Proverbes dramatiques/Le Chanoine de Reims

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LE
CHANOINE
DE REIMS.

QUATRE-VINGT-NEUVIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


L’ABBÉ DE LA CRAIE, Chanoine de Reims.

M. COLLIGER, Auteur.

M. FESTONS, Décorateur des menus plaisirs.

Me. MONIQUE, Gouvernante de l’Abbé de la Craie.

St. PIERRE, Laquais de Monsieur Festons.


La Scene est chez l’Abbé de la Craie à Reims.

Scène premiere.

M. FESTONS, M. COLLIGER, DAME MONIQUE.
De. MONIQUE.

Messieurs, donnez-vous la peine d’entrer & de vous asseoir.

M. FESTONS.

Et pourquoi faire ?

De. MONIQUE.

Monsieur le Chanoine de la Craie va revenir.

M. COLLIGER.

Mais il y a huit jours que vous dites qu’il va arriver ; nous venons ici tous les jours, & il n’arrive jamais.

De. MONIQUE.

Ah dame ! c’est qu’il a eu bien des affaires à ses vignes ; mais il est revenu.

M. COLLIGER.

Quoi ! il est à Reims ?

De. MONIQUE.

Oui, Monsieur, & je lui ai dit que ces Messieurs étoient venus le demander bien des fois. Il est allé voir un de ces Messieurs les Chanoines, & il m’a recommandé de l’aller chercher, si par hasard ces Messieurs revenoient : ainsi assoyez-vous.

M. FESTONS.

Eh bien, ne soyez donc pas long-temps.

De. MONIQUE.

Ah ! c’est ici tout près dans la rue pavée d’Andouilles[1]. C’est que Monsieur le Chanoine, chez qui est le nôtre, a des vignes dans le même canton, qui ne sont pas si bonnes tout-à-fait ; mais le vin en est pourtant bien bon.

M. COLLIGER.

Allez donc.

De. MONIQUE.

Je vous dis cela, parce que si vous aviez envie d’en acheter, il y en a encore à vendre, & que Monsieur le chanoine vous en feroit avoir ; parce que c’est son ami depuis long-temps.

M. FESTONS.

Fort bien.

De. MONIQUE.

Il n’est pourtant pas aussi âgé ; car il n’étoit pas encore Chanoine du temps du sacre de 1722.

M. COLLIGER.

C’est assez.

De. MONIQUE.

J’y étois moi à ce sacre, c’est-à-dire, à Reims. Eh ! mon Dieu, tenez, nous avions chez nous un beau Monsieur qui y étoit logé, qui me trouvoit bien gentille. Ah dame ! j’étois plus jeune que je ne suis. Mais c’est qu’on a tous les ans douze mois, comme vous savez. Monsieur le Chanoine vous contera tout cela ; car il a plus de mémoire que moi.

M. FESTONS.

Mais si vous n’allez pas le chercher, nous nous en allons.

De. MONIQUE.

J’en serois bien fâchée. Ne vous impatientez pas.

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Scène II.

M. FESTONS, M. COLLIGER.
M. COLLIGER.

C’est une terrible chose que les vieilles gens avec tous leurs bavardages !

M. FESTONS.

J’aime bien que tu me dises cela, quand tu n’es venu à Reims avec moi que pour causer avec cet Abbé de la Craie, & que tu m’as retenu deux jours de plus que je ne voulois pour l’attendre.

M. COLLIGER.

Mais c’est qu’il m’est important de voir un homme qu’on m’a dit qui étoit au sacre, pour faire mon livre du Recueil des cérémonies.

M. FESTONS.

Et tu crois qu’à cet âge-là il se souviendra de tout ce qu’il aura vu ?

M. COLLIGER.

J’en suis sûr. Les vieillards n’ont de la mémoire que pour les choses anciennes, & ils se plaisent à se les rappeller ; ils n’oublient pas la moindre circonstance, ce que les auteurs contemporains négligent trop souvent.

M. FESTONS.

Oui ; mais s’il te tient trop long-temps, je t’avertis que je partirai ; je dois rendre compte demain matin de ma besogne à Paris : je t’ai attendu assez.

M. COLLIGER.

Je compte, après cette conversation, de faire un livre unique sur cette matiere, & qui fera tomber tous les autres.

M. FESTONS.

Tu ne suis que tes idées, & tu ne m’écoutes pas.

M. COLLIGER.

Je t’ai entendu de reste ; je ne te ferai pas attendre.

M. FESTONS.

A la bonne heure.

M. COLLIGER.

Tu sais bien que je n’ai pas le sol ; ainsi je n’ai pas envie de rester ici sans toi.

M. FESTONS.

Ma foi, je n’ai que ce qu’il me faut pour la poste & pour payer la dépense de notre auberge.

M. COLLIGER.

Tiens, nous allons avoir des nouvelles du Chanoine.

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Scène III.

De. MONIQUE, M. COLLIGER, M. FESTONS.
M. COLLIGER.

Eh bien, va-t-il venir Monsieur le Chanoine ?

De. MONIQUE.

Oui, oui.

M. FESTONS.

Mais quand ?

De. MONIQUE.

Tout à l’heure, tout à l’heure.

M. FESTONS.

Avec tout cela le temps se perd : vois si tu veux revenir avec moi, ou si tu veux rester ici.

M. COLLIGER.

Je ne te demande qu’un quart-d’heure.

M. FESTONS.

Eh bien, je m’en vais toujours faire préparer les chevaux ; mais après cela je ne retarde plus, je t’en avertis.

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Scène IV.

De. MONIQUE, M. COLLIGER.
M. COLLIGER.

Il se fait bien attendre Monsieur le Chanoine.

De. MONIQUE.

Dame, il n’a pas de si bonnes jambes que vous ; il ne peut pas aller aussi vite, quoiqu’il se porte bien.

M. COLLIGER.

Et, il a une bonne mémoire ?

De. MONIQUE.

Oh ! il se souvient de tout, de tout ce qu’il a vu, comme si c’étoit d’hier. Mais j’entends quelqu’un.

M. COLLIGER.

On n’a pas sonné.

De. MONIQUE.

Est-ce qu’il n’a pas la clef ? Tenez, le voilà, c’est lui-même.

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Scène V.

L’ABBÉ, M. COLLIGER, De. MONIQUE.
L’ABBÉ.

Messieurs, j’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bon jour.

De. MONIQUE.

Il n’y en a qu’un, l’autre s’en est allé.

L’ABBÉ.

Ah ! je suis bien fâché de ne l’avoir pas vu.

M. COLLIGER.

Monsieur…

L’ABBÉ.

Assoyez-vous donc, je vous prie. On m’a dit que vous m’attendiez depuis huit jours ; je n’en savois rien, & puis quand on a des affaires, on ne sait pas le temps qu’elles vous tiendront.

M. COLLIGER.

J’en ai de bien pressées, & je voudrois vous demander si vous ne pourriez pas me rendre un service intéressant ?

L’ABBÉ.

Je ferai tout ce que vous voudrez, ou plutôt tout ce que je pourrai ; car…

De. MONIQUE.

Monsieur, je m’en vais chercher votre robe-de-chambre.

L’ABBÉ.

Vous ferez bien, Dame Monique.

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Scène VI.

L’ABBÉ, M. COLLIGER.
L’ABBÉ.

Monsieur, je vous demande bien pardon ; mais c’est qu’à mon âge il faut se mettre un peu à son aise.

M. COLLIGER.

Je ne veux pas vous déranger. On m’a dit, Monsieur, que vous étiez au sacre de 1722.

L’ABBÉ.

Ah ! mon Dieu, oui, j’y étois, & je puis vous en parler savamment ; car il me semble que j’y suis encore ; cela m’est aussi présent que de vous voir là.

M. COLLIGER.

Vous avez une heureuse mémoire, & vous pourriez m’aider prodigieusement dans un ouvrage que je veux faire sur le sacre.

L’ABBÉ.

Vous ne pouvez pas mieux vous adresser.

M. COLLIGER.

On me l’a bien dit à Paris, que si je pouvois causer un peu avec vous, je saurois les choses très-exactement, & c’est ce qui m’a fait venir.

L’ABBÉ.

Qu’est-ce qui peut vous avoir dit cela ?

M. COLLIGER.

Monsieur l’Abbé Dubreuil.

L’ABBÉ.

L’Abbé Dubreuil ? Je ne me rappelle pas bien…

M. COLLIGER.

Cela n’est pas nécessaire ; je suis très-pressé…

L’ABBÉ.

Attendez, attendez, j’y suis. J’étois étonné de ne me pas souvenir de l’Abbé. Oui, c’est cela, je me rappelle à présent… Et tenez, mon frere avoit été fort amoureux de sa grand’mère ; il a même pensé l’épouser.

M. COLLIGER.

Tout cela ne fait rien.

L’ABBÉ.

Pardonnez-moi, je voulois vous faire voir que je ne l’avois pas oublié.

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Scène VII.

L’ABBÉ, M. COLLIGER, De. MONIQUE.
De. MONIQUE, apportant la robe-de-chambre de l’Abbé.

Allons, Monsieur le Chanoine, voulez-vous mettre votre robe-de-chambre ?

L’ABBÉ.

Sans doute, sans doute. Vous permettez, Monsieur ? (Il met sa robe-de-chambre.)

M. COLLIGER, à part.

Je n’aurai jamais le temps de rien savoir de ce que je veux.

De. MONIQUE.

Bon, j’ai oublié votre bonnet de nuit.

L’ABBÉ.

Je n’en ai que faire.

De. MONIQUE.

Vous ne voulez donc plus rien ?

L’ABBÉ.

Non, non.

De. MONIQUE.

Allons, je m’en vais penser à mon dîner.

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Scène VIII.

M. COLLIGER, L’ABBÉ.
M. COLLIGER, à part.

Je meurs d’impatience.

L’ABBÉ.

Vous devriez dîner avec moi, Monsieur, on cause mieux le verre à la main.

M. COLLIGER.

Je ne le puis pas ; je suis très-pressé de partir pour Paris.

L’ABBÉ.

Je vous aurois fait boire du vin de quarante-trois. Je ne crois pas qu’il y en ait de pareil.

M. COLLIGER.

Je vous suis très-obligé, Monsieur l’Abbé ; mais, je vous en prie, allons au fait.

L’ABBÉ.

C’est tout ce qui s’est passé au sacre que vous voulez savoir ?

M. COLLIGER.

Oui, Monsieur.

L’ABBÉ.

Tenez, il me semble que j’y suis. Vous savez que cela dure plusieurs jours ?

M. COLLIGER.

Oui, oui.

L’ABBÉ.

Attendez, reprenons de la veille du premier jour. Qu’est-ce que nous fîmes ?… Qu’est-ce que nous fîmes ? Ah ! nous nous assemblâmes tous, ce que nous étions de Chanoines.

M. COLLIGER.

Fort bien.

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Scène IX.

L’ABBÉ, M. COLLIGER ; De. MONIQUE, St. PIERRE, en bottes.
De. MONIQUE, à M. Colliger.

C’est vous, Monsieur, qu’on demande.

M. COLLIGER.

Ah ! St. Pierre, je m’en vais dans un moment. Prie Monsieur Festons de m’attendre encore un instant.

St. PIERRE.

Monsieur, il m’a dit de vous dire que si je ne vous ramenois pas avec moi, il partiroit sur le champ.

L’ABBÉ.

Où voulez-vous donc aller ?

M. COLLIGER.

A Paris, avec un Monsieur qui m’a amené ici seulement pour vous voir.

L’ABBÉ.

Cela est bien honnête.

M. COLLIGER.

Et pour m’instruire de ce que je viens de vous demander.

L’ABBÉ.

Mais si vous partez, vous ne le saurez pas.

M. COLLIGER.

Eh vraiment non, c’est là ce qui me désespere.

L’ABBÉ.

Il ne faut pas vous désespérer pour cela, nous trouverons quelque occasion plus favorable.

M. COLLIGER.

Il n’y en a pas dont je puisse mieux profiter, pour des raisons que je ne peux pas vous dire.

L’ABBÉ.

Attendez, attendez ; laissez partir Monsieur votre ami.

M. COLLIGER.

Comment ! cela ne se peut pas.

L’ABBÉ.

Pardonnez-moi ; le Doyen part à trois heures après midi ; il cherchoit quelqu’un pour lui tenir compagnie. Il sera charmé de voyager avec vous.

M. COLLIGER.

Vous le croyez ?

L’ABBÉ.

J’en suis sûr.

M. COLLIGER.

Il n’a personne ?

L’ABBÉ.

Non, je le quitte, & je vais lui envoyer Dame Monique, pour lui dire que je lui ai trouvé un compagnon de voyage.

M. COLLIGER.

Mais c’est que…

L’ABBÉ.

Il ne vous en coûtera pas un sol encore ; voilà le meilleur.

M. COLLIGER.

Vous m’en répondez.

L’ABBÉ.

Sûrement.

M. COLLIGER.

Allons. St. Pierre, dis à M. Festons qu’il peut s’en aller.

St. PIERRE.

Je m’en vais le lui dire. Vous n’avez pas besoin que je vous laisse votre sac de nuit ?

L’ABBÉ.

Non, non ; le Doyen va tout de suite sans s’arrêter.

St. PIERRE.

En ce cas-là, j’aurai soin de toutes vos affaires.

M. COLLIGER.

Je t’en serai obligé, St. Pierre.

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Scène X.

L’ABBÉ, M. COLLIGER, De. MONIQUE.
L’ABBÉ.

Ecoutez, Dame Monique.

De. MONIQUE.

Oui, Monsieur le Chanoine.

L’ABBÉ.

Allez vous-en, de ma part, chez le Doyen ; vous lui direz que j’ai un compagnon de voyage à lui donner, que je le prie de le prendre ici en passant ; c’est son chemin.

De. MONIQUE.

Est-ce aujourd’hui ?

L’ABBÉ.

Oui, c’est Monsieur qui s’en va à Paris avec le Doyen.

De. MONIQUE.

Ah ! j’entends ; allons, j’y vais,

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Scène XI.

M. COLLIGER, L’ABBÉ.
M. COLLIGER, à part.

J’apprendrai donc enfin ce que je veux savoir.

L’ABBÉ.

Ah çà, où en étions-nous ?

M. COLLIGER.

A la veille du sacre.

L’ABBÉ.

Ah, oui : nous nous assemblâmes tous chez le Doyen, la veille, pour délibérer sur ce que nous avions à faire. Ce n’étoit pas le Doyen d’à présent ; mais c’étoit un bon vivant, qui faisoit la meilleure chere du monde ; je m’en souviens comme si j’y étois, il nous donna un dîner excellent.

M. COLLIGER.

Supposons le dîner fini.

L’ABBÉ.

Un moment. Tenez, il me semble que je vois le dîner. Nous avions deux potages succulents : le Doyen aimoit le potage, il me semble que je le vois là à le manger ; car c’étoit ici, cette maison lui appartenoit. Il avoit à côté de lui le Chanoine Long-Brun, qui étoit maigre & sec ; mais qui buvoit bien du vin.

M. COLLIGER.

Cela n’est pas nécessaire à savoir pour…

L’ABBÉ.

Pardonnez-moi, c’est pour vous prouver que ma mémoire est fidelle. A chaque bout de la table il y avoit des côtelettes de veau. Le Chanoine Gobart en mangea sept à lui seul, & Raclart onze ; il me semble que je les vois tous deux boire & manger. Gobart avoit une bonne trogne ; & comme il rioit toujours quand il avoit la bouche pleine, & qu’il parloit, il ne faisoit pas bon être de ses voisins. Ce même jour, le Chanoine Blondinau s’en plaignit beaucoup, il étoit dans une colere qui nous fit bien rire ; il me semble que je le vois. (Il rit long-temps.)

M. COLLIGER, à part.

Quel homme ! quel homme ! Il ne finira jamais !

L’ABBÉ.

Je vais par ordre, comme vous voyez.

M. COLLIGER.

Que trop.

L’ABBÉ.

Enfin, le dîner fut très-gai, & nous bûmes que c’étoit un plaisir ! Je me souviens d’un vin blanc, dont les vignes ont été gelées depuis ; il me semble que je le bois encore. Ce qui nous fâcha beaucoup, c’est que Gobart en cassa une bouteille avec un tire-bouchon qu’il avoit acheté la veille à Montmirel.

M. COLLIGER.

Mais, Monsieur l’Abbé…

L’ABBÉ.

Vous voyez si j’ai la mémoire bien présente.

M. COLLIGER.

Oui, mais passons à ce qui m’amene.

L’ABBÉ.

Ah oui, cela est juste : j’y viens. Je ne sais si je vous ai dit tout ce que nous avions à dîné ?

M. COLLIGER.

Oui, tout.

L’ABBÉ.

Bien exactement ?

M. COLLIGER.

Je vous dis que oui.

L’ABBÉ.

Je ne vous ai pas parlé d’un mouton de Beauvais, qui étoit excellent, & que mon frere m’avoit envoyé. Il étoit Chanoine à Beauvais, & d’une taille ! Il avoit près de six pieds ; & comme il atteignoit à tout facilement, on l’appelloit le Chanoine Long-bras.

M. COLLIGER.

Mais vous voyez bien que vous me menez à Beauvais, quand il n’est question que de ce qui s’est passé à Reims.

L’ABBÉ.

C’est pour vous prouver ma mémoire & mon exactitude.

M. COLLIGER.

Oui ; mais je ne sais encore rien. Passez à la fin du repas.

L’ABBÉ.

Cela est bien aisé à dire ; je n’ai pas encore eu le temps de rien manger. J’avois pourtant une bonne perdrix sur mon assiette ; il me semble que je la vois encore ; mais, puisque vous le voulez, il n’y avoit que six heures que nous étions à table, lorsque l’on servit le dessert. Il étoit beau ! dans le milieu il y avoit un jambon…

M. COLLIGER.

Ah ! je vous en prie…

L’ABBÉ.

Vous serez étonné du jambon au dessert ; mais c’étoit notre usage dans ce temps-là, parce que cela fait boire. Celui-là étoit bien sallé ; il me semble que je le vois encore.

M. COLLIGER.

Ah, je vous en prie, sortez de table.

L’ABBÉ.

Bon ! vous n’y êtes pas. Tout en buvant, le Doyen dit : Messieurs, si nous parlions un peu de nos affaires, nous n’avons pas beaucoup de temps, c’est demain, & nous n’avons encore rien délibéré. Eh bien, buvons un coup, dit le Chanoine Ventrin. Je ne vous ai pas encore parlé de lui, je crois ? Il étoit gros comme un orme qu’il y avoit dans la cour du Doyen, qui étoit vieux comme le monde ; c’est moi-même qui l’ai mesuré, il me semble que j’y suis encore.

M. COLLIGER.

Dites, enfin que fîtes-vous ?

L’ABBÉ.

Nous délibérâmes que nous nous rendrions à l’église le lendemain à cinq heures du matin. Gobart dit : Messieurs, le temps avance ; si vous m’en croyez, nous souperons ensemble, & tout en buvant nous arriverons à cinq heures de matin ; je l’entends encore. Nous ordonnons le souper.

M. COLLIGER.

J’espère que vous m’en ferez grâce.

L’ABBÉ.

Il étoit pourtant bien bon ! il me semble que j’y suis encore. Nous envoyons chercher nos aumusses. La mienne se trouva brûlée d’un côté, parce que ma gouvernante, qui étoit endormie, la laissa tomber dans le feu ; mais en mettant le brûlé en dedans, cela ne s’appercevoit pas. Vous voyez que je me souviens de tout.

M. COLLIGER.

De tout ce qui est inutile.

L’ABBÉ.

Cinq heures sonnent, nous buvons un coup, & nous nous mettons en marche ; nous arrivons à l’eglise. Nous trouvons à la porte un Cent-Suisse qui avoit une belle moustache ; il me semble que je le vois encore : Où allez-vous, Messieurs, nous dit-il ? Nous allons dans l’église. Vous n’avez point de place ici, Messieurs. Ah ! ah ! celui-là est plaisant ! Vous ne nous connoissez pas, apparemment ? Vous n’entre pas par ici. Allons, marche.

M. COLLIGER.

Comment ! vous ne pûtes pas entrer ?

L’ABBÉ.

Attendez donc. Nous nous regardâmes tous en riant ; il me semble que j’y suis encore. Ventrin dit : Messieurs, si vous m’en croyez, nous irons nous coucher ; si l’on a besoin de nous, on viendra nous chercher.

M. COLLIGER.

Quoi ! les Chanoines ne sont pas entrés ?

L’ABBÉ.

Pardonnez-moi, par une autre porte ; il me semble que j’y suis encore.

M. COLLIGER.

Allons, vous allez donc me dire ?

L’ABBÉ.

J’eus une indigestion qui m’obligea de retourner chez moi, & j’ai été malade pendant huit jours ; je m’en souviens comme si j’y étois encore.

M. COLLIGER.

Et vous m’avez retenu pour ne m’apprendre que cela ?

L’ABBÉ.

Ecoutez donc : si vous n’admirez pas ma mémoire au bout d’un temps si considérable, je ne sais pas ce que vous voulez.

M. COLLIGER.

Je serois parti…

L’ABBÉ.

Et vous partirez tout de même. Tenez, voilà Dame Monique.

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Scène XII.

L’ABBÉ, De. MONIQUE, M. COLLIGER.
L’ABBÉ.

Eh bien, Dame Monique, le Doyen ?

De. MONIQUE.

Il est parti, Monsieur le Chanoine.

M. COLLIGER.

Il est parti ?

De. MONIQUE.

Oui, avec un autre Monsieur : je l’ai vu monter en chaise.

M. COLLIGER.

Il faut que je sois bien malheureux ! Monsieur l’Abbé, vous êtes cause que je suis dans le plus grand embarras.

L’ABBÉ.

Mais nous trouverons peut-être une autre occasion

M. COLLIGER.

Eh non, Monsieur, je vous remercie ; je vais voir moi-même ce que je pourrai devenir.

L’ABBÉ.

Attendez donc.

M. COLLIGER.

Adieu, adieu.

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Scène derniere.

L’ABBÉ, De. MONIQUE.
De. MONIQUE.

Pour quoi donc est-il si fort en colere ce Monsieur ?

L’ABBÉ.

Je n’en sais rien. J’admire pourtant ma mémoire ; je l’ai entretenu pendant plus d’une heure, j’ai besoin de boire un coup.

De. MONIQUE.

Allons, venez Monsieur le Chanoine ; mais une autre fois ne parlez pas tant sans boire.

L’ABBÉ.

C’est ce que je ferai, je vous en réponds bien.

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Explication du Proverbe :

89. Promettre est un, & tenir est un autre.

  1. Rue de Reims.