Proudhon - Du Principe fédératif/I,4

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Du Principe fédératif
Première partie
Chapitre IV.
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CHAPITRE IV.


Transaction entre les principes : origine des
contradictions de la politique.


Puisque les deux principes sur lesquels repose tout ordre social, l’Autorité et la Liberté, d’un côté sont contraires l’un à l’autre et toujours en lutte, et que d’autre part ils ne peuvent ni s’exclure ni se résoudre, une transaction entre eux est inévitable. Quel que soit le système préféré, monarchique ou démocratique, communiste ou anarchique, l’institution ne se soutiendra quelque temps, qu’autant qu’elle aura su s’appuyer, dans une proportion plus ou moins considérable, sur les données de son antagoniste.


Par exemple, on se tromperait étrangement si l’on s’imaginait que le régime d’autorité, avec son caractère paternel, ses mœurs de famille, son initiative absolue, puisse subvenir, par sa seule énergie, à ses propres besoins. Pour peu que l’État prenne d’extension, cette paternité vénérable dégénère rapidement en impuissance, confusion, déraison et tyrannie. Le prince est incapable de pourvoir à tout ; il doit s’en rapporter à des agents qui le trompent, le volent, le discréditent, le perdent dans l’opinion, le supplantent, et à la fin le détrônent. Ce désordre inhérent au pouvoir absolu, la démoralisation qui s’ensuit, les catastrophes qui le menacent sans cesse, sont la peste des sociétés et des États. Aussi peut-on poser comme règle que le gouvernement monarchique est d’autant plus bénin, moral, juste, supportable et partant durable, je fais abstraction en ce moment des relations extérieures, que ses dimensions sont plus modestes et se rapprochent davantage de la famille et vice versâ, que ce même gouvernement sera d’autant plus insuffisant, oppressif, odieux à ses sujets et conséquemment instable, que l’État sera devenu plus vaste. L’histoire a conservé le souvenir, et les siècles modernes ont fourni des exemples de ces effrayantes monarchies, monstres informes, véritables mastodontes politiques, qu’une civilisation meilleure doit progressivement faire disparaître. Dans tous ces États, l’absolutisme est en raison directe de la masse, il subsiste de son propre prestige ; dans un petit État, au contraire, la tyrannie ne peut se soutenir un moment qu’au moyen de troupes mercenaires ; vue de près, elle s’évanouit.


Pour obvier à ce vice de leur nature, les gouvernements monarchiques ont été conduits à s’appliquer, dans une mesure plus ou moins large, les formes de la liberté, notamment la séparation des pouvoirs ou le partage de la souveraineté.


La raison de cette modification est facile à saisir. Si un homme seul a peine à suffire à l’exploitation d’un domaine de cent hectares, d’une manufacture occupant quelques centaines d’ouvriers, à l’administration d’une commune de cinq à six mille habitants, comment porterait-il le fardeau d’un empire de quarante millions d’hommes ? Ici donc la monarchie a dû s’incliner devant ce double principe, emprunté à l’économie politique : 1o que la plus grande somme de travail est fournie et la plus grande valeur produite, quand le travailleur est libre et qu’il agit pour son compte comme entrepreneur et propriétaire ; 2o que la qualité du produit ou service est d’autant meilleure, que le producteur connaît mieux sa partie et s’y consacre exclusivement. Il y a encore une autre raison de cet emprunt fait par la monarchie à la démocratie, c’est que la richesse sociale s’augmente proportionnellement à la division et à l’engrenage des industries, ce qui signifie, en politique, que le gouvernement sera d’autant meilleur et offrira moins de danger pour le prince, que les fonctions seront mieux distinguées et équilibrées : chose impossible dans le régime absolutiste. Voilà comment les princes ont été conduits à se républicaniser, pour ainsi dire, eux-mêmes, afin d’échapper à une ruine inévitable : les dernières années en ont offert d’éclatants exemples, en Piémont, en Autriche et en Russie. Dans la situation déplorable où le czar Nicolas avait laissé son empire, l’introduction de la distinction des pouvoirs dans le gouvernement russe n’est pas la moindre des réformes entreprises par son fils Alexandre[1].


Des faits analogues, mais inverses, s’observent dans le gouvernement démocratique.


On a beau déterminer, avec toute la sagacité et la précision possibles, les droits et obligations des citoyens, les attributions des fonctionnaires, prévoir les incidents, les exceptions et les anomalies : la fécondité de l’imprévu dépasse de beaucoup la prudence de l’homme d’État, et plus on légifère plus il surgit de litiges. Tout cela exige de la part des agents du pouvoir une initiative et un arbitrage qui, pour se faire écouter, n’ont qu’un moyen, qui est d’être constitués en autorité. Ôtez au principe démocratique, ôtez à la Liberté cette sanction suprême, l’Autorité, l’État périt à l’instant. Il est clair cependant que nous ne sommes plus alors dans le libre contrat, à moins que l’on ne soutienne que les citoyens sont précisément convenus, en cas de litige, de se rendre à la décision de l’un d’eux, magistrat désigné d’avance : ce qui est exactement renoncer au principe démocratique et faire acte de monarchie.


Que la démocratie multiplie tant qu’elle voudra, avec les fonctionnaires, les garanties légales et les moyens de contrôle, qu’elle entoure ses agents de formalités, appelle sans cesse les citoyens à l’élection, à la discussion, au vote : bon gré mal gré ses fonctionnaires sont des hommes d’autorité, le mot est reçu ; et si parmi ce personnel de fonctionnaires publics il s’en trouve un ou quelques-uns chargés de la direction générale des affaires, ce chef, individuel ou collectif, du gouvernement, est ce que Rousseau a lui-même appelé prince ; pour un rien ce sera un roi.


On peut faire des observations analogues sur le communisme et sur l’anarchie. Il n’y eut jamais d’exemple d’une communauté parfaite et il est peu probable, quelque haut degré de civilisation, de moralité et de sagesse qu’atteigne le genre humain, que tout vestige de gouvernement et d’autorité y disparaisse. Mais, tandis que la communauté reste le rêve de la plupart des socialistes, l’anarchie est l’idéal de l’école économique, qui tend hautement à supprimer tout établissement gouvernemental et à constituer la société sur les seules bases de la propriété et du travail libre.


Je ne multiplierai pas davantage les exemples. Ce que je viens de dire suffit pour démontrer la vérité de ma proposition, savoir : que la Monarchie et la Démocratie, la Communauté et l’Anarchie, ne pouvant se réaliser ni l’une ni l’autre dans la pureté de leur idéal, sont réduites à se compléter l’une l’autre au moyen d’emprunts réciproques.


Certes, il y a là de quoi humilier l’intolérance des fanatiques qui ne peuvent entendre parler d’une opinion contraire à la leur sans éprouver une sorte d’horripilation. Qu’ils apprennent donc, les malheureux, qu’ils sont eux-mêmes et nécessairement infidèles à leur principe, que leur foi politique est tissue d’inconséquences, et puisse le Pouvoir à son tour ne plus voir, dans la discussion des différents systèmes de gouvernement, aucune pensée factieuse ! En se convainquant une bonne fois que ces termes de monarchie, démocratie, etc., n’expriment que des conceptions théoriques, fort éloignées des institutions qui semblent les traduire, le royaliste, aux mots de contrat social, de souveraineté du peuple, de suffrage universel, etc., restera calme ; le démocrate, en entendant parler de dynastie, de pouvoir absolu, de droit divin, gardera en souriant son sang-froid. Il n’y a point de vraie monarchie ; il n’y a point de vraie démocratie. La monarchie est la forme primitive, physiologique et pour ainsi dire patronymique de l’État ; elle vit au cœur des masses, et s’atteste sous nos yeux avec force par la tendance générale à l’unité. La démocratie à son tour bouillonne de tous côtés ; elle fascine les âmes généreuses, et s’empare en tous lieux de l’élite de la société. Mais il est de la dignité de notre époque de renoncer enfin à ces illusions, qui trop souvent dégénèrent en mensonges. La contradiction est au fond de tous les programmes. Les tribuns populaires jurent, sans qu’ils s’en doutent, par la monarchie ; les rois, par la démocratie et l’anarchie. Après le couronnement de Napoléon Ier, les mots République française se lurent pendant longtemps sur l’une des faces des pièces de monnaie, qui portaient de l’autre, avec l’effigie de Napoléon, le titre Empereur des Français. En 1830, Louis-Philippe fut désigné par Lafayette comme la meilleure des républiques ; n’a-t-il pas été surnommé aussi le roi des propriétaires ? Garibaldi a rendu à Victor-Emmanuel le même service que Lafayette à Louis-Philippe. Plus tard, il est vrai, Lafayette et Garibaldi ont paru se repentir ; mais leur aveu doit être recueilli, d’autant mieux que toute rétractation serait illusoire. Nul démocrate ne peut se dire pur de tout monarchisme ; nul partisan de la monarchie se flatter d’être exempt de tout républicanisme. Il reste acquis que la démocratie n’ayant pas paru répugner à l’idée dynastique non plus qu’à l’idée unitaire, les partisans des deux systèmes n’ont pas le droit de s’excommunier, et que la tolérance leur incombe mutuellement.


Qu’est-ce maintenant que la Politique, s’il est impossible à une société de se constituer exclusivement sur le principe qu’elle préfère ; si, quoi que fasse le législateur, le gouvernement, réputé ici monarchique, là démocratique, reste à tout jamais un composé sans franchise, où les éléments opposés se mêlent en proportions arbitraires au gré du caprice et des intérêts ; où les définitions les plus exactes conduisent fatalement à la confusion et à la promiscuité ; où, par conséquent, toutes les conversions, toutes les défections peuvent se faire admettre, et la versatilité passer pour honorable ? Quel champ ouvert au charlatanisme, à l’intrigue, à la trahison ! Quel État pourrait subsister dans des conditions aussi dissolvantes ? L’État n’est pas constitué, que déjà il porte dans la contradiction de son idée son principe de mort. Étrange création, où la logique reste impuissante, tandis que l’inconséquence paraît seule pratique et rationnelle[2] !


  1. C’est de la nécessité de séparer les pouvoirs et de distribuer l’autorité que naquit, en partie, après Charlemagne, la féodalité. De là aussi ce faux air de fédéralisme qu’elle revêtit, pour le malheur des peuples et de l’Empire. L’Allemagne, retenue dans le statu quo d’une constitution absurde, se ressent encore de ces longs déchirements. L’Empire s’est émietté, et la nationalité a été compromise.
  2. Il y aurait un intéressant ouvrage à écrire sur les Contradictions politiques, pour faire pendant aux Contradictions économiques. J’y ai pensé plus d’une fois mais, découragé par le mauvais accueil de la critique, distrait par d’autres travaux, j’y ai renoncé. L’impertinence des faiseurs de compte-rendu se serait encore égayée sur l’antinomie, la thèse et l’antithèse ; l’esprit français, parfois si pénétrant et si juste, se serait montré, en la personne de messieurs les journalistes, bien fat, bien ridicule et bien sot ; la badauderie welche aurait compté un nouveau triomphe, et tout aurait été dit. J’aurai épargné une mystification à mes compatriotes, en leur donnant d’emblée la solution que je leur aurais toujours due, si j’avais étalé devant eux toutes les difficultés du problème.