Proudhon et ses Œuvres complètes

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Proudhon et ses Œuvres complètes
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 328-352).
PROUDHON
ET
SES OEUVRES COMPLETES[1]


I

Victor Hugo disait à Bruxelles : — Il faut que Proudhon ait dans sa poche de la peau de crapaud séché. Il frappe l’ennemi, il frappe l’ami, l’ami de préférence à l’ennemi, et à chaque coup qu’il porte à la démocratie, la démocratie frotte sa blessure et répond : Bien touché ! — Victor Hugo avait raison et il avait tort, sans vouloir le contredire. Proudhon portait bien en effet un sort sur sa poitrine, mais ce n’était que son tempérament, plus tempérament chez lui que chez personne. On est ce qu’on est ; Proudhon n’est pas plus l’homme d’une opinion que d’une autre ; il est Proudhon, et encore ne l’est-il pas toujours. Pour le juger sainement, on doit le juger en dehors de toute idée reçue, le prendre comme il est, pour ce qu’il est, pour un esprit déclassé et un aventurier de la parole. Il n’appartient pas plus à un parti qu’à lui-même, il appartient au coup de foudre de naissance qui fait de Pascal un génie à part, et qui en fait aussi un cas de pathologie.

On peut l’accuser d’erreur, non de défection ; il marchait toujours seul, systématiquement seul, à côté de toute route battue. C’est à ce point de vue qu’il faut l’apprécier ; mais pour l’apprécier il faut le comprendre, formalité difficile à remplir, car sa doctrine échappe à l’intelligence. Cerveau grisé de sa propre pensée, il avait l’illumination et plus encore la fumée de l’ivresse. Lorsqu’il mit la philosophie en réquisition pour appuyer un système économique de sens dessus dessous, il tira d’Allemagne une dialectique obligeante qui consiste à dire le pour et le contre, le blanc et le noir comme également vrais, comme également faux, à la condition de mettre en temps et lieu les deux frères ennemis d’accord par l’intervention d’une troisième personne, tenue en réserve pour cet acte de charité.

Cette méthode porte le nom d’antinomie. Thèse, antithèse, oui et non, tout ce qu’on voudra, — on peut choisir en sûreté de conscience, on choisit toujours bien, on choisit toujours mal. Il n’y a que la synthèse pour tirer le lecteur d’embarras ; mais, après avoir promis la synthèse toute sa vie, Proudhon finit par avouer qu’elle a pris la volée dans l’espace. Voilà pour la méthode ; quant à la forme, il parle toutes les langues, la langue de tout le monde et la langue de l’oracle. Quand il raconte ou quand il discute, il a un style, c’est un écrivain ; mais sitôt qu’il argumente, et il argumente plus souvent qu’il ne raisonne, alors il brouille, alors il embrouille la discussion, il la charge, il la surcharge d’une triple scolastique, triplement impénétrable, à démonter la transcendance du docteur le plus transcendant de Tubingue.

Il avait en outre l’infirmité de surfaire sa pensée, habitude de producteur probablement ; ce qui prouve en passant qu’on ne doit médire d’aucun producteur : il ne fait que défendre d’avance sa marchandise. « La propriété, c’est le vol ; Dieu, c’est le mal ; la femme, c’est la débauche ; le gouvernement, c’est l’anarchie. » Simple mise à prix, le lecteur peut en rabattre ; l’auteur vaut mieux que son premier mot ; si on le prenait à la lettre, on y mettrait de la cruauté. « Ma violence, dit-il lui-même, n’est qu’une tactique. » Tel contre l’idée, tel contre l’homme de l’idée, il manque volontiers de respect à son semblable. Là encore sa parole exige un rabais. Quand il dit d’un philosophe : C’est un charlatan, le lecteur doit faire le décompte et entendre : c’est un adversaire. Quand Proudhon écrit : C’est un idiot, le lecteur doit encore opérer une réduction et traduire : c’est un contradicteur. Proudhon comptait d’avance sur une diminution de prix, et il enflait le mémoire. Cette précaution prise pour lui-même contre lui-même, faisons l’inventaire de son talent.


II

Il y a trente ans, le fils d’un tonnelier arrivait à Paris, le sac sur le dos, avec une bourse d’académie ; c’était un jeune homme blond, au front large, à l’œil dérangé, le tout porté sur un corps de forte carrure. Il marchait de ce pas pesant du paysan qui semble tenir au sol et traîner le sabot. Il avait mis la main là au sortir du collège, il y avait senti quelque chose, et il venait tenter la chance au grand rendez-vous de l’inconnu. Il espérait y gagner ce grain de phosphore qu’on appelle du talent. La révolution de juillet, en changeant une dynastie à vue, semblait donner une prime à l’esprit de changement. Le saint-simonisme annonçait, de concert avec le fouriérisme, un revirement de la société et mettait la propriété elle-même en question. Plus de riche, plus de pauvre ! disait-on. Il n’y avait qu’à déposséder tout le monde pour rendre tout le monde propriétaire. On faisait de la France une caserne industrielle classée par ordre de mérite, et on envoyait indistinctement l’un et l’autre sexe à la gamelle.

Proudhon trouvait, en entrant à Paris, un milieu préparé à souhait pour sa nature d’esprit ; le voilà lauréat pensionné qui regarde et qui écoute, et tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend ne fait que charger encore plus d’électricité cette âme orageuse de plébéien à la recherche de son numéro. Paris, ce chef-d’œuvre du contraste, offre à chaque pas, pour parler la langue du sujet, l’antinomie de la richesse et de la misère. Une pouliche de prix emporte à fond de train au bois de Boulogne une Cléopâtre de vaudeville, et en passant elle éclabousse une balayeuse de rue, la mère peut-être de cette reine de la coulisse. Et ailleurs, au pied de l’hôtel flamboyant où un millionnaire impromptu d’un coup de bourse donne une soirée dansante à tous les diamans de la Chaussée-d’Antin, le chiffonnier, ce ver luisant du pavé, ramasse sournoisement sa vie dans l’ordure.

Ce contraste entra comme un dard dans l’esprit de Proudhon. La campagne a sa misère sans doute, mais elle a aussi son églogue en action que la nature charitable jette comme un manteau de poésie sur le déshérité de la glèbe ; elle a le soleil, elle a le printemps, elle a le festival du travail en plein air, de la fenaison et de la vendange. 1 côté de la gerbe ou de la grappe, on a le droit de moins souffrir ; mais à Paris, dans cet enfer de boue, sous un plafond de brouillard, la misère brille dans tout son déguenillé, sans l’indemnité du paysage. Proudhon, fraîchement débarqué de son village, l’imagination encore pleine de la terre en fête de son adolescence, dut rugir de ce contre-sens, et jura d’en avoir le dédit. De ce jour, il a mieux que l’intuition, il a la fierté de sa destinée ; au lieu de jeter son temps au vent de feu de la jeunesse, il pratique courageusement la vertu de l’étude ; il comprend de bonne heure la science au pain sec et la puissance du talent qui n’a pas besoin de dîner. Qui contracte un appétit de trop donne un otage à la fortune : il aliène d’avance sa liberté ; il sollicitera plus tard, ou il intriguera.

Mais la vie à Paris, lorsqu’on vient y jouer le tout pour le tout et qu’on n’a pas la première mise au jeu, sait-on bien ce qu’elle promet d’humiliation à l’amour-propre ? C’est à vouloir rentrer au ventre de sa mère, comme cet autre désemparé de biblique mémoire : on y laisse un lambeau de soi-même, quand on n’y périt pas tout entier. A l’heure où l’étoile mourante du gaz ne jette plus sur le pont vide qu’une lueur pâle, le passant de la dernière heure voit tout à coup une ombre humaine apparaître et disparaître : un bruit dans l’eau, puis un remous, et puis rien, si ce n’est le deuil ignoré d’une mère au fond d’un village. Voilà où mène l’ambition à outrance ; il faut qu’elle arrive ou qu’elle meure, et, lors même qu’elle arrive, elle garde sur le cœur l’injure de l’attente. Mais Proudhon, caractère âpre poussé sur le granit du Jura, ne cédait pas à la mollesse voluptueuse de la mélancolie ; il y avait en lui’ ce vieux levain de Jacques Bonhomme qui, selon l’heure et le lieu, sait toujours faire sa jacquerie. Le présent est maigre pour lui ; la trentaine approche, elle fuit déjà ; le jour tombe après le jour, et ne laisse en partant sur la tête du surnuméraire de la renommée que la même espérance et la même déception. Proudhon n’en travaille pas avec moins d’acharnement ; il prépare son équipement en silence. Le voilà maintenant armé ; il va entrer en campagne.

Mais que faire au milieu du troupeau serré des candidatures ? Suivre la foule qui coule homme par homme, et marquer le pas à chaque temps d’arrêt ? La tête grisonne à ce métier ; il vaut mieux brusquer la partie. Proudhon sort des rangs, le pistolet au poing. — Place ! me voici ! — Et il tire ce coup à poudre dont il a été parlé. A partir de ce moment, il relève son front jusqu’alors penché sur l’œuvre d’autrui, et il lance à la classe favorisée son cri de guerre : « la propriété, c’est le vol !… » Qui donc a-t-elle volé ? Voilà une terre vierge qui ne porte que de la broussaille ; nul n’y vit ou n’en vit ; c’est une non-valeur pour tout le monde, excepte pour le blaireau. Triptolème met le feu au maquis, et sur la cendre encore chaude de la ronce il passe la charrue. A qui a-t-il nui ? Au blaireau peut-être ; mais il a rendu service du moins à quelqu’un, ne fût-ce qu’à Triptolème.

La culture de sa terre lui donne plus que sa provision, autrement il ne saurait pas compter : il n’aurait pas prévu l’année de disette. Que fera-t-il de son excédant de moisson ? Il le cède au voisin pour une part équivalente de travail, et chacun y gagnera en vertu de la loi de l’échange. Cependant le voisin préfère l’état de propriétaire à l’état de salarié ; qui l’empêche de satisfaire son désir ? Il n’a qu’à défricher à son tour la lande disponible le long de la propriété de Triptolème ; Triptolème lui prêtera volontiers sa charrue moyennant redevance pour l’usure, et il lui repassera son expérience acquise par-dessus le marché. Si un premier champ apporte au premier groupe agriculteur un supplément d’existence, un second champ ne peut qu’ajouter une facilité de plus à la recherche commune du pain quotidien. La bruyère inculte elle-même profite du voisinage de la terre cultivée, et acquiert, rien que par cette mitoyenneté, une valeur d’attente. En un mot, la propriété enrichit l’espace ambiant, comme la lampe éclaire autour d’elle l’atmosphère. Proudhon n’avait pas eu le temps de faire cette réflexion ; il souffrait de sa pauvreté, il voyait dans la propriété une ennemie personnelle, et il la traitait crûment de voleuse : plus de tien ni de mien à la façon du code civil, — égalité absolue de condition. A égale A, dit-il ; donc A ministre doit toucher la même rétribution que A portefaix. Proudhon même conseillait au roi Louis-Philippe de faire de ses fils des apprentis et de ses filles des vachères ; à ce prix, il lui promettait la durée de sa dynastie.

Qu’est-ce pourtant que la richesse à côté de la renommée ? L’une n’est qu’une injustice, l’autre est une insolence. En fait de génie, Proudhon est un partageux, il met la gloire au pillage ; pas un homme de notre temps ne lèvera la tête au-dessus de la foule que Proudhon ne l’immole d’un mot ou ne le rabaisse. Qui es-tu ? Grand homme ! A mort l’aristocrate ! Et Proudhon le traîne sous le niveau. Il établit autour de lui une sorte de terrorisme, il décapite la pensée, il démolit le panthéon, il abat, il nivelle. Il faut qu’il ne reste plus autour de lui qu’une société plate comme l’Arabie, et sur cette plaine nue un seul homme qui tourne le des au soleil, et qui regarde amoureusement son ombre grandir devant lui à mesure que la nuit égalitaire, puisqu’elle éteint tout également, descend en silence sur une mer de poussière.

Qu’on ne crie pas à l’exagération. « Il n’y a pas de supériorité réelle, dit Proudhon dans sa lettre à Blanqui ; le plus beau génie n’est qu’un enfant sublime. » Est-ce tout ? Non. « Le talent, dit-il ailleurs, est l’attribut d’une âme disgraciée, » quelque chose comme un monstre dans la nature. Enfin il affirme que la « gloire est une offense directe à la dignité d’autrui. » Il préfère ouvertement un roulier à Lamennais, parce qu’un roulier a plus d’énergie de volonté. « Ce qui fait mon mérite, disait un hercule de la foire, ce n’est pas ma force, c’est mon caractère. »

L’intempérance de langage n’exclut pas chez Proudhon la prudence de conduite. Chaque fois qu’il médite un coup de plume contre le code, il cherche à mettre sa personne à couvert. Il venait de pousser la théorie de la propriété voleuse jusqu’à sa dernière conséquence dans une lettre adressée à Victor Considérant ; il demandait qu’on en finît au plus vite avec le grimoire du sol tracé par le cadastre à la superficie du territoire ; mais cette fois l’air frémit, Proudhon sent l’orage. Il écrit aussitôt une lettre au comte Duchâtel, et il lui offre, selon sa propre expression, « de passer au gouvernement avec armes et bagages, » à la condition toutefois que le ministre voulût bien l’aider à débarrasser le pays de la propriété, « Il faut que le gouvernement m’accepte, écrivait-il à un ami ; j’aurai l’avantage d’être tout à la fois le réformiste le plus avancé de l’époque et le protégé du pouvoir. » M. Duchâtel avait encore la faiblesse de tenir à la propriété ; il trouva la mise à prix de Proudhon trop élevée, et la transaction en resta la faute d’une seconde signature. On comprend maintenant la colère de Proudhon contre la doctrine économique de l’offre et de la demande.

Le parquet de Besançon poursuit la lettre à Considérant pour attaque au droit de chacun sur sa motte de terre ou sur son écu. On avait eu la bonté d’inscrire ce délit dans la législation de septembre, comme si la propriété pouvait courir aucun danger du fait d’une parole ; autant vaudrait mettre le soleil sous la protection d’un décret. Le décret n’aurait d’autre résultat que de pousser à la négation de la lumière. Une expropriation universelle, une loi agraire ? Mais qu’on veuille réfléchir. On retire la propriété au propriétaire actuel : c’est bientôt dit ; mais à qui la donner ? Au cultivateur ? A merveille ! Et si un autre cultivateur en disponibilité vient dire au possesseur de la culture : Ote-toi de là que je m’y mette ? — Tu te trompes, répond le premier, je laboure la place. — Tu te trompes toi-même, réplique le second ; je vais la labourer à mon tour. La propriété, ainsi transférée d’une main à l’autre, ne serait donc qu’une fausse monnaie du sol. Malheur à la main qui aurait la maladresse de l’accepter ! Une révolution aurait créé son titre, une autre révolution pourrait le détruire.

Proudhon présenta lui-même sa défense dans la langue la plus métaphysique de son répertoire. Le jury bisontin comprit que Proudhon ne se comprenait pas lui-même, que personne par conséquent ne pouvait le comprendre, et il acquitta l’accusé. Il eut raison, et d’autant plus raison que Proudhon brûlait d’une haine purement platonique pour le pouvoir. Il ne demandait pas mieux que de l’aimer pour peu qu’on le payât de retour. Il sollicita de son préfet une place de buraliste à Besançon, tant il tenait médiocrement au mérite de victime. La persécution affrontée pour une conviction troublait sa conscience comme une variété du charlatanisme. « Il y a un homme que je déteste à l’égal du bourreau, disait-il, c’est le martyr ! » Lamennais avait mérité la prison, à ce qu’il paraît, pour une brochure. Il pouvait obtenir sa grâce ; il aima mieux entrer à Sainte-Pélagie. « Je reconnais bien là le faux stoïcisme du républicain, écrit Proudhon ; Galilée à genoux devant le tribunal de l’inquisition et reniant l’hérésie du mouvement de la terre pour recouvrer sa liberté me paraît cent fois plus grand que Lamennais. » Et à quelques pages de là, pour bien marquer sa pensée, il ajoute : « Je respecte les mannequins, je salue les épouvantails. Je suis en monarchie, je crierai vive le roi ! plutôt que de me faire tuer. »

Il y a dans cette phrase autre chose que de la prudence corrigée par l’ironie ; il y a comme un goût de terroir, comme un fonds de paysan franc-comtois ou bas-normand, peu importe. Le paysan ressemble partout au paysan, il peut contrevenir à l’ordonnance, il ôte toujours son chapeau à l’autorité. Il lui arrive parfois de chasser en terre réservée ; mais sitôt qu’il entrevoit à l’horizon un uniforme, il coule son fusil sous le buisson, et il va serrer la main du gendarme.

Proudhon avait débuté par le pamphlet, c’était là son tour d’esprit. Il manie bien l’invective et il raisonne serré ; mais le pamphlet sentait le fagot. Proudhon voulut faire un livre ; le livre passe pour un personnage, et à ce titre il jouit d’une certaine immunité. L’auteur perdit au format ; un volume exige un plan et une symétrie. Or Proudhon n’avait qu’un talent de détail, au hasard de l’inspiration ; il savait mieux écrire un article qu’un chapitre, et un chapitre qu’un ouvrage. Il publia pour son coup d’essai la Création de l’ordre dans l’humanité. Il y traitait de la théologie, de l’ontologie, de la garde nationale, de la méthode, de la royauté, de la logique, de la bureaucratie, de l’élection, du cens électoral, de l’école primaire, de la version latine, de omni re scibili en un mot, avec tout l’attirail d’une a mulette de sa façon, pour arriver à la découverte de la vérité. C’est la loi sérielle. Qu’est-ce que la loi sérielle ? L’auteur a l’honnêteté d’en reporter l’honneur à Fourier ; mais si Fourier a trouvé le moteur, il n’en a pas trouvé le mécanisme. Le mérite du mécanisme appartient tout entier à Proudhon. Il a imaginé le premier une machine à raisonner ; Pascal avait bien inventé dans le temps une machine à compter, et le Thibet une machine à prier. Le Thibétain tourne une manivelle, et il a satisfait à Bouddha. Mais jusqu’à présent personne n’avait imaginé une machine à penser. Que dans l’ordre mathématique, où l’esprit humain procède sur lui-même en quelque sorte, il arrive toujours à un résultat certain, il n’y a pas besoin d’être mathématicien pour l’admettre. Ainsi un astronome soupçonne sur la foi d’une hypothèse une planète dissimulée dans l’espace ; il pourra sans doute, à l’aide d’une équation du quatorzième degré, aller de chiffre en chiffre donner de la tête contre une étoile, par la raison toute simple que la mathématique ne peut pas errer comme mathématique, et que la planète, prise au piège de l’algèbre, ne saurait échapper à sa destinée ; mais appliquer ce que Proudhon appelle la loi sérielle, c’est-à-dire la loi mathématique, à la science sociale, fabriquer la vérité à la mécanique comme on fabrique la mousseline, c’est confondre l’algèbre et la vie et mettre une horloge à la place du cerveau. Une fois à la tête d’une méthode, Proudhon voulut en faire l’essai ; mais en route il échange la série de Fourier pour l’antinomie de Hegel, ou plutôt il amalgame l’une avec l’autre, et il écrit son livre des Contradictions économiques, son livre dans toute la force du terme, car c’est là qu’il a mis le plus du sien, au-delà même du sien, quelque chose du possédé ou du convulsionnaire. Nulle part il n’a eu plus d’attaques de nerfs de style ; mais nul ordre, aucun plan : le chapitre sur l’impôt cède la place au chapitre sur Dieu, ce qui ne doit pas étonner de la part de Proudhon. Une Providence qui fait payer la vie plus cher au pauvre qu’au riche ne peut être qu’une doublure de la gabelle.

Dieu, c’est le mal ! et pourquoi non, puisque la propriété, c’est le vol ? N’est-ce pas toujours le même système, thèse, antithèse, toute la sagesse humaine en deux mots ? Il fait jour quand il fait nuit ! vive la concurrence, à bas la concurrence ! vive la propriété, à mort la propriété ! Vous ne comprenez pas, lisez Hegel. Il y a une valeur sans doute en économie politique ; mais ce n’est que l’offre et la demande qui la déterminent à l’amiable. Qu’est-ce donc alors ? Vous ne le devinez pas, vous n’entendez rien à la dialectique ; c’est la synthèse à genoux devant elle ! Voilà la déesse ex machina ! Mais où réside-t-elle ? Dans la valeur constituée. Qu’est-ce que la valeur constituée ? Proudhon ne le sait pas encore, il le saura sûrement un jour, quand sur le coup de minuit il aura une apparition de la déesse. Ce livre néanmoins n’est pas du premier venu : on ne saurait le lire avec indifférence ; il attire et il repousse ; il a je ne sais quoi de fort et de brutal, comme une violence à la raison et une tentative sur sa pudeur. Quand on passe le soir auprès du Sahara, on entend quelquefois un bruit effroyable : c’est un lion qui bat une lionne pour lui témoigner sa tendresse ; mais on ne traite pas ainsi l’âme humaine, on ne l’épouse que de son aveu.

Néanmoins Proudhon croyait avoir fait une révolution dans le monde économique, et il n’avait fait en réalité qu’un esclandre. Le public avait dressé la tête une minute et il avait passé : on savait vaguement qu’il existait quelque part quelqu’un du nom de Proudhon ; mais que voulait-il ? Qu’on ne payât plus de terme, ni de fermage. L’idée pouvait paraître ingénieuse au locataire ou au fermier ; le soleil n’en continuait pas moins de mûrir la moisson sans croire entrer pour cela dans le complot d’un vol à l’humanité. On vendait, on achetait, on empruntait, on payait l’intérêt comme auparavant, et le petit groupe qui avait lu le livre de Proudhon d’un bout à l’autre y voyait simplement un esprit hors de lui-même qui sait frapper la phrase et qui a besoin de vieillir. Proudhon tomba dans cet état crépusculaire qui n’est ni l’obscurité ni la renommée, qui est simplement, au dire de la marquise de Sévigné, « l’entre chien et loup du talent. » Il a beau prêter l’oreille à l’écho, l’écho ne lui renvoie que le nom de Victor Hugo et le nom de George Sand ; ces gens-là le paieront !… Il faut vivre cependant ; la pitance d’abord, la philosophie ensuite ! Proudhon n’avait pu être prophète, il se fit commis : il vaut mieux après tout travailler à la façon américaine, au risque de devenir président, que de traîner une vocation besoigneuse d’antichambre en antichambre ; mais aussi plus d’une fois le messie ajourné dut montrer le poing au ciel et le prendre à témoin.

La révolution de février éclata dans l’intervalle. Toute révolution, a-t-on dit, sort d’une idée et l’apporte avec elle ; quelle idée apportait l’improvisation de février ? Ce n’était pas la république, la république n’était qu’une reprise. C’était le socialisme. Le socialisme avait cheminé à la sape dans le peuple, et il entrait à l’Hôtel-de-Ville à la tête du peuple vainqueur. Ce jour-là, une bannière passait sur la place de Grève avec cette inscription : « droit au travail ! » Que signifiait cette devise ? Elle dormait auparavant sous la couverture des livres, et maintenant elle éclatait sur un drapeau. La veille, ce n’était qu’un mot ; le lendemain, c’était un parti. Le socialisme représente une vérité et une erreur, une vérité de cœur, une erreur de système. Une vérité de cœur n’en est pas moins vraie, bien que Proudhon la traite de mysticisme. Or le cœur dit de toute éternité qu’il faut aimer le peuple, qu’il faut l’aimer parce qu’il souffre et en raison de ce qu’il souffre, qu’il faut le racheter de sa double misère du corps et de l’esprit, qu’il faut l’élever en bien-être et en savoir, car le monde ne saurait être un certificat du manichéisme, le paradis d’un côté, l’enfer de l’autre ; car si la politique a une action sur l’homme, ce n’est pas pour rendre l’homme heureux plus heureux, c’est bien pour faire le malheureux moins misérable. Donc impôt, traité de commerce, organisation du crédit, instruction primaire, instruction professionnelle, la politique doit ajuster la législation à ce point de vue, vrai comme le sermon sur la montagne ; mais à côté de ce desideratum évangélique le socialisme plaçait son moyen de guérison. Ce n’était pas le même à coup sûr d’une école à l’autre ; l’une recommandait l’Icarie, l’autre la triade, l’autre la phalange, l’autre le babouvisme ; aucune n’avait la même recette. C’est à ce moment que Proudhon entre en scène avec un à-propos que février pouvait seul lui donner. Il fallait à ce génie de l’hyperbole un, auditoire exalté par une révolution. Ouvre qui veut*un parloir, fonde qui veut un journal ; plus de cautionnement, plus de timbre, liberté plénière ; la France a la parole du haut en bas, l’insurrection a versé l’atelier dans la rue ; Paris ne forme qu’un club en plein vent ; la borné, la muraille, la pierre partout placardée de rouge ou de blanc pérore au regard. On peut tout dire, on dit tout, le dernier mot reste à qui parle le plus fort et à qui met une surenchère à l’enchère du voisin. Proudhon avait autant et plus que personne le talent de forcer la note pour couvrir la voix de la cohue ; il fonde un journal, le Représentant du Peuple, et il catéchise la foule, non en simple mortel, mais en envoyé de Dieu, ce même Dieu que dans une apostrophe byronienne il avait mis à la retraite. « Ma destinée, dit-il, est toute de providence ; le fabricateur des mondes m’a jeté sur ce globe au jour marqué par les destinées pour annoncer aux hommes cette grande nouvelle : comummatum est ! c’en est fait de la propriété. Comme l’airain sonore et la cymbale retentissante, je n’ai pas mon libre arbitre, aucune part à ma vocation ! »

Proudhon n’est encore qu’un monde fabriqué, il sera bientôt fabricateur à son tour. En attendant son apothéose par lui-même, il rédige un journal. Il y avait dans le temps à Venise un parti que l’on appelait le parti barnabote. Le barnabote n’était autre chose qu’un cadet de famille ; il n’avait pas son nom inscrit au livre d’or, et par conséquent il n’avait pas entrée dans l’état. Trop noble pour prendre la profession de gondolier, trop peu noble, en sa qualité de puîné, pour monter au pouvoir, qu’en résulta-t-il ? Qu’il conspirait sans cesse contre la république et qu’il la mettait sans cesse en danger. Aussi la république répondit à cette sédition en permanence par deux mesures de salut public : le pont des soupirs et le carnaval ; elle condamna la jeunesse mécontente à mourir ou à danser. Toute nation, à toute époque, a son barnabote, cadet de la société, sinon de la famille. En France par exemple, par le fait du progrès de l’industrie et de la loi de succession, une partie de la classe ouvrière émerge du prolétariat à une certaine instruction, et d’un autre côté par suite de l’égalité de partage une portion de la bourgeoisie retombe à un état de fortune inférieur à son éducation. Pour l’Angleterre ou pour l’Amérique du Nord, le barnabote ne fait pas question, il trouve son débouché naturel dans la colonisation ou dans l’hospitalité indéfinie du travail : la liberté, d’un commun accord avec sa sœur la richesse, se charge elle-même de le placer ; mais en France il aime mieux compter sur une place de l’état. Or la place est prise, il faut attendre la vacance, et pour abréger le temps le barnabote aime mieux renouveler l’état, il a du moins la chance de refaire le partage.

Le parti barnabote forma l’auditoire de Proudhon. Avec une feuille à un sou et une parole à tout rompre, il eut bientôt gagné l’oreille du peuple et pris la tête de colonne ; le peuple aime la crânerie au feu de la discussion comme au feu de la bataille. Lorsqu’il eut à parfaire la représentation de Paris, il envoya Proudhon à l’assemblée constituante. Le sol tremble : fonder ou perdre la république, voilà le dilemme. Lorsqu’on met la main à l’œuvre, on n’a pas le droit de se tromper ; la question est une question de vie ou de mort. Que fera Proudhon ? La France ne s’attendait pas à la révolution de février, mais elle se résignait volontiers à sa victoire. Troublée comme une jeune fille naïve, amoureuse sans le savoir, qui croit être encore jeune fille et qui est déjà mère, elle se défiait de son bonheur, et malgré sa bonne volonté à se montrer radieuse elle se sentait au fond du cœur une certaine inquiétude. Bien que la France ait toujours vécu en république, depuis 89, avec trois ou quatre présidens invariablement héréditaires, la république était un gros mot pour elle, non que le mot eût rien d’effrayant en lui-même : l’Amérique du Nord montre suffisamment la taille que peut prendre un peuple sous cette forme dernière de démocratie ; mais la république avait laissé trace dans notre histoire, et sous son nom plus d’un esprit trembleur voyait la rue à la place de la loi et la guillotine mutuelle en permanence. On voulait vivre d’abord, et ensuite vivre en paix ; il y avait donc nécessité pour quiconque datait de février à présenter la révolution comme une république de bonne humeur, toute à tous, sans distinction de classe ou de parti. Le gouvernement provisoire, il faut le dire à son honneur, comprit ainsi la question : il abolit la peine de mort en matière politique, et il supprima le serment.

Proudhon entendait la république autrement ; au lieu de lui mettre le sourire sur la figuré, il lui met un masque de Gorgone ; il souffle le feu entre le peuple et la bourgeoisie, il représente le capital effarouché comme un nouveau pacte de famine et le prolétaire comme un mourant à bout de patience. Ainsi, à l’heure même où le suffrage venait confondre une classe avec l’autre dans l’étreinte fraternelle du droit commun, Proudhon déclarait qu’il y avait une classe inutile sur la terre et conseillait la lutte à outrance. On n’a que trop écouté ce conseil ; la nation, déchirée en deux, laissa au milieu un vide terrible que la république régulière essaya vainement de remplir, et un jour Paris en feu montra au monde le spectacle contre nature d’un peuple souverain qui tirait contre sa propre souveraineté dans la personne de l’assemblée qu’il avait élue. Le sang de juin doit-il cependant retomber sur la mémoire de Proudhon ? Il y aurait injustice à le dire, car il avait de l’éloignement pour la barricade ; mais il y aurait aussi indulgence à le décharger de toute espèce de reproche. Quand on parle en temps de révolution, il faut prendre garde à sa parole, le peuple n’argumente pas. Si quelque tribun sociologue lui présente la thèse, il ne voit pas l’antithèse ; si on vient lui dire : « Le capital affame le travail, » il répond avec sa candeur indignée : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! » Et il marche la poitrine au vent sur les baïonnettes ; il croit accomplir un devoir : il combat, il meurt. Et quand un nuage de poudre couvre la cité, quand le fusil porte la demande et le canon la réponse, que fait le boute-feu déconcerté de l’erreur populaire ? Il écoute en gémissant « la sublime horreur de la canonnade. »


III

Tout est fini, la république est frappée ; peut-être réussirait-on encore à la sauver en rapprochant par un mot de cœur la classé victorieuse de la classe vaincue. Proudhon ne travaille au contraire qu’à élargir et à envenimer la blessure. Les bourres de fusil fument encore sur le pavé qu’il reprend la lutte en parole. « Voici le terme, écrit-il. Comment payer le terme ? Il ne s’agit plus de sauver le prolétaire, on l’a jeté à la voirie…. Allez en deuil, le crêpe au bras, le drapeau noir flottant, les femmes en pleurs répétant en chœur la romance de misère : Cinq sous ! allez au National, race désespérée, allez lui demander ce qu’il a fait de la république ! » Le texte ici réclame un commentaire ; Proudhon dit le National, mais le National n’est que le surnom de Cavaignac. Proudhon avait accusé le général d’un nouveau massacre de septembre. Le parquet saisit son journal ; l’auteur va trouver le ministre de la justice, il demande la levée de la poursuite, et comme un service en attend ira autre en bonne économie, il promet en échange de respecter la politique du général. « Mieux vaut Galilée à genoux qu’en prison, » avait-il dit ; il conforme sa conduite à sa doctrine. M. Marie ne pouvait en conscience accepter le marché : un ministre de la justice ne saurait dessaisir la justice. Le lendemain Proudhon écrivait cet article sur le terme, qui n’était, à proprement parler, que la dernière cartouche de juin tirée en l’air pour effrayer le passant.

Cavaignac suspendit le journal de Proudhon du droit de l’état de siège ; il eut tort assurément : il transformait un émeutier après coup en victime de l’arbitraire. Proudhon rebondit sous la poursuite, et quelque temps après il présente à l’assemblée une espèce de jubilé à la manière juive, une faillite universelle par sixième. Tout débiteur, quel qu’il soit, emprunteur, fermier, locataire, ne paiera plus que les deux tiers de l’annuité qu’il doit servir à son créancier ; quant au tiers réservé, une moitié restera au débiteur pour entretenir son ménage, et l’autre moitié passera dans la caisse du fisc pour former le budget. La commission chargée de l’examen de la proposition choisit M. Thiers pour rapporteur ; le rapport traita sans miséricorde la banqueroute universelle du sixième. Proudhon demande une remise à huitaine pour préparer sa réponse, et au jour dit il arrive à la chambre, portant son discours sous le bras : il réclame la parole.

L’assemblée fait silence ; Proudhon monte lentement à la tribune, il balance sa tête à droite et à gauche, puis il entame d’une voix traînante, imprégnée d’un accent franc-comtois, la lecture du cahier qu’il a écrit à l’appui de sa proposition ; il provoque au premier moment une attention de curiosité, et il a soin de l’entretenir en frottant de temps à autre l’épiderme de son auditoire, mais bientôt il tombe dans la dissertation. L’assemblée sommeille de fatigue, lorsque tout à coup elle part d’un éclat de rire ; Proudhon venait de lancer je ne sais plus quel paradoxe. « Ne riez pas, répliqua-t-il ; ce que je vous dis là vous tuera, » et il met d’un air tragique le doigt sur son manuscrit, puis il reprend avec le même flegme la psalmodie de sa lecture. Il semble que sa parole distille l’opium, mais à la fin d’une phrase inoffensive il lâche ce mot gros d’une tempête : « Ou la république emportera la propriété, ou la propriété emportera la république. » La chambre moutonne et murmure sourdement comme à l’heure de la marée ; Proudhon attend le silence et passe à un autre feuillet, puis à un autre, et ainsi de suite au milieu de l’inattention générale. Enfin il jette ce défi : « Il n’existe plus ni droit ni loi, il n’existe que la force ou, si vous aimez mieux, la nécessité. » Cette fois l’assemblée perd patience, elle bouillonne, elle éclate en cris confus. Le président laisse tomber du haut de son bureau un rappel à l’ordre sur la tête de l’orateur ; mais l’orateur ne l’écoute pas, il poursuit à outrance l’écoulement de son manuscrit, et il termine par cette menace : « Le capital ne reparaîtra plus ; le socialisme a les yeux sur lui. » Après ce trait final, il descend de la tribune au milieu d’un tumulte inexprimable et traverse la salle d’un pas solennel pour regagner sa place au sommet de la dernière banquette ; puis, à moitié renversé sur le dos, la tête inclinée sur l’épaule, il laisse fièrement passer à ses pieds le flux et le reflux d’ordres et de contre-ordres du jour qui tous néanmoins concluent à un blâme du discours. L’assemblée vota le blâme à l’unanimité moins deux voix. — Voilà un coup de tocsin qui a cassé la cloche, disait un montagnard en sortant de la séance. Il avait raison, moins raison pourtant que cet honnête représentant qui cria de son banc à Proudhon : « Vous croyez sauver la république, et vous la tuez. » Il la tuait en effet dans sa mesure d’influence ; il fournit alors la matière première du spectre rouge.

Chaque jour cependant apporte son bruit et l’emporte en temps de révolution ; le lendemain avait oublié le discours de Proudhon, mais le peuple n’oubliait pas son chômage : il attendait la manne dans le désert, Proudhon la lui avait promise et il devait opérer, coûte que coûte, le miracle. Alors du haut du ciel de sa théorie il jette au peuple la banque d’échange, et pour abolir le numéraire il commence par demander cinq millions de numéraire ; ce n’est plus cette fois le fils du tonnelier qui parle, c’est le Christ d’un monde nouveau, un quatrième personnage de la Trinité. « Je forme, dit-il, une entreprise qui n’eut jamais d’égale, qu’aucune n’égalera jamais. Je veux changer la base de la société, déplacer l’axe de la civilisation, faire que le monde, qui, sous l’impulsion de la volonté divine, a tourné jusqu’à ce jour d’occident en orient, mû désormais par la volonté de l’homme, tourne d’orient en occident. J’ai pris mon point d’appui sur le néant, et j’ai pour levier une idée ; c’est avec cela que le travailleur divin créa l’univers. » On ne pouvait mettre plus poliment Dieu à la porte pour prendre sa place ; mais quand on fait tant que d’escalader le ciel pour remplacer Dieu, ce n’est plus la peine, ce nous semble, de le prendre comme associé dans une maison de banque, pour mettre cette même banque sous sa garantie. Ce fut une étourderie de la part de Proudhon, d’autant plus qu’il y engage sa signature d’une façon un peu trop dithyrambique pour une question d’argent ; mais enfin il avait, lui aussi, son terme à payer au socialisme, et voici de quelle façon il le paya. « Je fais serment, dit-il, devant Dieu » (il l’avait appelé Satan), « et devant les hommes » (il avait déclaré que sur cent hommes il y a quatre-vingt-dix-sept coquins), « sur l’Évangile » (il y croyait médiocrement), « sur la constitution » (il ne l’avait pas votée), « que je n’ai jamais professé d’autres principes de réforme sociale. Je déclare que dans ma pensée la plus intime les principes, avec les circonstances qui en découlent, sont tout le socialisme, et que hors de là il n’y a qu’utopie et chimère. » Il mettait ainsi les autres sectes socialistes hors de concours. Il disait en posant la main sur son cœur : Ecco il vero… « Ceci est mon testament de vie et de mort. A celui-là seul qui pourrait mentir en mourant, je permets d’en soupçonner la sincérité. Si je me suis trompé, la raison publique aura bientôt fait justice de mes théories, il ne me restera plus qu’à disparaître de l’arène révolutionnaire… »

Cet article de journal n’est, à vrai dire, qu’un appel de fonds sur le Thabor. Le messie comptait sur cinq millions et fit dix-sept mille francs de recette ! L’enfant n’était pas né viable, il expira à point nommé dans la main de l’accoucheur. La terre ne changea pas d’axe, le monde ne tourna pas d’orient en occident, Proudhon ne déposa pas la plume, il ne disparut pas de l’arène révolutionnaire. Il ne tint pas plus son serment sur l’Évangile que sur la constitution ; seulement il vengea sa déconvenue sur le président de la république, et le jury le condamna pour ce fait à deux ans de prisons La police l’arrêta au moment où il prenait la fuite pour la Suisse ; elle l’écroua à la Conciergerie. Sa responsabilité de banquier malheureux passe à l’abri d’une grille ; mais voici qu’à travers les barreaux de sa prison il fait feu… Sur qui ? Sur le pouvoir ? Nullement, mais sur quiconque fait de l’opposition au pouvoir soit au nom de la montagne, soit au nom du socialisme, sur Ledru-Rollin, qu’il appelle « un blagueur, » sur Louis Blanc, qu’il nomme « une queue de vipère, » etc. Et pendant ce temps-là Proudhon, prisonnier sur parole, circulait dans Paris et retournait le soir coucher à la prison. Il y avait là une antithèse ; où était la synthèse ? Elle était dans une lettre au préfet de police Carlier : Proudhon y prenait l’engagement de ne plus écrire un mot contre la politique du président…, et donnant donnant il pouvait aller et venir. Que Proudhon ait écrit cette lettre, on le conçoit à la rigueur : Galilée à genoux est plus grand que Galilée en prison ; mais qu’il ait cherché à glorifier cette abdication de soi-même, on ne peut l’expliquer que par sa nature d’esprit. « Je n’ai fait que sacrifier, disait-il, le plaisir d’écrire au plaisir de visiter mes amis… » Et quoi donc ? Dieu tout à l’heure et moins qu’un homme à présent ! Est-ce là le missionnaire d’une vérité, du moins à son avis ? Ni si haut, ni si bas ! C’est assez pour l’écrivain de rester debout. Quand on a le salut du monde sous son chapeau, écrire n’est pas un plaisir, c’est un devoir et le premier devoir. On a pris l’humanité à sa charge, on ne s’appartient plus, on lui appartient. On fait un bail à la vie et à la mort avec sa conviction ; on n’a pas plus le droit de la mettre au mont de piété que de la vendre à forfait.

Il y avait pendant ce temps-là un homme de bon sens, un Franklin de l’économie politique, qui avait, comme l’autre, le mérite de jeter le sel de l’esprit français sur la sécheresse de la science. C’était Bastiat, cœur honnête dévoré uniquement de l’ambition de la vérité. Il demande à Proudhon la permission de combattre la gratuité du crédit dans son propre journal : Proudhon l’accorde généreusement, et il livre l’économiste à un disciple ; mais bientôt le disciple ne suffit plus, il faut que le maître intervienne et il donne une répétition du dialogue de Gorgias ; Proudhon ergote, Bastiat argumente ; Proudhon injurie, Bastiat discute ; Proudhon échappe, Bastiat le ramène ; Proudhon fuit dans la métaphysique, Bastiat le serre de près, le prend corps à corps, et ne le lâche qu’après l’avoir réduit à l’absurde. Proudhon rompt brusquement la controverse… Quinze ans après, il en gardait encore le souvenir, et il accusait de mauvaise foi… son adversaire.

L’auteur de la Mécanique de l’échange, l’économiste Cernuschi, a repris depuis la question, et il l’a illuminée d’un éclair. On doit distinguer, dit-il, entre le capital présent et le capital futur. Durée moindre, utilité moindre : l’intérêt vient combler la distance entre l’une et l’autre durée ; mais suffit-il de montrer la justice de l’intérêt ? n’y a-t-il pas encore à dénoncer le service qu’il rend à la société ? Le capital représente le travail antérieur accumulé sur le sol d’un pays. Par conséquent il réduit le montant du travail à faire par la génération suivante de toute la somme du travail déjà fait par la génération passée. Moins de travail manuel à faire, il y a plus de loisir pour la pensée, c’est-à-dire pour l’âme même de la production, car toute production en ce monde n’est qu’une idée à la besogne. Donc le capital multiplie la pensée, et la pensée à son tour multiplie le capital. Il n’y a pas toutefois de meilleure recette pour capitaliser que d’épargner ; mais qui épargnera jamais quand du fait de la gratuité du crédit on n’aura aucun intérêt à l’épargne ? Pourquoi défricher une terre, si je ne peux l’affermer ? Pourquoi bâtir une maison, si je ne peux la louer ? Proudhon immole l’intérêt et croit maintenir la propriété ; il repousse le communisme et en réalité il retourne au communisme par la traverse ; il en avait peut-être la conscience le jour où il disait à Cabet : Montez dans la voiture et laissez-moi sur le siège, je connais la route mieux que vous et je vous mènerai plus sûrement à destination.

La crise approche, trêve au socialisme ! La France a peur d’un spectre, le spectre rouge ; il faut encore lui faire plus peur et lui montrer le spectre plus rouge, et Proudhon écrit les Confessions d’un révolutionnaire. Cette fois il a une verve continue, et il écrit son meilleur pamphlet ; il y fouaille impitoyablement la réaction. C’est un coup de nerf de bœuf dans de la peau d’autruche, disait une femme d’esprit ; mais il éprouvait le besoin de lancer un autre mot à effet, le mot d’anarchie. Plus de gouvernement d’aucune sorte, anarchie avec ou sans trait d’union ; plus de code, rien que l’état de nature réglé par un contrat d’individu à individu. Et si une des deux parties viole la foi jurée ? Eh bien alors la force ! — Laquelle ? irrégulière ou régulière ? Proudhon ne le dit pas, bien qu’il ait formulé plus tard le droit de la force, le premier droit à coup sûr pour le lion qui mange le mouton. « Pour moi, dit Proudhon, je ne m’en cache pas, j’ai poussé à la désorganisation politique. » Dans quel intérêt ? Il fallait le dire ; tout but est avouable. Il ne le dit pas ; il avait cependant promis de changer l’axe du monde et de donner au prolétaire double ration sous forme de gratuité du crédit. Le prolétaire jeûnait en attendant, et il avait la faiblesse de rappeler à Proudhon sa promesse. Proudhon avait oublié la banque d’échange, tombée en déconfiture quand Dieu lui-même commanditait l’entreprise ! Il y avait là une raison suffisante pour manquer de mémoire. « A quoi bon, disait-il, perdre son temps aux bagatelles ? Le monde n’a plus le temps d’attendre le résultat de nos expériences. Il faut vaincre ou périr dans le champ clos de la révolution ; vaincre, c’est-à-dire porter au pouvoir le principe démocratique et social. A quoi bon dès lors la banque du peuple ? La Banque de France n’est-elle pas là ?… » Elle était là en effet, mais pour faire à certain jour une avancé au trésor ; la propriété, prise d’une sueur froide, chercha un refuge dans la dictature. Qu’on dresse maintenant, si l’on veut, un monument au terroriste du capital ; mais qu’on y mette cette épitaphe : « A Proudhon le capital reconnaissant ! » et puis la date du 2 décembre au-dessous.


IV

Proudhon avait un défaut : il ne pouvait pas parler, il ne savait que crier ; mais une fois le cri défendu, et le mot à voix basse seul permis, que devient l’énergumène de février ? Il rentre au coin de son feu et il philosophe avec son tison. Après tout, il faut vivre, la vie est courte, sauve qui peut ! à quoi sert de bouder ? Proudhon fait un nouveau livre sous la rubrique à double entente : la Révolution prouvée par le coup d’état. Naufragé de la veille, il monte sur son épave pour faire la leçon à la tempête. On ne gouverne pas comme on gagne le prix Monthyon, dit-il au gouvernement provisoire, et par la même occasion il chapitre la montagne pour avoir trop parlé. « La montagne n’avait qu’à se taire, dit-il encore, et qu’à se tenir prête à partager avec le président le fruit de la victoire. Ne valait-il pas mieux que Michel de Bourges fût ministre d’état et président du conseil le II décembre que d’aller à Bruxelles dans un exil sans gloire pleurer l’erreur de l’invisible souverain ? » Fouché avait à coup sûr plus d’esprit que Michel de Bourges : il allait toujours au secours du vainqueur.

La nation avait à ce moment la fièvre de la hausse et de la baisse, chemins de fer sur chemins de fer, maisons de crédit, maisons de jeu de toute nature, et toujours l’action à prime ; on spécule à outrance. Un homme sort endetté de sa maison et il y rentre millionnaire. Proudhon proteste en petit in-octavo contre cette épidémie d’agiotage ; mais il aime l’ironie, il en fait même une déesse ; il connaît Huber, l’homme du 15 mai, rentré en grâce auprès du pouvoir, et de concert avec lui il demande au gouvernement la mesure préventive…, sans doute du tourniquet ? Non pas précisément, il demande la concession d’une ligne de chemin de fer ; il ne l’obtient pas toutefois ; son concurrent lui offre un pot-de-vin, Proudhon le refuse à son honneur. Il voit à cette époque M. de Persigny ; une fois engagée, la conversation tombe naturellement sur l’un et l’autre empire. « Vous méconnaissez la tradition impériale, dit Proudhon au ministre : Napoléon faisait entrer au sénat Volney, l’auteur des Ruines. Volney, monsieur le ministre, c’est mon maître. Voulez-vous me faire entrer au sénat ? J’accepte. » Le ministre sourit, ajoute Proudhon, et me fit un signe d’adieu. Le ministre avait tort, il n’avait pas l’oreille fine ; Proudhon sénateur ! dira-t-on, mais le Luxembourg en aurait croulé. Et pourquoi donc ? Ce n’est pas le passé du tribun qui lui eût fait obstacle, le passé n’était plus pour lui qu’une page tournée. « Je suis aussi dédaigneux du parti jacobin, disait-il, que du parti légitimiste, indifférent sur la forme politique et beaucoup plus soucieux de la besogne des dépositaires du pouvoir que de leur titre. » On comprend maintenant le sens profond caché sous le mot d’anarchie.

Proudhon avait un beau-père fleurdelisé dans l’âme, qui avait passé sa vie à conspirer pour le drapeau blanc ; mauvais métier en tout pays, mais en France peut-être plus que partout ailleurs. Le conspirateur adresse une demande de secours au comte de Chambord ; Proudhon ne savait pas conspirer, mais il savait écrire, et par dévouement à l’esprit de famille il consent à dresser les états de service de son beau-père. « En septembre 1815 et en mars 1816, dit-il, Piégard eut l’avantage de transmettre d’abord au roi, ensuite à son altesse royale le duc de Berri, des renseignemens utiles sur la présence à Paris de l’ex-reine Hortense et sur les menées des bonapartistes. » La plume, au souvenir de ce haut fait royaliste, serait tombée de la main de tout autre ; mais Proudhon a une grâce d’état. La pauvreté lui fait une escorte d’honneur ; il peut tout dire, elle écarte de lui jusqu’à l’ombre du soupçon. Omnia sancta sanctis, a-t-il osé écrire. Il ne faudrait pas abuser de la maxime.

Quand on écrit à un prince, on peut bien écrire pour un prince. Le prince Napoléon a la spécialité des expositions universelles ; il aime à gagner les batailles de l’industrie, et, à vrai dire, de toutes les victoires ce sont encore celles-là qui méritent le mieux un Te Deum. Il invita Proudhon à mettre la main à la manœuvre ; le socialiste en retrait d’emploi répondit à l’invitation par un mémoire, et le prince, généreux de sa nature, admira convenablement le travail de Proudhon. Si l’empire veut écouter Proudhon, Proudhon lui promet l’éternité ; il oubliait, hélas ! qu’un Proudhon, — même partiel, même admis à correction, représentait une faiblesse plutôt qu’une force pour le pouvoir. Et vaincu, toujours vaincu, plus vaincu qu’il ne voulait l’être, il cherche en vain le placement du génie protesté de la banque d’échange, lorsqu’un biographe imprudent le tire de son a parte et le rejette dans la mêlée. Proudhon répond à sa biographie par une autre biographie. Cette fois on prend en flagrant délit son système de composition, il commence une brochure de quelques pages, et il la fait en trois volumes : la Justice dans la révolution et dans l’église. Voltaire disait de Diderot : Il met plus de pain au four qu’il n’en peut cuire. On en peut dire autant de cette fournée de Proudhon. L’auteur cherche à y prouver la supériorité de l’immanence sur la transcendance, c’est-à-dire de la justice sur l’église. Or qu’est-ce que la justice ? Une faculté innée selon Proudhon, et une équation de la liberté. Comme équation, la justice est immuable ; comme faculté, elle est mobile, ce qui prouve en passant qu’on peut remuer au repos ; l’immobilité est le plus beau mouvement de la manœuvre, disait un capitaine à sa compagnie. Rousseau avait déjà signifié que la morale réside dans la conscience ; il vaut mieux en effet mettre la garnison dans la place pour la défendre que la mettre dehors : Proudhon substitue le mot d’immanence au mot de conscience, et il prend ainsi un brevet de novateur.

Mais à quelle conséquence sociale conduit la justice comme il l’entend ? Économiquement elle conduit à la balance, ou, si vous aimez mieux, à la commensuration de la valeur. Commensuration par qui et comment ? Il ne le dit pas, du moins pour le moment. Sa théorie a toute la pudeur d’une jeune fille à son premier amour, elle craint de trahir son secret, elle ne le révèle que par son embarras ; mais plus tard Proudhon confessera ingénument que par la commensuration de la valeur il entend la taxe sous une autre forme et une contrefaçon du maximum. Politiquement la justice conclut à l’égalité de l’homme,… à l’homme bien entendu ; mais de l’homme à la femme que pense Proudhon ? Il pense que la femme ne fait pas la moitié de l’être humain. Ce n’est que la bête à gésine et la laitière de l’homme, une créature purement passive, et il ajoute lascive. Cependant, si elle n’est que passive, elle ne fait pas l’attaque, elle ne peut que la subir ; ce n’est plus la chèvre, comme on l’a dit, c’est le bouc qu’il faut accuser de débauche. Quand on fabrique du paradoxe, on devrait le mettre d’accord avec lui-même, ne fût-ce que pour l’honneur du métier.

Mais qu’importe la logique à Proudhon ? Il ne la respecte pas plus que l’harmonie, il parle de tout à propos de tout, et le monde entier défile pêle-mêle dans son panorama. Veut-on voir le cardinal Mathieu ? Le voici. Veut-on voir Homère ? Le voilà. Après avoir ainsi promené le lecteur de hors-d’œuvre en hors-d’œuvre, l’auteur jette en passant le plan de la cité future couvée dans la solitude de son imagination. Quelle forme de gouvernement préfère-t-il ? Aucune pour la minute. Il en faut une cependant. Serait-ce encore l’anarchie ? Mais sur cent citoyens il y a quatre-vingt-dix-sept coquins, — il a fait lui-même l’addition, — comment accepter un pareil bagne sans garde-chiourme ? Aussi Proudhon renonce-t-il au suffrage universel par mesure de prudence : la nation votera par catégories ; il n’y aura d’électeur qu’un électeur collectif, et de crainte d’erreur la collection elle-même votera sous l’œil d’une commission de surveillance. Qui surveillera cependant la commission de surveillance ? car à moins qu’elle n’ait dans sa poche un brevet d’infaillibilité, elle pourrait bien commettre un abus de pouvoir. Presse libre d’ailleurs, totalement libre, sous la seule réserve de la même commission, cette fois de censure ! Quant à l’église, Proudhon la fond dans l’état, l’état pape et empereur, l’évêque préfet de police. Voilà la lanterne magique,… où est la bougie ?

Ce n’est pas que cette œuvre décousue, tirée en longueur, n’ait de temps en temps une page de lyrisme. La page est en général la gloire de Proudhon ; quand une pensée lui porte à la tête, il a un coup de sang d’éloquence. Il y a, entre autres beautés de style, une tirade sur la mort qui donnerait envie de mourir. La police correctionnelle a cru devoir condamner cet ouvrage pour attaque à la religion ; la catholique Belgique l’a réédité depuis, et il n’y a pas un Belge de plus ou de moins qui aille à confesse. L’auteur, frappé d’une peine énorme, passa la frontière et alla rejoindre à Bruxelles l’ombre « sans gloire » de Michel de Bourges. A dater de ce jour, sa verve décline ; le soir vient déjà, l’ombre tombe sur sa route, et au crépuscule anticipé de son esprit il publie un jeu de mots en deux volumes : le Droit de la force et la Force du droit. Chaque faculté, dit-il, porte en elle son droit ; or la force étant une faculté,… on tire d’avance la conclusion. Il n’y a rien à reprendre au syllogisme, sinon que la force n’est pas une faculté, qu’elle est une arme, que, ni bonne ni mauvaise en elle-même, son droit dépend uniquement de l’idée qui la met en action. Du droit de la force à l’éloge de la sainte-alliance il n’y a que l’épaisseur de la cause à l’effet. Proudhon applaudit à l’acte qui traita l’Europe comme une ville prise d’assaut et la mit à sac : à toi cette province, à moi l’Italie ! Or au moment même où Proudhon répétait le mot du premier empire, que force signifie justice, la Pologne, écartelée de nouveau, râlait sur son fit de torture, la gorge ouverte et la tête pendante. Proudhon trempe son doigt dans la blessure, et avec le sang encore chaud de la victime il signe la quittance du bourreau.

Quelque temps après, il obtient sa grâce et il revient à Paris. La France allait renouveler le corps législatif pour la seconde fois. Que fera la démocratie ? Jusqu’alors, elle s’était abstenue. La chambre, réduite à sa plus simple expression, n’avait qu’une publicité restreinte ; une opposition entre quatre murs ne pouvait guère servir la liberté. Et cependant à cette époque Proudhon avait hautement blâmé la réserve de la démocratie. Il avait représenté l’abstention soi-disant vertueuse comme une lâcheté. « Nous avons trop d’intérêts engagés au corps législatif, disait-il, pour avoir le droit de nous tenir à l’écart. » Le général Cavaignac, élu à Paris, avait refusé de lever la main pour le nouveau régime. Proudhon lui en fait un reproche comme d’une coquetterie de conscience. « Depuis la révolution, dit-il, on ne prête plus serment à un homme, on le prête au peuple et on le légitime par son opposition. » La démocratie n’en persiste pas moins dans une politique d’attente. Le décret de novembre dénoue la langue du corps législatif. La vaillante opposition des cinq, reprenant la liberté à son origine, fait de la discussion de l’adresse une véritable constituante d’une quinzaine. Sa parole porte ; l’opinion retourne à la liberté. L’heure du scrutin approche ; que dira le suffrage universel ? On attend la réponse. Une portion de la démocratie, toujours noyée dans sa tristesse d’inconsolable Rachel, plonge de plus en plus dans l’abstention ; mais le peuple veut faire quand même acte de présence : Proudhon change d’idée, il entend fermer l’entrée de la chambre à l’opposition ; il prend gravement sa tête dans sa main, il imagine la bouffonnerie d’un vote qui vote et qui ne vote pas, il conseille au peuple de porter dans l’urne du papier et rien que du papier. Il déguise le suffrage universel en blanc, comme pour une partie de bal masqué. C’était l’abstention sous la forme d’une attrape.

Et le même homme qui avait engagé la démocratie à prêter serment, changeant aujourd’hui de parole comme de conduite, fulmine une brochure contre ce qu’il appelle la démocratie assermentée ; il retourne sa thèse en sens inverse, il affirme avec la même intrépidité de conviction que la démocratie a prêté serment « non pas au peuple, mais à un homme, » et il insinue par la même occasion qu’elle pourrait bien avoir commis un parjure. Le peuple vote néanmoins ; l’union de la classe bourgeoise et de la classe ouvrière donne la victoire, de ville en ville, au parti de la liberté. Proudhon en éprouve la même tristesse que le pouvoir, et sous le coup de sa défaite, il écrit le libelle de la capacité électorale des classes ouvrières, — de la capacité, le mot dit tout. Il n’y a d’électeur capable que l’électeur qui vote comme Proudhon. Il remue la lie de 1848 à pleine main, il cherche encore à aigrir la classe ouvrière contre la classe bourgeoise ; mais il parle au vent, le peuple ne l’écoute plus, il sait par expérience où l’a mené la guerre de classe à classe ; il ne pense pas que la prospérité de Cayenne vaille la peine de recommencer la sinistre école de juin. Alors Proudhon écoule sa mauvaise humeur de tribun éconduit sur l’opposition du corps législatif, et il affirme et imprime que le gouvernement a toujours raison contre elle en toute occasion et sur toute question. « Monseigneur, vous avez menti, » disait De Maistre à Bossuet. — A quoi sert l’opposition ? demande Proudhon ironiquement. — Eh ! mon Dieu ! elle sert à réparer le mal que vous avez fait à la liberté.

Mais voici que Proudhon lui-même, averti par l’heure sévère, songe à faire son examen de conscience. A partir de l’année où il a tenu là plume pour la première fois, il a toujours excommunié la propriété. Il l’avait dans le temps assimilée à la bête du cirque et il avait annoncé sa mort prochaine. « Ave, morilura, lui avait-il crié, tu vas passer par mes mains, » et il avait affilé sur la pierre sa lame de gladiateur. Proudhon a eu le temps depuis lors de remettre la question à l’étude. Il la voit en vieillissant sous un autre aspect, et après ample examen il réhabilite la propriété. — Pour ses bienfaits peut-être ? Pas tout à fait encore. Il lui faut bien ménager l’amour-propre de ses premières critiques. Il justifie la propriété par ses abus, il la proclame sacrée précisément parce qu’elle est abusive. Son vice, voilà sa vertu ! « La propriété, dit-il, constituée contre toute raison de droit, peut être considérée comme le triomphe de la liberté. C’est la liberté qui l’a faite, non pas comme il semble au premier abord contre le droit, mais par une intelligence bien supérieure du droit. » A la bonne heure ! que ne le disait-il plus tôt ?

Eh quoi ! il lui a fallu vingt ans pour faire cette découverte que la propriété, abusive en elle-même, tirait sa légitimité de ses propres abus, et après l’avoir maudite, après l’avoir revomie avec je ne sais quelle horreur apocalyptique, il soupçonne tout à coup, comme par hasard, in extremis, qu’elle constitue un droit supérieur au droit, le droit même de la liberté, et après une erreur si prodigieuse, suivie d’un plus prodigieux erratum, l’adversaire repenti de la propriété trouve le moyen de chanter un magnificat à la gloire de son génie, et mieux encore le moyen de prouver qu’il n’a pas varié d’opinion. Et savez-vous comment ? En opposant le principe à la fin, comme si le principe ne contenait pas la fin, du moins en principe. Oui, comme principe, la propriété restera illégitime ; mais, comme fin, elle devient équitable. Il suffit qu’on la prenne par un bout ou par l’autre pour qu’on ait tour à tour la permission de la maudire ou de la bénir. Proudhon n’avait vu d’abord que le principe, et il avait dit : C’est le vol ; aujourd’hui il voit la fin, et il lève le séquestre qu’il avait mis sur la propriété. Et maintenant que la fin lui apparaît et le contraint à proclamer la vérité qu’il avait niée, croit-il donc mettre sa responsabilité en règle par une simple pirouette ? Nous pouvons tous nous tromper sans doute, mais c’est un devoir pour nous de faire amende honorable de notre erreur ; la reconnaissance du tort commis est une forme de la dignité humaine et comme la rançon de la conscience.


V

Il faut finir. Proudhon avait pris pour devise : destruam et œdificabo. Qu’a-t-il détruit ? Rien. Qu’a-t-il édifié ? Rien encore ; l’écho lui-même ne répond plus quand on lui redemande la banque d’échange. Proudhon aimait à tenir le miroir devant sa figure et à faire un compliment à son image. Proudhon en contemplation devant Proudhon trouvé que Proudhon a beaucoup inventé ; il a inventé la propriété c’est le vol, mais il a pris le mot à Brissot. Il a inventé la série, mais il l’a empruntée à Fourier ; il a inventé la justice à la place de l’église, mais M. Michelet avait déjà émis cette idée dans une préface ; il a inventé la raison collective, mais M. Cousin l’avait nommée la raison impersonnelle ; il a inventé la femme ménagère, il veut qu’elle dise à son mari : monsieur, mais il reste au-dessous du Chinois qui brise le pied de sa femme pour la retenir à la maison ; il a inventé la gratuité du crédit, mais l’église l’impose de tout temps sous peine de damnation ; il a inventé la mutualité de la valeur constituée ou l’équivalence de la valeur : l’utilité vaut l’utilité, pour répéter sa formule ; la fonction vaut la fonction, le service paie le service, la journée de travail balance la journée de travail. Et à l’appui de sa thèse, que le service paie le service, comme on peut le voir par son mémoire au prince Napoléon, il oblige le riche à donner la moitié de son revenu à son valet de chambre. A ce compte, on ne trouverait plus un fonctionnaire, tout le monde voudrait être valet. Proudhon n’a pas même le mérite de cette folie, un Anglais du nom de Bray en avait donné l’étrenne. « Mutualité de service, dit Bray, égalité de bénéfice. » — a valeur égale échangée contre valeur- égale, » n’est-ce pas là ce que Proudhon appelle en style cabalistique la commensuration de la valeur ? L’Amérique n’invente pas, mais elle vérifie. Un Américain, Josiah Warrem, appliqua la doctrine de Bray au bord de l’Ohio, dans la colonie d’Utopia. Le bottier y échangeait avec le buraliste une heure de tire-pied contre une heure d’écritoire, service mutuel, bénéfice égal. Qu’en est-il résulté ? Que la colonie a tenu parole à son nom de baptême, et qu’elle a fini comme finit toute espèce d’utopie.

Il faut bien avoir dans ce monde l’originalité du mot quand on n’a pas l’autre originalité ; on n’est pas un penseur, on sera un virtuose : alors on donne le coup d’archet, on le donne même en sens inverse. Proudhon aie mérite de la contradiction : quidquid dixeris, argumentabor, et il argumente pour toute et contre toute doctrine. Un jour il crie : Vive la Pologne ! L’heure passe ; périsse la Pologne ! Une autre fois, il dira : Que le prêtre n’approche pas de mon enfant, ou je tue le prêtre ! puis il penchera la tête sur la poitrine, et il affirmera que Rome est aujourd’hui la seule garantie de morale. A un autre moment, il conseille à la démocratie de prêter serment pour entrer au corps législatif, puis il tourne sur le talon et il ajoute : N’entre pas, ou tu te parjures. Ailleurs il annonce une clé magique qui ouvre toute espèce de problème, il nomme cette clé la synthèse, et lorsque le public attend à la porte, Proudhon montre sa main vide, et reconnaît d’un air embarrassé que « l’antinomie ne se résout pas par la synthèse, » autrement dit que la serrure est brouillée. Enfin il court sur le rempart, la tête au vent, en criant : La propriété est morte ; Proudhon l’a tuée ; puis il revient sur ses pas et il fait du code civil le dieu de la liberté. Une fois en verve de résipiscence, il demande le rétablissement du cens électoral pour corriger la France de la monomanie du suffrage universel. Quelqu’un prophétisait, il y a dix-sept ans, que les filles des conservateurs iraient planter des rosiers sur la tombe de Proudhon. Le temps a-t-il assez donné raison à sa prophétie ?

Ce n’est pas qu’on ait le droit de blâmer la contradiction ; la dernière opinion peut valoir mieux que la première. On ne doit condamner personne à l’impénitence finale ; mais il y a justice à blâmer la mauvaise humeur : quand on émet une idée, on invite le public ; on est maître de maison. On doit en faire galamment les honneurs ; mais lorsqu’on reçoit l’invité à coups de poing, il prend la fuite ou il va chercher le sergent de ville. Il faut donc toujours respecter le public et plus encore l’écrivain, ce public du public. L’intelligence fait l’homme ; le plus grand homme, c’est le plus grand penseur, et le plus grand penseur, c’est le plus grand écrivain, puisque la vérité n’est que la pensée exprimée. Un écrivain qui fait injure à un autre, non-seulement se la fait à lui-même, mais encore il nuit au progrès de l’intelligence, car enfin tout homme préposé au ministère de la parole cherche de bonne foi la vérité, et, lors même qu’il ne la trouve pas, il mérite encore la reconnaissance, car il appelle la réflexion sur son hypothèse, et sous ce rapport il contribue au développement de l’esprit. Proudhon n’a jamais voulu admettre cette assurance mutuelle de l’intelligence, il en a été puni par son isolement. Or qu’est-ce que l’isolement ? Le néant du penseur. Il aura fait du bruit, voilà tout ; il pouvait faire mieux à notre avis et tirer un autre parti de son talent.

Aimez-vous les uns les autres, disait Voltaire aux encyclopédistes, car si vous ne vous aimez pas, qui diable vous aimera ? Proudhon n’aimait pas à aimer, il aimait plutôt à haïr ou du moins à blesser. Notre siècle aura eu peut-être sa part de génie ; il a pensé quelquefois, agi à l’occasion, inventé souvent, sans vouloir faire tort à Proudhon, et pourtant en face de ce siècle inspiré Proudhon n’a jamais eu un oubli de lui-même, un mot de cœur pour quoi que ce soit, pour qui que ce soit, même dans son courant d’opinion. En vrai paysan qu’il est, ce qu’il déteste le plus, c’est son voisin. Un homme a rendu service à la cause commune, il aurait le droit de compter sur une marque de sympathie. Eh bien ! non, frappe ! Dieu reconnaîtra les siens d’un autre côté. Il y a un poète européen emporté après un long supplice par une maladie nerveuse, et Proudhon, qui devait finir de la même maladie, a le courage de jeter sur ce martyr de l’infirmité humaine cette déplorable épitaphe : « Il a vécu et il est mort en catin digne de pourrir au charnier des filles repenties ! » Que dit-il de Rousseau ? Il l’appelle une tête fêlée, et il le met au-dessous de la Du Barry ; ce n’est qu’une âme vile, un cœur sec, un vrai jongleur ; le peuple fera bien de traîner son cadavre à Montfaucon. Voltaire lui-même ne trouve pas grâce devant Proudhon. « Il commence, dit-il, à nous sembler drôle, et si nous n’avions soin de le mesurer à la mesure du XVIIIe siècle, qui est le pied de roi, il nous paraîtrait de taille assez médiocre. » Le métier de grand-prévôt de la pensée peut être un métier qui a son excuse ; encore faut-il y apporter un sentiment de justice et prendre garde à trop presser l’éponge de fiel et de vinaigre.

La critique aurait mauvaise grâce aujourd’hui à soumettre Proudhon à la loi du talion. Il n’a pas eu sans doute le je ne sais quoi du cœur qui fait l’homme complet parce qu’il fait le pendant de la raison. Il a pu avoir le respect de l’amitié au besoin, et on pourrait citer de lui tel ou tel autre trait digne d’une sœur de charité ; mais au fond bonté, sympathie, c’est-à-dire la fleur, la grâce même, l’existence, tout cela paraissait à ce fou du cœur une véritable folie. Il ne comprend pas plus la poésie de l’art qu’aucune autre poésie ; il préfère Courbet à Raphaël, et cette fois, malgré son penchant à l’ironie, il parle avec sincérité. Et pourtant, en cherchant bien, on lui trouverait peut-être un mérite. On avait trop négligé le peuple sous Louis-Philippe ; Proudhon s’est fait peuple pour venger cette indifférence. Il a parlé si fort qu’il a bien fallu l’entendre. Il a posé la question sociale avec violence à coup sûr, mais par sa violence même il l’a imposée à l’attention du public. Il ne l’a pas résolue sans doute, personne ne pouvait la résoudre. Il n’en aura pas moins servi à mettre la question du prolétaire à l’ordre du jour et obligé la France à réfléchir. Autrefois, du temps de la Bible, quand il arrivait malheur à la Judée, on voyait tout à coup passer sur la place publique un homme étrange, venu on ne sait d’où, qui ne savait pas lui-même où il allait. La tête au vent et la toilette en désordre, il tonnait contre ce qu’il appelait l’indifférence, et il annonçait la ruine d’Israël. Quand il parlait une langue pittoresque, la foule l’écoutait avec curiosité et rentrait en elle-même. Elle ne mourait pas sans doute de cette prophétie de malheur, mais elle avait appris à faire son examen de conscience.


EUGÈNE PELLETAN.

  1. Œuvres complètes, Librairie internationale, A. Lacroix, Vertoeckhoven et comp.