Psyché/Deuxième Partie/Chapitre VI.

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Slatkine reprints (p. 145-154).

VI

LE PAON BLANC


Deux paons blancs au poitrail carré traînaient dans une allée tachée de soleil et d’ombre leurs longues gerbes de plumes pures. Les jeux mobiles de la lumière peignaient leurs ailes des couleurs les plus tendres, le jaune du jour, le bleu des ombres, le rose, le vert léger des reflets forestiers, et sur ces deux blancheurs errantes passait le mirage du soleil.

Toute semblable, l’âme de Psyché laissait glisser sur elle des teintes idéales et qu’elle n’avait jamais connues. Une grande ombre avait disparu entre ses yeux et la Nature. Le voile inaccessible qui lui cachait le bonheur s’était levé comme un brouillard, et, joyeuse, étonnée, ailée, elle n’éprouvait plus d’angoisse devant la beauté des choses.

Elle croisa ses deux mains sur l’épaule d’Aimery et murmura en avançant la tête pour le voir de plus près :

« Mon amour, dis-moi la vérité : moi aussi, n’est-ce pas, j’ai dormi cent ans depuis avant-hier ? Je m’éveille dans un autre âge, peut-être sur une autre terre, où tout s’est transformé, tu vois : le parc, les oiseaux, la couleur du temps. Et tu n’es plus le même. Et je ne suis plus moi.

— Oui, tu as dormi cent ans. Rien n’existe plus que ce parc et nos formes ressuscitées, un nouvel Aimery, une autre Psyché.

— Ce nom-là fut le mien. Tu aimais, Psyché… Comment puis-je te plaire aussi, moi qui n’ai plus rien de commun avec elle ?

— J’ai toujours aimé celle que tu es devenue ; non celle de jadis.

— Tu étais cependant bien tendre pour elle, si je puis me le rappeler encore ; mais les choses d’hier sont pour moi dans un lointain si reculé que je n’ai plus aucune certitude, si ce n’est ta présence, ta voix, ton baiser. »

Ce baiser les interrompit. Psyché pliait, encore rougissante mais souple et désarmée sur le bras de son amant. La main d’Aimery toucha la ceinture, remonta vers le sein qu’elle prit avec passion. Sous un long sourire des yeux, Psyché confidentielle chuchota :

« C’est à toi… C’est à toi… ».

La solitude et le silence du parc, la solitude plus vaste encore de la forêt où elle avait passé l’environnaient d’une zone infranchissable où le mystère de sa métamorphose gardait son caractère sacré.

Pas une âme ne se révélait dans le domaine de la Belle au Bois. Fidèles à l’ordre donné les jardiniers étaient rentrés dans leurs tanières et les valets dans leurs communs. On ne les voyait ni ne les entendait vivre. Au bout d’une allée tournante, Psyché découvrit un petit rond-point couvert de branches et de feuillages, un asile d’ombre verte où le déjeuner de chasse qu’elle avait désiré s’était servi sans que l’on sût comment. Les gens avaient mis le couvert à la dérobée, si bien que Psyché put dire et presque penser :

« Les esprits invisibles qui nous ont endormis nous serviront-ils sans fin ? »

Elle se pencha tout à coup, joyeuse d’avoir trouvé des violettes, les réunit et en couvrit la nappe, où des mains inconnues avaient déjà posé des roses. L’odeur de ces premières roses était la plus pénétrante qu’elle eût jamais rêvée. Le rond-point la ravissait, l’air était doux, l’ombre fraîche, les mets exquis, l’eau délicieuse, les carafes couvertes de buée et les fleurs de rosée et les feuilles de rayons.

Aimery la regardait s’extasier sur tout et jeter aux moindres objets ce premier sourire amoureux qui ne pouvait plus quitter ses lèvres. Elle était en état de plaisir permanent. Ses yeux changeaient à peine d’éclat et d’expression s’ils voyaient Aimery ou les arbres ou le verre d’eau pure ou la grève de l’allée. Elle semblait dire à toutes choses et avec le même élan : « Je vous aime… Je vous aime… Je vous aime… »

Lorsqu’ils se levèrent et qu’elle sentit de nouveau le bras d’Aimery serré autour de sa taille :

« Pourquoi nous toucher ? dit-elle. Si loin que tu sois, il me semble toujours que tu me caresses. »

Ensemble ils montèrent le perron et l’escalier du petit château, jusqu’à la chambre de Psyché. Après leur soirée dans la Tour, c’était là qu’ils avaient passé la nuit, et ils y revenaient, d’un accord tacite, invinciblement conduits l’un par l’autre.


Les rideaux des fenêtres tirés, la chambre fut assombrie d’une obscurité soudaine, à laquelle, peu à peu, les yeux s’habituèrent. Aimery et Psyché se perdirent de vue, puis se réapparurent. Elle sentit avec un nouveau frisson la main masculine ouvrir les agrafes de la chemisette, l’épingle et les quatre fermoirs de la jupe, les cordons mêlés des jupons, les grands boutons plats du pantalon tiède… Elle-même décroisa le busc de son petit corset et tira ses longs bas qui jonchèrent le reste ; puis, avec ce joli mouvement de pudeur malavisée qui accompagne souvent la chute de la robe, elle vint se blottir contre son amant, comme s’il devait la protéger, comme si l’ennemi était quelque part, dans la nuit, on ne savait où, mais ailleurs que dans ses bras.

Une plainte faible, une voix révélatrice d’un sentiment inexprimable sortit de ses lèvres lorsque Aimery s’étendit à côté d’elle et tout de suite leurs bouches se trouvèrent. Il la laissait tendrement se réveiller au désir dans une étreinte passionnée mais vierge et qui ne sollicitait rien. Psyché restait presque immobile. De sa chasteté perdue il lui était resté une réserve indécise qui s’altérait en intimidation. Elle ne craignait plus tant de pécher que peut-être de mal pécher. Elle ne rougissait plus seulement de sa faute supposée, mais de son inexpérience certaine. L’amour lui était à ce point inconnu qu’elle en ignorait même les préliminaires ; et, simplement embrassée, elle se troublait comme une jeune fille qui, à sa première leçon de valse, ne saurait pas deviner quelle main elle doit mettre sur l’épaule de son cavalier. C’étaient des questions à voix basse : « Mon bras te fais mal… Non ?… Est-ce vrai ?… Ma jambe te pèse… Es-tu mieux ainsi ?… » Autant que sa pensée pouvait se délivrer de ses sens dans un pareil instant, elle cherchait à rassembler dans sa mémoire le peu qu’elle avait pu retenir des romans et des poèmes écrits par des amants… Mais Indiana et Don Paëz ne suffisaient pas à l’instruire. Elle se disait : « Je n’ai pas d’usages. » Tous les doutes la laissaient hésitante. Sa chemise, qui ne lui donnait aucune protection, était-il puéril de la conserver ou inconvenant de la quitter ? Sa coiffure bouleversée, devait-elle la défaire ? D’une voix douce comme un souffle elle murmura : « Veux-tu mes cheveux ? » Et comme il lui répondait : « Oui », elle retira sa broche de nuque, son peigne, ses fourches d’écaille blonde, ses épingles de fer et d’or, et secoua la tête en arrière, ouvrit toute sa chevelure, retomba sous elle dans les bras d’Aimery, heureuse et attendrie encore d’avoir eu cela de plus à lui donner.

Les cheveux innombrables se répandirent si légers qu’un instant leur chaleur odorante fit seule pressentir leur caresse. Ils se confondaient avec l’ombre. Aimery n’en trouvait pas la vague limite cendrée. Si loin qu’il étendît les bras il touchait toujours les douces boucles, qui fuyaient de ses doigts en ondes fines. Psyché l’enveloppait, soulevée sur un coude, le bordait comme un enfant dans ce grand voile animé qui était une moitié d’elle-même ; ses yeux brillaient d’une expression bien plus maternelle qu’amoureuse ; elle était contente, elle respirait vite, et, plus bas, Aimery attirait vers lui la chère tête devenue toute petite, enfermée dans le creux de sa main.

Cette chevelure les unissait, faisait de leur couple un seul être, une chrysalide entourée de soie où germait leur métamorphose. C’était un asile plus intime et plus étroit même que le lit ; c’était le cœur de leur cœur, le saint des saints de leur extase nocturne. Psyché brûlante et maintenant agitée se sentit là enfin dans le secret. Elle n’accueillit plus les caresses d’Aimery avec ce recul frissonnant du flanc qui se dérobe et qui n’ose éprouver. Toute sa nudité chaste, sa peau moite et tendre accepta l’étreinte de la tête aux pieds, et quand, pour ne rien obtenir que par elle, Aimery murmura sur sa bouche l’instance qui naguère l’effarouchait tant, Psyché, souriant vers le ciel, répondit : « Aimery ! » d’un ton qui voulait dire : « Pourquoi me le demandes-tu ? »

Elle devint pourpre. Le rouge intense de sa pudeur et de son plaisir enflamma sa belle tête couchée. Puis son regard se perdit lentement. Psyché ne vit plus rien ni hors d’elle, ni dans sa conscience éblouie.

Comme en songe, elle ouvrit avec les deux mains sa chevelure qui l’étouffait. Ses bras inertes retombèrent. Elle ne pensait plus. Gémissante, elle gisait dans ses cheveux défaits comme une victime poignardée. Elle sentait battre en elle son cœur accéléré qui forçait de hâte et de ferveur pour suffire à l’exaltation surhumaine de sa vie. Ses flancs haletaient. Sa bouche errante suffoqua tout à coup. Elle étreignit Aimery avec toutes les forces qui raidissaient encore ses membres délicats et elle poussa un cri ! un cri grave et âpre, tandis qu’elle étirait ses bras et que par toutes les extrémités de ses longs doigts étendus s’échappaient des secousses de volupté nerveuse qu’elle ne pouvait plus ressentir.


« Aimery ! répéta-t-elle. Aimery ! Mon Aimery ! » Elle ne savait plus lui parler. Il n’y avait pas de mots qui n’eussent affaibli tout ce que ses mains, ses yeux, sa bouche, sa poitrine pressante, sa tête secouée exprimaient avec tant d’élan. Réveillée de son inconscience elle regardait Aimery face à face, dans les prunelles, et ne le reconnaissait plus. Après avoir éprouvé sa propre joie, elle découvrait celle de son amant. Elle pensait : « Comment ! toi aussi ! »… Et alors elle ferma les paupières pour goûter jusqu’au fond de son être ce crépuscule de la sensation qui est l’heure ineffable de l’amour physique. C’était une clarté intérieure, une paix envahissante et saine, un frémissement lumineux qui montait, toujours plus tendre, de ses entrailles à sa pensée, de sa chair à son esprit, de son bien-être à son bonheur.