ai dit tout à l’heure que l’écart entre ces extrêmes était assez faible : en effet, un homme qui réunit en lui la force de deux ou trois hommes moyens est un hercule ; celui qui aurait de l’esprit comme quatre serait un demi-dieu. À ces limites imposées au développement des facultés humaines s’ajoutent les conditions de la vie et de la nature. La durée maximum de l’existence est de soixante-dix à quatre-vingts ans, sur laquelle il faut déduire une période d’enfance, une d’éducation, une de retraite et décrépitude. Pour tous la journée a vingt-quatre heures, dont, selon les circonstances, neuf à dix-huit peuvent être données au travail. De même, chaque semaine a un jour de repos ; et bien que l’année soit de trois cent soixante-cinq jours, on ne peut guère compter que sur trois cents donnés au travail. On voit que si les facultés industrielles sont inégales, cette inégalité n’empêchera pas l’ensemble d’être sensiblement de niveau : c’est comme une moisson dont tous les épis sont inégaux, et qui n’en est pas moins comme une plaine unie, étendue à l’horizon.

D’après ces considérations, nous pouvons définir la journée de travail : c’est, en toute industrie et profession, ce que peut fournir de service ou produire de valeur un homme de force, intelligence et âge moyens, sachant bien son état et ses diverses parties, dans un intervalle donné, soit dix, douze ou quinze heures pour les parties où le travail peut s’apprécier à la journée ; soit une semaine, un mois, une saison, une année, pour celles qui réclament un laps plus considérable de temps.

L’enfant, la femme, le vieillard, l’homme valétudinaire ou de faible complexion, ne pouvant généralement atteindre à la moyenne de l’homme valide, leur journée de travail ne sera qu’une fraction de la journée officielle, normale, légale, prise pour unité de valeur. — J’en dis autant de la journée du travailleur parcellaire, dont le service purement mécanique, exigeant moins d’intelligence que de routine, ne peut se comparer à celui d’un véritable industriel.

En revanche et réciproquement, l’ouvrier supérieur, qui conçoit, exécute plus rapidement, rend plus de travail et de meilleure qualité qu’un autre ; à plus forte raison celui qui, à cette supériorité d’exécution joindrait le génie de la direction et la puissance du commandement, celui-là dépassant la mesure commune, recevra un plus fort salaire : il pourra gagner une et demie, deux, trois journées de travail et au delà. Ainsi les droits de la force, du talent, du caractère même, aussi bien que ceux du travail sont ménagés : si la justice ne fait aucune acception des personnes, elle ne méconnaît non plus aucune capacité.

Eh bien ! je dis que rien n’est plus aisé que de régler tous ces comptes, de balancer toutes ces valeurs, de faire droit à toutes ces inégalités ; aussi aisé que de payer une somme de cent francs, avec des pièces de quarante, de vingt, de dix et de cinq francs en or ; de cinq, de deux, de un franc, de cinquante et vingt-cinq centimes en argent, de dix, de cinq, de deux et de un centime en billon. Toutes ces quantités étant des fractions les unes des autres, elles peuvent se représenter, se compléter, s’acquitter et se suppléer réciproquement : c’est une spéculation de la plus simple arithmétique.

Mais pour que cette liquidation s’opère, il y faut, je le répète, le concours de la bonne foi dans l’appréciation des travaux, services et produits ; il faut que la société travailleuse en vienne à ce degré de moralité industrielle et économique : que tous se soumettent à la justice qui leur sera faite, sans égard aux prétentions de la vanité et de la personnalité, sans considération aucune de titres, de rangs, de préséance, de distinctions honorifiques, de célébrité, en un mot de valeur d’opinion. L’utilité seule du produit, la qualité, le travail et les frais qu’il coûte, doivent ici entrer en compte.

Cette commensuration, je l’affirme et le répète, est éminemment pratique ; et notre devoir est d’y tendre de toutes nos forces : elle exclut la fraude, les surcharges, le charlatanisme, le sinécurisme, l’exploitation, l’oppression ; mais, il faut le dire, elle ne peut être traitée comme une affaire domestique, une vertu de famille, un acte de morale privée. L’évaluation des travaux, la mesure des valeurs, sans cesse renouvelée, est le problème fondamental de la société, problème que la volonté sociale et la puissance de collectivité peuvent seules résoudre. À cet égard, il faut bien encore que je le dise, ni la science, ni le pouvoir, ni l’Église n’ont rempli leur mission. Que dis-je ? L’incommensurabilité des produits a été érigée en dogme, la mutualité déclarée une utopie, l’inégalité exagérée, afin de perpétuer, avec l’insolidarité générale, la détresse des masses et le mensonge de la révolution.

Maintenant c’est à la démocratie ouvrière de prendre en main la question. Qu’elle se prononce, et, sous la pression de son opinion, il faudra bien que l’État, organe de la société, agisse. Que si la démocratie ouvrière, satisfaite de faire de l’agitation dans ses ateliers, de harceler le bourgeois et de se signaler dans des élections inutiles, reste indifférente sur les principes de l’économie politique, qui sont ceux de la révolution, il faut qu’elle le sache, elle ment à ses devoirs, et elle sera flétrie un jour devant la postérité.

La question des travaux et salaires nous conduit à celle du commerce et de l’agiotage, par laquelle nous terminerons ce chapitre.


Chez presque tous les peuples le commerce a été tenu en méfiance et mésestime. Le patricien ou noble qui se livrait au commerce dérogeait. Toute opération commerciale était interdite au clergé, et ce fut un scandale immense, au dix-septième siècle, quand furent dévoilés les spéculations et bénéfices des jésuites. Entre autres trafics, les RR. PP. s’étaient assuré le monopole du quinquina. — D’où vient cette condamnation, aussi vieille que la civilisation, et que nos mœurs modernes, pas plus que nos maximes économiques, n’ont rachetée ? de la déloyauté, qui de tout temps a paru inhérente au trafic, et dont moralistes, théologiens et hommes d’État ont désespéré de l’expurger. La foi punique ou carthaginoise fut notée d’infamie dans l’antiquité. Mais qu’était cette foi punique ? la même que la foi grecque, la foi attique, la foi corinthienne, marseillaise, judaïque ; la même enfin que la foi romaine elle-même : c’était la foi commerciale.

Pour que le commerce fût loyal et sans reproche, il faudrait, indépendamment de l’appréciation mutuelle des services et produits dont nous avons parlé au précédent article, que le transport, la distribution et l’échange des marchandises se fissent au meilleur marché et au plus grand avantage de tout le monde. Pour cela, il faudrait qu’en chaque pays tous producteurs, négociants, voituriers, commissionnaires et consommateurs, réciproquement renseignés et dûment garantis sur tout ce qui concerne les provenances, matières premières, existences, qualités, poids, prix de revient, frais de transport, de manutention, etc., s’engageassent en outre, les uns à fournir, les autres à recevoir les quantités convenues, moyennant des prix et conditions déterminés. Des statistiques devraient donc être perpétuellement publiées sur l’état des récoltes, la main-d’œuvre, les salaires, les risques et sinistres, l’abondance et la rareté des bras, l’importance des demandes, le mouvement des marchés, etc., etc.

Supposons, par exemple, que des calculs les plus détaillés et les plus exacts, poursuivis pendant une série d’années, il résulte que le prix moyen de revient du froment, année moyenne, soit de 18 francs l’hectolitre, le prix de vente variera de 19 à 20 francs, donnant au laboureur un bénéfice net de 5.30 à 10 pour cent. Si la récolte est mauvaise, qu’il y ait déficit d’un dixième, le prix devra augmenter d’une quantité proportionnelle, d’une part afin que le laboureur ne soit pas seul en perte, de l’autre pour que le public ne souffre pas d’une hausse exorbitante : c’est bien assez qu’il périsse de la disette. En bonne économie politique, pas plus qu’en bonne justice, on ne peut admettre que la détresse générale devienne pour quelques spéculateurs une source de fortune. — S’il y a abondance de blé, au contraire, le prix devra être diminué dans une proportion analogue, d’un côté afin que le prix des céréales, en s’avilissant, ne soit pas pour le laboureur une cause de déficit, comme on l’a vu tant de fois ; de l’autre afin que le public profite de cette bonne fortune, soit pour l’année courante, soit pour les années ultérieures ; l’excédant non consommé devant être porté à l’épargne. Dans les deux cas, on voit comment la production et la consommation, en se garantissant mutuellement, à juste prix, l’une le placement, l’autre l’achat du blé, se régulariseraient ; comment l’abondance et la rareté, en se répartissant sur la masse de population, au moyen d’une intelligente mercuriale et d’une bonne police économique, n’entraîneraient pour personne, ni exagération dans le bénéfice, ni excès dans le déficit ; ce serait un des plus beaux, des plus féconds résultats de la mutualité.

Mais il est évident qu’une institution aussi précieuse ne pourrait être le fait que de la volonté générale, et c’est justement contre cette volonté que, sous prétexte de gouvernementalisme, s’élèvent les libéraux de l’économie politique. Plutôt que de faire cesser une extorsion organisée, inattaquable, invincible à la protestation philosophique et à la justice privée, ils aiment mieux assister aux bacchanales du mercantilisme : la perfection est-elle donc de ce monde, et la liberté n’est-elle pas assez féconde pour payer ses orgies ?

La Bourse et la halle, les tribunaux et les marchés retentissent de plaintes contre l’agiotage. Or, qu’est-ce en soi que l’agiotage ? Un apologiste du commerce agioteur, aussi bon logicien qu’homme d’esprit, nous le disait naguères : c’est l’art, dans une société livrée au mercantilisme anarchique, de prévoir les oscillations des valeurs, et de profiter, par des achats et des ventes faits à propos, de la hausse et de la baisse. En quoi, disait-il, ce genre d’opérations qui, il faut le reconnaître, exige une haute capacité, une prudence consommée, une multitude de connaissances, en quoi serait-il immoral ?… En effet, le milieu donné, le métier d’agioteur est aussi honorable que celui de héros ; ce n’est pas moi qui lui jetterai la pierre. Mais il faut qu’on m’avoue en revanche que si, dans une société en état de guerre, la spéculation agioteuse ne peut aucunement être incriminée, elle est essentiellement improductive. Celui qui s’est enrichi par des différences n’a aucun droit à la reconnaissance pas plus qu’à l’estime des hommes. S’il n’a escroqué ni volé personne, — je parle de l’agioteur émérite, qui ne fait usage dans ses spéculations que de son génie divinatoire, n’employant ni fraude ni mensonge, — il ne peut pas se flatter non plus d’avoir été le créateur de la moindre utilité. La conscience aimerait mieux mille fois qu’il eût dirigé ses talents vers toute autre carrière, laissant les valeurs suivre leur cours naturel, sans venir surcharger la circulation d’un prélèvement dont en définitive le public se passerait bien. Pourquoi cet écrémage, pareil à l’octroi qui se perçoit à la porte des villes, et qui n’a pas comme celui-ci pour excuse la nécessité de pourvoir aux dépenses d’une cité ? Tel est le motif qui dans tous les temps a rendu l’agiotage odieux, aussi bien aux économistes qu’aux moralistes et aux hommes d’État. Motif juste, puisqu’il se fonde sur la conscience universelle, dont les jugements sont absolus et imprescriptibles, bien différents en cela de nos législations attardées et transitoires.

Ceux qui, en témoignant de leur dévouement au statu quo politique et social, affectent tant de sévérité à l’égard des agioteurs, feraient donc bien de se montrer plus conséquents et de ne pas s’arrêter à mi-chemin. Dans l’état actuel de la Société, le commerce, livré à la plus complète anarchie, sans direction, sans renseignements, sans point de repère et sans principe, est essentiellement agioteur ; il ne peut pas ne l’être pas. Dès lors, il faut ou tout condamner, ou tout permettre, ou tout réformer. C’est ce que je vais faire comprendre en quelques mots.

Il est juste, n’est-il pas vrai, que le particulier qui entreprend à ses risques et périls une vaste opération de commerce, dont le public est appelé à profiter, trouve dans la revente de ses marchandises une honnête rémunération. Ce principe est de toute justice : la difficulté est d’en rendre l’application irrépréhensible. En fait, tout bénéfice réalisé dans les affaires, s’il n’est dû exclusivement à l’agiotage, est plus ou moins infecté d’agiotage : impossible de les séparer. Dans un milieu insolidaire, dépourvu de garantie, chacun travaille pour soi, personne pour autrui. Le bénéfice légitime ne se distingue pas de l’agio. Tout le monde s’efforce d’enlever la plus grosse prime : le commerçant et l’industriel agiotent, le savant agiote, le poëte de même que le comédien, le musicien et la danseuse, agiotent, le médecin agiote, l’homme célèbre et la courtisane agiotent autant l’un que l’autre ; il n’y a réellement que les salariés, ouvriers, manœuvres ou fonctionnaires publics qui n’agiotent pas, parce qu’ils sont payés à appointements ou salaires fixes.

Convenons-en donc : celui qui le premier, séparant dans sa pensée l’agiotage de l’échange, l’élément aléatoire de l’élément commutatif, le bénéfice de la spéculation de celui du négoce, laissa les réalités du commerce à d’autres et se contenta de spéculer sur des fluctuations, celui-là ne fit que tirer la conséquence de l’état de guerre, d’égoïsme et de mauvaise foi générale au sein duquel nous vivons tous. Il s’établit, si j’ose le dire, aux frais du public, censeur des transactions, en mettant à nu, par des opérations fictives, l’esprit d’iniquité qui préside aux opérations réelles. C’est à nous de profiter de la leçon ; car, quant à interdire par simple mesure de police les jeux de Bourse et les marchés à terme, on peut regarder une semblable entreprise comme irréalisable et presque aussi abusive que l’agiotage même.

Le mutuellisme se propose de guérir cette lèpre, non pas en l’enveloppant d’un réseau de pénalités plus ou moins judicieuses et presque toujours vaines ; non point en entravant la liberté du commerce, remède pire que le mal : mais en traitant le commerce comme l’assurance, je veux dire en l’entourant de toutes les garanties publiques, et par ce moyen le ramenant à la mutualité. Aussi bien que qui que ce soit, les partisans de la mutualité connaissent la loi de l’offre et de la demande ; ils n’auront garde d’y contrevenir. Des statistiques détaillées et souvent renouvelées ; des informations précises sur les besoins et les existences ; une décomposition loyale des prix de revient ; la prévision de toutes les éventualités, la fixation entre producteurs, commerçants et consommateurs, après discussion amiable, d’un taux de bénéfice en maximum et minimum, selon les difficultés et les risques ; l’organisation de sociétés régulatrices : tel est à peu près l’ensemble des mesures au moyen desquelles ils songent à discipliner le marché. Liberté aussi grande qu’on voudra, disent-ils ; mais, ce qui importe encore plus que la liberté, sincérité et réciprocité, lumière pour tous. Cela fait, la clientèle au plus diligent et au plus probe. Telle est leur devise : croit-on qu’après quelques années de cette réforme, nos mœurs mercantiles ne seraient pas entièrement changées, au grand avantage de la félicité publique ?