Psyché/La fin de Psyché

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Slatkine reprints (p. 173-191).

LA FIN DE PSYCHÉ


De la troisième et dernière partie de la Psyché de Pierre Louÿs, seules subsistent les quelques lignes qu’on vient de lire. Entendons que seules ces dernières lignes-là ont été, après la mort du poète, retrouvées.

Il est néanmoins plus que probable que la Psyché fut écrite entièrement. Il est même certain que plusieurs des chapitres de cette troisième partie, disparue aujourd’hui, existaient dès 1911 ou 1912. Nous savons en effet que Pierre Louÿs fit le premier tiers de son livre à Biarritz, en 1906, et le second à Tamaris, en 1907. Et nous savons aussi qu’après 1907 il s’interrompit, agité de scrupules ou de répugnances bizarres. Mais je sais encore, moi qui écris ceci, que, vers 1912, Pierre Louÿs, qui deux ou trois ans plus tôt m’avait un soir lu la première partie de Psyché, m’en montra les tout derniers chapitres, ceux-là mêmes qui relatent la mort de l’héroïne. Et je sais enfin que, à l’été de 1913, Thierry Sandre, alors soldat permissionnaire, rendant visite, rue de Boulainvilliers, à notre maître commun, l’entendit répondre à une question anxieuse :

Psyché ? cher ami ? J’ai terminé Psyché. Je l’ai même terminée, exactement, le 13 juillet de cette année.


Une telle parole m’apparaît décisive. Pierre Louÿs n’avait point accoutumé de se vanter, même à propos. La Psyché qui nous est parvenue n’est pas inachevée, mais mutilée. Et nous gardons l’espoir qu’un jour le dernier fragment, inexplicablement égaré, de cette grande œuvre sera restitué à la littérature française.


Ici, une objection s’impose : cette Psyché, vraisemblablement parfaite dès le 13 juillet 1913, pourquoi Pierre Louÿs ne la publia-t-il pas aussitôt ? pourquoi ne la publia-t-il jamais, au cours des douze années qu’il vécut encore, de 1913 à 1925 ?

Thierry Sandre et moi, qui avons été peut-être les deux plus intimes amis de Pierre Louÿs, au moins vers la fin de sa vie, hésitons un peu à dire là-dessus tout notre sentiment.

Pierre Louÿs eut en effet plusieurs raisons de garder sous le boisseau son œuvre suprême ; plusieurs raisons, dont beaucoup n’étaient que des prétextes, tant pour soi-même que pour autrui, mais dont quelques-unes étaient de vraies raisons, graves et exigeantes. Telles de ces raisons-là ne peuvent être encore données, même aujourd’hui : il n’est pas bon de sortir toutes les vérités de leurs puits, quand on parle d’un grand mort et que les vivants qui l’ont entouré continuent de vivre. Toutefois, il serait difficile de vraiment expliquer la Psyché, d’en indiquer le dénouement et d’en pronostiquer la plus délicate péripétie, celle que Louÿs écrivit vraisemblablement la dernière, si d’abord on ne rapportait l’œuvre à l’ouvrier, et si l’on ne montrait un peu ce que représente toujours dans la vie d’un puissant écrivain son livre capital… en l’occurrence, ce que représenta Psyché dans la vie de Pierre Louÿs…


Quiconque écrit fait son propre portrait. Parménide, — je cite Pierre Louÿs lui-même, — Parménide découvrit et enseigna que l’homme est identique à sa pensée, et identique aussi à l’objet de cette pensée. Un corollaire aisé permet d’affirmer que le romancier est donc identique à son roman, et identique aux personnages de son roman. L’auteur du Roi Pausole avouait volontiers s’être senti tour à tour, au temps qu’il inventait cette capricieuse épopée, l’âme du roi illogique et débonnaire, l’âme du page fantaisiste, et même l’âme du grand eunuque huguenot. Rien de moins discutable, au demeurant : Pierre Louÿs avait en soi tant d’équité que nul mieux que lui n’était capable, l’occasion échéant, de soutenir de bonne foi, et jusqu’à leurs plus extrêmes conséquences, les pires théories des pires sophistes, quoique les détestant d’instinct par-dessus tout.

À plus forte raison pouvait-il et devait-il soutenir ses propres théories, qui furent toujours sages et justes. Et si nul des êtres si réels qu’il créa, depuis la Concha du Pantin jusqu’au Parrhasios des Sanguines, ne lui fut du tout étranger, nous avons le droit d’admettre que Psyché Vannetty, et Mlle  Aracœli, et surtout Aimery Jouvelle ont incarné, à la fois, Pierre Louÿs. Voire, ces trois créatures si profondément humaines sont beaucoup plus que les simples matérialisations momentanées d’un rêve, ou d’une hypothèse, ou d’une opinion. Elles figurent l’homme qui les fit dans tous ses traits essentiels. Et, si Pierre Louÿs n’a pu ni voulu publier sa Psyché, c’est peut-être d’abord qu’une pudeur mystérieuse le retint à l’instant de révéler à toute la terre telle ou telle profonde blessure que la vie lui avait faite au cœur, et dont il se complaisait à souffrir seul et sans cris.

Qu’on veuille bien y songer un moment : qu’est, en somme, Psyché ?

Le roman éternel de tous les héros que leur destin a inopinément jetés entre un rêve et la vie.

Le rêve, ici, s’appelle Psyché Vannetty. La vie, Aracœli. Comme jadis Héraclès, Aimery Jouvelle n’hésite nullement dans son choix. Mais en fin de compte son choix se retournera contre lui, comme il advint au fils d’Alcmène, — parce que tout rêve réalisé déçoit le rêveur, et parce que la vie toujours se venge de ceux qui ont osé lui préférer un idéal.

Une telle œuvre, quand l’auteur y conte sa propre histoire, et non pas tant ni seulement son histoire authentique, mais son histoire imaginée, extrapolée ; l’histoire, non de ses faits, mais de ses espoirs, et des gestes qu’il aurait voulu accomplir ; une telle œuvre a de quoi faire peur à qui la fit.

Un autre scrupule retint peut-être encore Pierre Louÿs.

Il avait, toute sa vie, chanté l’amour, — de l’Astarté jusqu’à l’Archipel ; — mais l’amour exclusivement sensuel qu’avaient avant lui chanté ses grands inspirateurs, les maîtres d’Athènes, ceux d’Alexandrie, ceux de Syracuse. Le jour qu’il inventa Psyché, un amour différent, jusqu’alors inconnu ou dédaigné, s’était révélé à lui : l’amour plus complexe des êtres plus évolués, l’amour total qui ambitionne mieux que les simples voluptés de la chair, l’amour qui tend à joindre et à mêler non seulement les corps mais les esprits, et les cœurs, et les intelligences. C’est à cette passion plus moderne que Pierre Louÿs, brûlant ses anciens dieux, avait résolu de consacrer son suprême effort. Opposer l’un à l’autre ces deux symboles, — Psyché Vannetty, Aracœli, — il y avait là de quoi tenter tous les artistes. Certes ! Mais Pierre Louÿs n’était pas qu’un artiste. En ce cerveau, l’un des plus étonnants qui jamais aient existé, une impitoyable sagesse veillait perpétuellement, dirigeant un esprit critique aussi impérieux qu’était l’autre esprit, l’esprit créateur du poète. Ceux qui liront jusqu’au bout ces pages-ci, où je vais tâcher de résumer la fin de Psyché, se demanderont sans doute avec moi si le dénouement qu’avait d’abord conçu le poète ne fut pas modifié par le philosophe, et si le dénouement du philosophe ne déchira pas le poète. Pris entre sa clairvoyance aiguë et sa tendre prédilection, peut-être est-ce volontairement qu’il se réfugia dans le silence.



Ce dénouement qu’était-il donc ?

Le plus logique. Le plus fatal. Celui que la vie, ou le destin, ou les dieux, avaient marqué d’avance, irrévocablement.


Psyché Vannetty, à la lueur de la lampe symbolique, a lu les vers, les si beaux vers qu’Aimery Jouvelle vient d’écrire. L’encre n’en est pas sèche encore. Et déjà Psyché Vannetty sait qu’Aimery Jouvelle ne l’aime plus. Mais Aimery Jouvelle, lui, n’en sait rien, ni n’en saura rien de longtemps.

Comment saurait-il ? Les poètes devinent-ils jamais qui leur dicte leurs poèmes, et pour quelles fins ? Aimery Jouvelle a écrit d’un trait. Et il a cru, de bonne foi, jeter sur son papier son amour même, comme une cassolette épand son parfum. Mais Psyché Vannetty ne s’y est pas trompée. Il n’est pas bon de promener des lampes dans la nuit. Qui s’y risque voit tout d’un coup trop clair. Psyché Vannetty, qui a cherché plus loin qu’il ne fallait, vient de trouver ce qu’il ne fallait pas…

Ce sont de très bonnes fées qui ont doué l’homme du mensonge.

Voici donc que le drame commence. Le drame vrai.


Aimery n’aime plus et croit aimer encore. Psyché sait n’être plus aimée…

Elle va donc tenter tout pour reconquérir l’amour qui lui échappe. Aimery, inconscient, ne mettra à rien nul obstacle.

Et des jours suivront, pareils en apparence aux jours qui ont précédé.


Les deux amants, retranchés du monde dans leur solitude voluptueuse, n’y peuvent cependant pas rester sans fin. Louÿs avait médité d’intituler son livre La Semaine du Printemps. Sans doute se souvenait-il d’avoir écrit jadis, d’avoir pensé peut-être qu’une seule nuit suffit à un couple pour épuiser toute la coupe des ivresses réciproques. Converti par la suite à des amours moins brèves, il leur fixait tout de même la limite d’une semaine, ou de deux, ou de trois. Aimery n’a guère mis plus de sept jours à se rassasier de Psyché. Et, si le tête-à-tête des deux amants se prolongeait exagérément, Aimery s’apercevrait vite qu’il est rassasié. Il ne le faut pas. Au demeurant, tous les rêves ont tôt fait de s’évanouir devant la vie.

Il faut donc que Psyché et qu’Aimery quittent le château de la Belle au Bois Dormant ! Il faut qu’alors Psyché n’ait point encore perdu tout espoir, et il faut qu’Aimery ait gardé toute illusion.

Une péripétie s’impose ici, — celle même que Pierre Louÿs réserva si longtemps, avant de se décider à l’écrire. Lasse d’attendre à Paris son seigneur et ami, qu’elle imaginait de retour au bout d’une seule semaine, la belle Aracœli se décide inopinément à voyager elle-même, et, tout à coup, part pour ces Indes Orientales d’où jadis elle était venue. Elle part tout paisiblement, comme pour une simple promenade. Et elle ne manque pas d’annoncer son départ. Elle en écrit à Aimery la plus gracieuse, la plus souriante des lettres. Elle reviendra d’ailleurs, la chose va de soi. Elle reviendra quand il lui chantera de revenir, ou quand elle sera lasse d’aller droit devant elle, ou, qui sait ? quand on la rappellera… s’il ne lui déplaît pas alors d’être rappelée ! Et voilà pour Aracœli.

Et voilà, de ce coup, Psyché Vannetty délivrée d’une rivale…

— Le croyez-vous ? — Voilà peut-être, au contraire, une rivale suscitée à Psyché Vannetty ! Aracœli présente était peu de chose, on l’a vu. Aracœli lointaine risque d’être plus redoutable. En amour comme en escrime, rompre n’est pas seulement la plus adroite parade, c’est aussi la plus menaçante escousse.

Il est bien certain qu’Aimery Jouvelle, quand il a rencontré Psyché et qu’il s’est épris d’elle, avait Aracœli sous la main, et ne s’en souciait guère. À présent qu’Aracœli n’est plus là, n’y songera-t-il pas un peu trop, pour le repos de Psyché ?

En tout cas, Aracœli partie pour les Indes, Aimery se croit contraint et forcé de regagner soudain Paris. Et c’est la fin de cette Semaine de Printemps, qui n’a pas duré beaucoup plus de vingt jours. Accordant à son héroïne un sursis compatissant, Pierre Louÿs, — magis amica veritas ! — n’a pas voulu faire davantage.

Psyché Vannetty est de retour à Paris. Elle n’y revoit pas l’ingénieux, trop ingénieux abbé Tholozan. — À quoi bon, désormais ? — Mais elle y revoit Mme de Jaulgonne, à qui elle ne cache rien, et qui ne sait que lui conseiller. Elle y revoit Mme de Horges, Mme de Gesles et Mlle de Vieux-Cernay. Elle y revoit. MM. de Sarens et René Marcenay. Bref, sa vie d’autrefois a repris possession d’elle. Elle n’en continue pas moins d’être la maîtresse d’Aimery Jouvelle. Mais en secret. Et quelle distance, de ces amours parisiennes et furtives au libre épanouissement de leurs tendresses d’hier, dans le château perdu et dans son parc fleuri de paons blancs !

Psyché souffre déjà et chaque jour un peu plus. Pourtant son amant lui est fidèle. Mais elle le sent se détacher.

Car il n’aime plus. Et il n’a pas été très long à s’en apercevoir lui-même. Quelques heures de Paris lui ont suffi à voir clair en soi. Le printemps de l’Île-de-France vaut le printemps de la Bretagne. Aimery en a respiré les effluves avec tant de douceur que, tout de suite, le château de la Belle au Bois Dormant s’est estompé dans son souvenir comme une chose déjà très lointaine.

Alors, c’est la fin. Une fin très lente, un menu déchirement qui se prolonge, s’aggravant, s’élargissant.

Psyché Vannetty, certes, a lutté. Mais elle est le contraire d’une combative. Et puis, lutter est vite dit ! est-ce qu’on lutte avec le néant ? Une amoureuse se défend contre une rivale. Mais Psyché Vannetty n’a pas de rivale, — tangible. — Elle n’en a plus, depuis que la belle Aracœli est partie…

La belle Aracœli reviendra un jour. Mais, ce jour-là, la pauvre Psyché aura déjà, depuis des nuits, renoncé à l’inutile bataille. Puisqu’elle n’est plus aimée, n’est-ce pas ! puisque rien n’a servi de rien, ni ses tentatives sentimentales, ni ses tentatives sensuelles, les unes et les autres paralysées par la certitude de l’échec et du désastre ! puisque, chaque jour, Aimery s’éloigne, s’éloigne, s’éloigne !…


Mme de Jaulgonne, dès la première heure de l’aventure, en a fixé le dénouement : « Quand tu seras toute à lui, il aura cessé de t’aimer… Les hommes sont ainsi… Et le jour qu’il t’abandonnera, ta vie sera brisée… Tout cela finirait dans une chapelle des Carmélites, je n’en serais pas surprise. Avec toi, ce qu’il faut prévoir, c’est une fin par le tombeau. »

Il n’est pas encore question de tombeau, assurément. Mais six mois ont cependant passé et voici que, tout à coup, Aimery Jouvelle quitte Paris, sans presque avertir, sauf d’un bleu. Et Psyché Vannetty, lisant ce bleu-là, songe que six mois plus tôt, Aimery, quittant Paris pareillement, en avait écrit un autre, très différent, — et qu’il n’était pas parti seul…

D’auteur à lecteur, Aimery Jouvelle, cette fois, aurait difficilement pu prier Psyché Vannetty de l’accompagner, puisque c’est à Marseille qu’il va, — à Marseille, où la triomphante Aracœli débarquera dans deux jours. — Mais Psyché Vannetty n’en sait rien, et n’aura pas le temps d’en rien apprendre. Car elle-même, soudain, se décide à partir aussi. Paris, dès qu’Aimery n’y est plus, lui est insupportable. Une solitude odieuse s’est abattue sur elle, une solitude qu’aucune amie, qu’aucun ami ne lui peut adoucir. Une solitude qu’elle imagine ne pouvoir endurer qu’en compagnie de ses souvenirs heureux, qu’en compagnie des chers fantômes de ses nuits et de ses jours irrévocablement perdus, morts… Une solitude la force de s’enfuir un soir vers cette gare d’Orsay, vers ce train de 9 h. 32, vers cette Bretagne et ce village mystérieux qui avaient été jadis les étapes de son voyage passionné et l’introduction à sa vie radieuse, — si brève.


C’est décembre. La neige couvre la terre et les nuages couvrent le ciel. La nuit, opaque, s’est attardée. Et le train qui emporte Psyché vient d’arriver à Sainte-Anne-des-Bois, et c’est à peine si l’aube point. Autour de la station campagnarde, les peupliers sans feuilles haussent tristement leurs squelettes ténus. Psyché descend, et frissonne dans la bise d’hiver. Il n’y a plus de printemps. Il n’y a plus de soleil. Il n’y a plus d’auto amenée tout exprès, pour accueillir la voyageuse. Psyché est seule, seule, seule. Il lui faut demander son chemin à l’employé, à l’homme d’équipe.

— Madame… c’est très loin, votre château !

Très loin ?… Qu’importe…

Elle marche dans le matin aigre. Et elle ne reconnaît pas la route, jadis parcourue si vite et si chaudement, à côté d’Aimery. D’autant que la neige, déjà épaisse, emmitoufle chaque haie, chaque touffe d’ajoncs, chaque bouquet d’arbres. Des flocons tournoient dans l’air avant de choir, sans bruit.

Psyché marche. Une lieue. Deux lieues. Trois lieues. Elle est très lasse. Elle a très froid. Mais elle s’en rend à peine compte. Elle a passé le petit bois clairsemé, les ruisseaux, invisibles sous leur linceul blanc, la forêt. Voici l’allée montueuse et ses grands chênes rigides. Voici le mur à échelons. Et la grille, — fermée.

Fermée, Psyché n’a pas prévu cela. Quel contre-temps ! Il va falloir sonner, attendre, parlementer. Il va falloir voir des gens, être vue…

Elle s’y résout pourtant. Elle sonne. Elle appelle. Et, pour seule réponse, le silence.

Personne n’est là. Ni portier, ni jardinier. Rien. Et la grille est fermée. Et le mur, indéfini, s’allonge jusqu’on ne sait où, à droite et à gauche. Va-t-il falloir retourner, repartir, — vers la gare si lointaine, vers le train, vers Paris ?

Psyché ne veut pas. Et la voilà marchant au hasard, suivant l’enceinte, contournant le parc…

Hasard heureux : il y a une brèche à la muraille. Une vieille brèche, obstruée de ronces et d’orties. Mais mal obstruée. Violemment, Psyché se jette au travers de l’obstacle, écartant, arrachant, piétinant. Et elle passe, les mains griffées, la robe lacérée. Qu’importe encore ! Elle est entrée. Entrée dans le parc.

Le château, maintenant. Où est le château ? Où est la terrasse ? et surtout la vieille tour ? la vieille tour où jadis entrait le soleil couchant ? la vieille tour où était le lit, le lit large et bas, avec sa courte-pointe de soie ancienne, pareille à un lac rose à l’heure suprême de la lumière ? Il faut trouver, trouver vite ; car, à présent, la neige redouble, et Psyché en sent le poids glacé sur ses épaules.

Ah ! enfin !… c’est la terrasse, qu’on découvre là-bas, à main gauche, par-dessus ces pins noirs… Et, plus près, surgissant tout à coup d’entre la ramure enchevêtrée des hêtres dépouillés, les ogives viennent d’apparaître, les ogives vides qui jadis encadraient des parcelles de ciel bleu. Au coin proche, la tour se hausse, la tour…

Mais elle est close, elle aussi. Et cette fois, point de brèche.


Alors, recrue de fatigue et glacée jusqu’à l’âme, Psyché Vannetty s’arrête, — et perd courage.

La porte basse est là ; et, derrière la porte, l’escalier tant souhaité et, au haut de l’escalier, la chambre pleine de brûlants souvenirs, la chambre encore bruissante des baisers donnés et reçus, des baisers inoubliés. Oh ! entrer dans tout ce bonheur à peine évanoui, et s’y réchauffer, et s’y reposer, et s’y endormir, — quelle joie ce serait, quel paradis ! Mais non. Les deux battants de bois dur sont là, verrouillés, inexorables. Et sur ce seuil interdit, il faut laisser toute espérance.

Deux marches de pierre précèdent la porte fermée. Psyché Vannetty machinalement s’y assied.

Et, tout de suite, un engourdissement très doux l’enveloppe et l’enlise. Il n’y a pas d’auvent au-dessus de la porte voûtée. La neige tombe verticale et dense.

Psyché s’endort, — s’endort tout à fait, — oublie…

Et la neige lui coud son suaire.




Tel était la fin de Psyché, dont j’ai gardé le plus précis souvenir, après quinze ans passés, depuis cette lecture que me fit Pierre Louÿs, une nuit, dans le cabinet de travail aux grandes bibliothèques qui fut son unique retraite de 1904 à 1925, et qu’on a détruit l’an dernier.

Je lui avais dit alors : « Mais le livre est fini ! » Et lui de me répondre : « Pas encore, pas encore… Il me reste des choses à faire, d’autres choses à refaire… le départ d’Aracœli… son retour… »

Et, pour couper court, il me jeta quelques-unes de ces fausses raisons sous lesquelles il se dissimulait à lui-même l’hésitation profonde le retenait, à l’instant d’entamer la publication de ce grand livre, le livre de son âme.

— Voyez-vous, c’est un livre qui a trop attendu. Je l’ai commencé en 1906. Mais c’est en 1900 ou en 1901 que je l’ai conçu. Et j’ai eu tort de l’habiller en roman moderne contemporain. Aujourd’hui, il date.

(Aujourd’hui, c’était 1912.)

Il insistait :

— Songez y : est-ce que les femmes d’à présent portent des corsets ? est-ce qu’on a besoin de les dégrafer ? est-ce qu’on charge une auto sur un train, pour aller de Paris en Bretagne ? Et puis, ce château de la Belle au Bois Dormant… est-ce qu’on a le droit de parler d’un Château de la Belle au Bois Dormant, après que Loti, sous ce titre même, a écrit le chef-d’œuvre que vous savez ?

Rien de cela, certes, n’était sérieux.

Il n’importe pas beaucoup qu’un livre daté date. Il serait même singulièrement malaisé qu’il en fût autrement. Et quant au titre de Pierre Loti, Pierre Loti lui-même, le plus probe et le plus scrupuleux des grands génies, ne l’avait-il pas tout loyalement pris à Perrault ? Alors ?…

— Alors — me disait quelque temps après Thierry Sandre, — alors, jamais Psyché ne paraîtra.

— Mais pourquoi ? Ce ne sont pas les prétextes qu’il nous donne, ou plutôt qu’il se donne à soi…

— Non, évidemment, — Eh bien ? — Eh bien ! le livre est trop intime…


Qui de nous, romanciers, n’a pas un jour écrit telles ou telles pages « trop intimes », et puis ne les a pas déchirées ? Il est heureux pour le patrimoine de la France que Pierre Louÿs, reculant devant un geste qui l’a tenté peut-être, n’ait point détruit Psyché. Ce qui nous en manque encore, ce que j’ai eu l’audace d’essayer de résumer ici, sera sans doute retrouvé tôt ou tard. Mais telle quelle, et mutilée, cette grande œuvre, qui nous révèle sous un jour nouveau et imprévu son auteur, s’apparente à d’autres livres inachevés, qui ne sont pas les moins parfaits de notre littérature, et qu’on a comparés quelquefois à ces temples d’il y a deux mille ans, dont nous n’avons que des fragments augustes.

Claude Farrère.

Etchebiague, juillet-août 1927.