Précis de la mythologie scandinave/Punition de Loke

La bibliothèque libre.


◄  Balder
Ragnarok  ►

PUNITION DE LOKE.

Le forfait d’avoir tué Balder et empêché que ce dieu ne fût racheté des enfers, n’arrêta point la méchanceté de Loke ; il eut encore l’audace d’insulter les dieux et les déesses au festin d’Ægir.[1] Ce dernier affront fit éclater le courroux des dieux, poussé déjà à l’extrême. Pour se soustraire à la vengeance de l’assemblée divine, Loke s’enfuit dans les montagnes, où il bâtit une maison, munie de quatre portes donnant sur les quatre coins du monde, afin d’être au guet de tout danger approchant. Dans la journée il se convertissait en saumon, et se cachait au fond de la rivière. Il méditait quels seraient les artifices que pussent imaginer les dieux pour s’emparer de sa personne. Il s’assit dans sa maison, devant le feu du foyer, prit du fil et le noua comme se noue le filet d’aujourd’hui. Mais Odin, du haut de son siége élevé, l’avait découvert ; et Loke, s’apercevant de l’approche de ses persécuteurs, jeta aussitôt au feu le filet auquel il travaillait, et s’élança dans la rivière. Kvaser, le plus sage des dieux envoyés à la poursuite de Loke, pénétra le premier dans la maison ; il y vit la forme entière du filet dans les cendres blanchâtres du foyer, et comprit à l’instant que ce devait être un appareil ingénieux fait pour attraper des poissons ; il courut communiquer cette découverte à ses compagnons. Ceux-ci firent un autre filet à l’imitation de celui qu’avait fabriqué Loke. L’œuvre achevée, ils se rendirent à la rivière où ils plongèrent le filet que Thor tira à lui seul d’un côté, pendant que les autres, placés au bord opposé, s’entr’aidèrent à le tirer de l’autre. Ainsi ils descendirent la rivière ; Loke nageait toujours en avant du filet et se blottit enfin entre deux pierres, de manière à faire passer le filet au-dessus de lui. Ils s’aperçurent pourtant qu’il y avait là quelque chose de vivant ; ils remontèrent alors le torrent et jetèrent encore une fois le filet, après y avoir attaché quelque chose de lourd pour le faire mieux enfoncer, afin que rien n’échappât. Loke devança de nouveau le filet, mais voyant qu’il ne lui restait qu’une petite distance de là à la mer, il sauta par-dessus le bord du filet et remonta le torrent. Cependant on le découvrit. Les dieux alors remontèrent de même, et se divisèrent en deux bandes pendant que Thor traversait la rivière à gué. Ainsi ils s’approchèrent encore une fois de la mer. Quant à Loke, il n’y avait que deux partis à prendre : de se lancer dans la mer, ce qui était extrêmement dangereux, ou de remonter le torrent encore une fois, en sautant par-dessus le filet. Il se décida pour la première alternative, mais Thor le saisit, et au moment où le saumon voulut échapper, le dieu réussit à le rattraper par la queue en la serrant de toutes ses forces. C’est depuis ce temps que le saumon garde la façon étroite de la queue qui lui est propre.

Ainsi Loke fut fait prisonnier et transporté dans une grotte, où l’on dressa trois pierres plates, percées de trous. Les dieux s’emparèrent alors des deux fils de Loke, dont l’un fut converti en loup pour qu’il servît à détruire l’autre, et des intestins du frère ils firent des liens avec lesquels Loke fut attaché aux trois pierres, dont l’une avait été placée sous la nuque, l’autre sous les reins, la troisième sous les jarrets du malheureux. Skade, épouse de Njord, prit un serpent venimeux qu’elle attacha de manière à faire dégoutter le venin dans le visage de la victime. Mais l’épouse fidèle de Loke, nommée Sygin, prit la coupe qui recevait les gouttes venimeuses, et ne s’éloigna que pour vider le vase rempli ; pendant son absence les gouttes lui tombèrent au visage ; l’extrême douleur qu’il en ressentit, lui causa des crispations de nerfs si violentes que la terre éprouva de violentes secousses. Sa punition cruelle ne sera interrompue qu’à la chûte des dieux.


On ne doute pas que l’impression imposante que produisent les révolutions de la nature sur l’esprit humain ne soit l’idée principale de ce mythe ; les convulsions de Loke nous indiquent au surplus de quelle espèce de phénomène il s’agit. La cascade glaciale s’élance du haut de la montagne, comme le venin du serpent que Skade laisse tomber sur le visage de Loke ; Sygin que la fidélité retient à son côté sur le bord des sources thermales, détourne le torrent de la glace, mais il est inévitable que celui-ci ne tombe parfois sur le feu souterrain, ce qui fait trembler la terre. Celui dont l’esprit sait embrasser ce grand tableau de la nature, y trouvera aussi l’image de la vie humaine, car les terribles révolutions de la vie jaillissent de la même source. Mais la fidélité, la mansuétude et la bénignité de la femme sont là pour adoucir la puissance de la secousse ; elle y est pour détourner avec l’éloquence sublime de son âme intacte les explosions violentes de l’esprit, afin d’apaiser la mer agitée des passions.

Aussi a-t-on besoin de chercher longtemps pour trouver des familles dont le bonheur soit troublé de crises affreuses, provoquées par les crimes du chef, pendant que l’héroïsme domestique de la femme soulage la misère, essuie les larmes et apaise les cris. Certes, adoucir, soulager et calmer, sans se décourager, telle est l’œuvre sublime et modeste, réservée à la femme.


  1. Le dieu de la mer.