Psyché (Laprade)/Livre troisième

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Alphonse Lemerre, éditeur (Œuvres poétiques de Victor de Lapradep. 101-127).











Un sommet inconnu même aux regards de l’aigle,
Une belle cité dont l’amour est la règle,
Où le parfait accord résonne à tous moments.
Où la paix en un seul fond tous les éléments,
En son immensité riante et constellée,
Voit des dieux immortels la sereine assemblée.

Au bord des puits sacrés, sources des grandes eaux,
Là, des arbres vivants étendent leurs rameaux ;
De leurs fruits lumineux et des parfums qu’ils versent,
Jusqu’au fond des vallons les germes se dispersent.
Là, les astres errant avant de flamboyer
Allument leurs rayons à l’éternel foyer ;
L’être à flots abondants qui jaillit de ce centre
Sans cesse à flots égaux comme à son terme y rentre.

Là, tournent gravement, d’un pas mélodieux,
Les heures mesurant les voluptés aux dieux ;
Et les pieds des Saisons dessinent avec elles
Les contours variés des danses éternelles.
Chaque Muse à son tour de ces groupes charmants
Soumet aux rhythmes saints les joyeux mouvements,

Sur trois modes divers régis par les trois Grâces.
Un chœur de dieux bondit et chante sur leurs traces ;
D’autres lancent au loin ou le disque ou les traits ;
D’autres, dans les détours des ombrages secrets,
De leur amour fécond enivrent les déesses ;
Et tout, les jeux, les chants, les danses, les caresses,
Observant des accords les souriantes lois,
De mille bruits réglés ne forme qu’une voix.
Parfois jusqu’aux humains la musique suprême
Arrive en se voilant à travers quelque emblème,
Pour rendre aux cœurs dans l’ombre ici-bas engloutis
L’espoir des lieux sacrés dont nous sommes sortis.

Après les jeux finis, et la lutte et la course,
Et les bains odorants pris à leur tiède source,
La splendeur du banquet rappelle au loin les dieux
Dans les palais d’airain aux frontons radieux,
Où, gravant le récit des saintes origines,
Vulcain sculpta dans l’or les histoires divines,
Et les lois de l’augure et l’antique Destin
Oui règne sur l’Olympe invisible et certain.

À sa place choisie et qui jamais ne change
Aux pieds du souverain, là chaque dieu se range
Dans un cercle, et s’étend sur l’ivoire des lits
Que la pourpre ondoyante inonde de ses plis.
Des dieux la soif est grande ; il faut, pour y suffire,
Qu’un breuvage immortel des cuves de porphyre
Jaillisse par torrents dans le vase d’Hébé.
Chacun dans le nectar de cette urne tombé
Boit aux coupes d’onyx l’éternelle jeunesse.
Quand la soif est calmée, avant qu’elle renaisse,

Recommence le chant ; car le chant créateur
Est le devoir des dieux, comme il est leur bonheur.

De son siège plus haut, du ciel centre immobile
D’où rayonne à longs traits une clarté subtile,
Le roi voyait s’unir, sous ses yeux adorés,
Les couples bienheureux par lui-même engendrés.
Sur tous ces fronts divers, pleins d’une même grâce,
Père, il a reconnu les beautés de sa face.
Un sourire charmant, dont l’Olympe a relui,
Du dieu passe à ses fils, et de ses fils à lui.
La terre en a sa part ; la moisson printanière
Sent d’un soleil plus chaud abonder la lumière,
Lui cependant, selon qu’ordonne le Destin,
Se complaît avec eux au glorieux festin ;
Et son jeune échanson lui verse à fantaisie
Le nectar qui fait vivre et la douce ambroisie.

Mais une place est vide au cercle tout-puissant :
Les yeux des immortels semblent chercher l’absent,
Et le festin languit, et la joie est moins vive ;
Le roi même, inquiet, demande ce convive ;
Car dès que son sourire à l’Olympe est ôté,
Le front de tous les dieux perd sa sérénité.
En de communs transports, c’est lui qui les rallie ;
Par lui l’urne d’Hébé d’ivresse est mieux remplie ;
Il est l’âme du chant ; sans lui meurent les jeux ;
La douceur des parfums pleut de ses blonds cheveux.
Ouvrant des voluptés les sources recelées,
Il fait épanouir les déesses voilées.
Par lui peuplant la terre, et la mer et le ciel,
La vie émane à flots du père universel ;

C’est lui par qui l’on aime et par qui l’on féconde,
Éros, le jeune dieu, charme éternel du monde.

Au banquet des heureux pourquoi manquer ainsi ?
Quel rêve aux bords lointains t’emporte, ou quel souci
T’égare chaque jour, muet et solitaire,
Des sommets de l’Olympe aux vallons de la terre ?
Sous nos joyeux lambris, où tu pleures souvent,
On te voit revenir le front pâle et rêvant.
Bien des yeux de déesse en vain t’offrent leur flamme.
De terrestres amours ont-ils blessé ton âme ?
De tes ennuis, Éros, tu peux nous faire aveu ;
Quelle mortelle ainsi peut attrister un dieu ?
Mais c’est la destinée, et, tout dieux que nous sommes,
Notre cœur en subit la loi comme les hommes,

Ces mots erraient mêlés au bruit des urnes d’or ;
Et le nom de l’Amour retentissait encor,
Quand celui dont les dieux invoquaient la présence
Apparut. Sa douleur commandait le silence.
Il entre, et nul regard n’est cherché par le sien,
Traverse avec lenteur le cercle olympien,
Et marche au roi des dieux, dont l’auguste visage
D’un sourire à son fils a jeté le présage.
Le blond adolescent, sur son arc appuyé,
Pâle, et baissant son front de pleurs mal essuyé,
Lève enfin ses yeux bleus auxquels rien ne résiste,
Et mêlant de soupirs une voix douce et triste :

« O père ! n’est-ce pas l’heure d’être clément ?
D’un regard si rapide, hélas ! et si charmant,
Psyché, par tant de pleurs et par tant de constance,
N’a-t-elle pas assez expié l’imprudence,

Et payé d’un grand prix, selon vos saints décrets,
L’orgueil prématuré d’un dieu vu de trop près ?
Des larmes de ce dieu la richesse immortelle
N’a-t-elle pas baigné le ciel même pour elle ?

« Ah ! c’est le temps de rendre à ce cœur éprouvé
Son époux et l’Olympe, à l’amour réservé.
Fidèle à cet hymen qu’elle connut à peine,
À travers les douleurs de sa carrière humaine,
Son souvenir jamais n’abjura l’idéal.
Pleurant l’amant perdu plus que son propre mal,
Sous ses haillons d’esclave ou sa pourpre splendide,
Son cœur en a toujours gardé la place vide ;
Et les trésors qui font tout homme ambitieux,
Sans effleurer son âme, ont passé sous ses yeux.

« Dans l’Olympe avec moi permets donc qu’elle habite,
Et que le lit d’hymen, d’où l’épouse est proscrite,
De son lin parfumé lui rouvrant les douceurs,
Pour nous en ces jardins se dresse entre les fleurs.
Qu’elle goûte au nectar que les déesses boivent ;
Que la danse et le chant et les jeux la reçoivent ;
Sa voix et sa beauté la font digne du ciel :
Elle n’y rompra pas l’accord universel.

« Si donc je suis ta vie et ta joie, ô mon père !
Et du grand chœur des dieux le charme nécessaire ;
Si leur puissance augmente alors que je souris,
Et si l’Amour absent, le ciel même est sans prix,
Ô père ! et vous, ô dieux ! pour que l’Amour vous reste,
Recevez à jamais dans l’empire céleste

Cette âme qui m’implore, et qui m’a pour tout bien
Car un nœud immortel lia mon être au sien. »

Il dit, et, quoique dieu, supplie avec des larmes.

Trois sœurs aux fronts divers, mais égales en charmes,
Parurent après lui. Des tissus clairs et blancs
Voilent de plis légers leur sein chaste et leurs flancs,
Et chaque mouvement de leurs pas mélodiques
Décèle une beauté dans leurs formes pudiques.
D’une voix qui se glisse et vibre au fond des cœurs,
Voici ce que disaient les Grâces, ces trois sœurs :

« Ô dieu, père des dieux, qui seul n’as pas d’ancêtres,
Rouvre à l’âme ce sein, source et terme des êtres ;
Rappelle à nous Psyché ; nous qui vivons en toi,
À tes embrassements nous l’offrirons, ô roi !

« Tu la laisseras boire, au bout de ses épreuves,
Dans les flots du nectar où toi-même t’abreuves :
Car ton cœur est ouvert à notre œil filial :
Nous savons le vrai sens de la vie et du mal.
L’homme encourut-il donc ta haine et ta vengeance,
Lorsqu’au prix des douleurs il conquit la science ;
L’ardeur de voir son dieu, ce désir infini,
D’un supplice éternel doit-il être puni ?

« Pourquoi donc mettre en eux cette soif de connaître,
Et ce besoin d’amour, si tu devais, ô maître !
Frappant l’humble mortel, qui ne peut s’y ravir,
Sans cesse l’exciter, et jamais l’assouvir ?

L’âme, en suivant sa loi par toi-même donnée,
Appela la lumière au sein de l’hyménée.
Et qui donc façonna ses yeux pour la clarté,
Du baiser à sa lèvre apprit la volupté ?
Qui donc fit le désir si profond, si sublime,
Que le seul infini peut en combler l’abîme ?

« Peut-être elle a touché l’arbre avant la saison
Où le fruit du savoir est mûr pour la raison ;
Son cœur vola trop tôt vers la suprême joie ;
Il ne s’est pas du moins égaré dans sa voie.
L’épouse fut fidèle, et ses regards si doux
N’étaient pas adressés à d’autres qu’à l’époux ;
Et sa lampe indiscrète, écartant le mystère,
N’a pas brillé du moins sur un lit adultère.

« À son nocturne hymen si bornant ses désirs,
Avec son ignorance acceptant ses plaisirs,
Elle eût de l’âge d’or gardé la paix oisive,
Son âme aurait manqué le but où tout arrive,
Mais elle a, franchissant chaque jour un degré,
Suivi de tes desseins le mouvement sacré,
Et fait sa part aussi dans l’œuvre créatrice.
Or le temps est venu que son labeur finisse.

« Donne-lui le bonheur ; elle peut le porter.
Si la seule douleur enseigne à le goûter,
S’il faut conquérir l’être en un combat suprême,
S’il faut avoir lutté pour devenir soi-même,
Elle peut s’arracher à l’épreuve du mal,
Et rentrer sans s’y perdre au sein de l’idéal.

« Comme on doit limiter par les contours du moule
La lave du métal qui bouillonne et qui coule,
Pour imposer à l’or dans l’argile arrêté
La figure d’un dieu, la vie et la beauté ;
S’il faut que la souffrance enveloppe ainsi l’âme,
Qu’une chair misérable enveloppe sa flamme,
Afin de condenser sa vie et son pouvoir,
Pour qu’elle n’aille pas, sans force et sans vouloir,
Dans la vaste nature et ses métamorphoses,
Comme un fluide éther se perdre au sein des choses ;
Si la douleur enfin est le moule sacré
Pour cette humaine essence avec art préparé,
Arrache ta statue à sa prison d’argile :
Le métal dans sa forme est enfin immobile,
Ô maître ! et près de toi, de ton bras paternel,
Pose ta fille d’or sur un socle éternel !
 
« Reçois, reçois cette âme ; elle te revient toute :
La douleur n’en a pas laissé perdre une goutte.

« Sur un globe imparfait, si c’est pour le finir,
Maître, que tu mis l’âme, elle en doit revenir ;
L’ouvrage est achevé ; l’ouvrière est assise,
Régnant sur la nature à son pouvoir conquise.
Vois sa main égalant les merveilles des dieux ;
Vois les lions domptés, vois les flots furieux,
Les monts portant son joug sur leurs têtes tranquilles,
Et la lyre élevant les murailles des villes.
Vois le doux olivier, parmi les blés épais,
Fleurir sur son passage avec l’antique paix ;
Vois serf et maître unis dans la ronde sacrée,
Ainsi qu’aux jours heureux de Saturne et de Rhée.

Vois aux sources du vrai l’homme enfin s’abreuvant,
Et l’accord fraternel de tout être vivant.
C’est Psyché qui marqua l’univers de ton signe.
De l’époux idéal par son cœur elle est digne ;
Sous ses doigts patients pétri jusqu’à ce jour,
Maître, le monde a pris la forme de l’amour.
Pour mériter l’hymen qu’interrompit sa faute,
Imaginerais-tu quelque offrande plus haute !

« Ô père ! reçois donc Psyché, la veuve en pleurs.
Laisse-nous l’amener, nous, les Grâces ses sœurs ;
Nous, tes plus purs rayons ; nous, filles du sourire,
Du regard complaisant que cette âme a vu luire,
Quand du jeune univers tu lui faisais le don,
Quand tu jugeais ton œuvre en disant : Tout est bon !
Nous trois qui, par la main nous tenant sur tes traces,
Secouons des parfums en tous lieux où tu passes :
Qui doucement vers toi guidons les suppliants ;
Qui, des belles vertus, te présentons l’encens ;
Nous, de tes dons sacrés les fidèles courrières,
Par qui la Pitié sainte et le chœur des Prières
Au mode lydien ont cadencé leur chant,
Et levé chastement leur voile en t’approchant ;
Nous par qui la senteur dans l’arbre s’insinue,
Et le tendre penser dans la vierge ingénue ;
Nous par qui l’âme aux yeux brille à travers le corps,
Par qui tout est rangé sous la loi des accords ;
Qui revêtons le bien de la beauté suprême :
Nous les trois Charités qu’on admire et qu’on aime ! »

Et de leur coupe pleine oublieux un moment,
Les dieux parlaient aussi pour l’amante et l’amant.

« Ouvrons, ouvrons l’Olympe à la belle mortelle,
Et que le lit d’hymen s’y prépare pour elle ;
Qu’Eros par ses baisers de l’exil soit guéri ;
Quand cet hôte est chagrin le ciel est assombri.

« Quel Dieu ne s’est troublé pour une vierge humaine
Qu’il vit porter l’amphore au bord de la fontaine,
Ou qu’il surprit sans voile à travers les roseaux,
Quand d’un pied rougissant elle effleurait les eaux,
Ou quand d’une voix fraîche en ses vives cadences,
Sur les gazons en fleur elle réglait les danses !
Qui n’a sous les lauriers, et sous les grands épis,
Eveillé d’un baiser deux beaux yeux assoupis,
Et dormi dans la grotte, aux voluptés ouverte,
Entre deux bras d’albâtre et sur la mousse verte ?

« Retenu loin du ciel par d’amoureux liens,
Quel dieu n’a pas connu les champs helléniens,
Et n’a vu ni Tempé, ni la Crète aux cent villes,
Ni l’Arcadie aux bois odorants et tranquilles,
Ni le frais Cithéron, ni l’Égypte aux grands blés,
Ni les flancs du Taygète en cadence foulés ?

« Que de fois, s’égarant aux terrestres montagnes,
Des dieux olympiens les volages compagnes
Ont poursuivi d’amour les pasteurs les plus beaux,
Sous le hêtre chantant au milieu des troupeaux !

« Que de fois un chasseur, au bord de l’Ërymanthe,
Implora sous l’ombrage une céleste amante,
Foulant ses javelots et son arc oubliés !
Les chiens trouvaient en vain le pas des sangliers ;

Vainement fleurs et fruits jetés d’entre les saules,
Atteignaient le rêveur à ses brunes épaules :
Négligeant Amymone et le plaisir certain,
Son cœur suivait Diane et le croissant lointain.

« Que de fois, près du puits posant son urne pleine
Sur le métier oisif laissant dormir la laine,
Seule à travers les bois, et s’écartant des jeux,
D’Argos ou de Corinthe une fille aux doux yeux,
Lassant de ses mépris des amoureux sans nombre,
Rêva d’un jeune dieu qu’elle entrevit dans l’ombre !

« Les enfants de la terre et les enfants du ciel
Se poursuivent ainsi d’un désir mutuel.

« Le nectar coule à flots dans nos coupes divines ;
Quel vin pareil mûrit, ô terre ! en tes collines ?
Et pourtant, attirés de nos palais d’azur,
Nous dirigeons nos chars vers quelque toit obscur !
Hors des jardins féconds du céleste domaine,
Qui pousse ainsi les dieux parmi la foule humaine,
Et, quand le lit d’hymen abonde en voluptés,
Leur fait chercher l’amour des terrestres beautés,
Soumettre à la douleur leur nature impassible
Pour le cœur d’un enfant, quelquefois insensible ;
Subir la faim, le froid, tous les travaux du corps :
Et, sanglant, traverser le noir séjour des morts ?

« Sans doute du Destin, qui régit le ciel même,
Cet attrait invincible est une loi suprême.
Vers le séjour des dieux l’homme aspire d’en bas,
Et vers l’homme en secret les dieux portent leurs pas.

Par un désir pareil nos races attirées
Doivent-elles toujours être ainsi séparées ?

« Sans doute, pour un temps, l’homme triste et banni,
Comme nous lui manquons, manque à notre infini ;
Et votre hymen, Éros, est attendu peut-être,
Pour peupler tout le ciel et pour parfaire l’Être.
À l’accord idéal du chant olympien,
L’homme, pour l’achever, doit réunir le sien,
Et lier, de ses mains, en y prenant sa place,
Le grand cercle dansant qui tourne dans l’espace.

« Relève donc, Eros, ton front pâle et penché ;
Nous voulons partager le ciel avec Psyché.
Nous avons comme toi souvent gémi sur elle ;
Son sort nous est connu, nous savons qu’elle est belle.
Sèche tes yeux, Éros ; tes pleurs ont tout guéri.
Vois, le père des dieux avec nous t’a souri :
Car notre esprit est un, nos volontés sont unes,
Et les lois du Destin à tous nous sont communes.
Par lui souffrit Psyché ; tout ce qu’il fait est bon.
Ton hymen attend l’âme et sera son pardon ;
Au banquet immortel elle peut prendre place ;
Des fleurs neuves au ciel germeront sur sa trace ;
Chaque Dieu lui gardant son présent le meilleur
La voit avec tes yeux et l’aime avec ton cœur.
C’est d’elle que nous vient l’attrait plein de mystère
Qui nous invite encore à fréquenter la terre ;
Elle que nous cherchons ; c’est toi, bel être humain,
Que l’amour chez les dieux conduira par la main.

« À sentir ton retour chez nous la joie est grande :
Viens, pour se compléter, l’Olympe te demande.

Ta tâche est accomplie, et Dieu t’ouvre son sein.
Ton œil dans l’idéal peut plonger sans larcin ;
Un astre y brille au lieu de la lampe première.
Viens connaître l’époux sur un lit de lumière ;
Nous nous réjouissons d’entendre dans le ciel
Sur vos lèvres chanter un baiser éternel !

« Vers la terre d’épreuve où gît ta pale amante,
Toi, vole, ô jeune Éros ! sur sa tête charmante
L’extatique désir brisé dans son effort
Répand un froid sommeil avant-coureur de mort.
Serre-la dans tes bras, vole, et nous la ramène ;
Ses roses renaîtront au feu de ton haleine ;
Les Grâces, la prenant à la porte des cieux,
Au son des lyres d’or feront ouvrir ses yeux. »







Le père avec amour contemplait sa pensée
En sons harmonieux par ses fils retracée.
Ses décrets éternels par leurs voix ont parlé ;
Et le pardon promis, d’un sourire scellé,
De son front abaissé sur le dieu qui l’implore,
Comme sur un sommet le regard de l’aurore
Tombe, et de ses cheveux agités doucement,
L’ambrosienne odeur pleut à ce mouvement,
Et suit à flots égaux, dans la vaste étendue,
L’onduleuse clarté de ses yeux répandue.
De ces saintes lueurs l’Olympe est radieux ;
Elles ont pénétré le cœur même des dieux,
Et, glissant sur les flancs des hauteurs qu’ils habitent,
Dans la terrestre plaine elles se précipitent,
Portent vers les humains un message d’amour
Et du soleil antique annoncent le retour.

À peine ce sourire où réside la grâce
A du dieu père et roi fait flamboyer la face,
Le doux mot de pardon sur ses lèvres encor
Coule comme le miel versé d’une urne d’or ;
Du signe de ce front d’où la splendeur émane
L’éther oscille encore en sa mer diaphane ;
Et, plus vite qu’un trait de son arc d’or chassé,
Déjà vers notre monde Éros s’est élancé,

À l’épouse apportant des voluptés certaines,
Et la fin de l’espoir la plus douce des peines.

Au-dessus des cités, des golfes, des déserts,
La flamme de son aile a sillonné les airs.
Telle, au souffle d’Eurus, de pourpre et d’or chargée,
Des monts orientaux jusqu’à la mer Egée,
La nue au sein fécond vole et rougit les flots
À la fois de Samos, d’Icare et de Délos,
Et va, dans la même heure, ouvrir ses flots humides
Et baigner les fruits d’or au fond des Hespérides.

Tel, et plus promptement, vers le cœur plein d’ennui,
Vers l’amante éplorée et qui se meurt pour lui,
Descend le jeune Éros. Sur la terre émaillée,
Psyché gisait encor sans s’être réveillée,
Et l’aube au-dessus d’elle ouvrant ses yeux en pleurs
Mouillait son corps de marbre en abreuvant les fleurs.

Sur ses deux bras plies l’époux divin l’enlève ;
Elle dormait toujours de son sommeil sans rêve ;
Et l’Amour, la gardant pour un réveil plus beau,
Non sans mille baisers, porte ce doux fardeau,
Par la route éthérée aux hommes interdite,
Jusqu’au sommet d’Olympe où l’idéal habite.

D’ineffables accords, quand ils passent le seuil,
Des sourires sacrés partout leur font accueil ;
Un cortège les suit où la lyre résonne.
Déposant l’âme aux pieds de celui qui pardonne,
Éros prie, attendant le regard paternel,
Le dieu qui fit les cœurs pour en peupler le ciel.

Pâle encore est Psyché ; près d’eux agenouillées,
Les Grâces, blanches sœurs aux paupières mouillées,
Soutiennent son beau corps. Le père souverain,
Enveloppant Psyché d’un sourire serein,
Touchant du doigt ses yeux, les rouvre ; la jeune âme
S’éveille et resplendit dans un cercle de flamme,
Voit l’Olympe et les dieux, et sans étonnement
L’invisible conquis et l’éternel amant.







Le Père a prononcé l’arrêt clément et juste
Qui du toit nuptial ouvre l’asile auguste ;
Et les époux, heureux des malheurs oubliés,
Chez les dieux à jamais par l’amour sont liés

Et les Muses en chœur disaient la chanson tendre,
Que le lit de l’hymen se réjouit d’entendre :

« Des longues voluptés l’asile est prêt pour vous ;
Une lampe sans ombre y sourit aux époux ;
Ouvrant, sans les troubler, son œil sur leurs caresses,
Elle porte un jour calme au fond de leurs ivresses.

« Là, tout désir sans voile est saint par son ardeur.
Viens, jeune âme, les dieux ignorent la pudeur :
L’homme la connaît seul. Amours, beautés humaines,
Redoutent la clarté comme des ombres vaines.

« Là-bas, voir c’est douter, c’est désirer le mieux ;
L’amour doit s’y garder de l’atteinte des yeux.
C’est par l’endroit secret, voilé toujours en elle,
Que toute beauté plaît, et qu’elle reste belle.
Le soleil n’y paraît que d’ombres entouré.
Là, le cœur est puni s’il a trop aspiré.

Aux voluptés sans fin la force se refuse ;
L’attrait meurt du plaisir, la lèvre aux baisers s’use ;
Le corps se meurtrit même aux roses des coussins ;
Les travaux de l’hymen déforment les beaux seins ;
En des yeux alanguis s’éteint la jeune grâce,
Et du front qui charmait l’enchantement s’efface.
Alors, le cœur s’affaisse et s’enfuit l’idéal,
Comme un feu trop subtil pour ce faible métal,
Qui dans l’urne fragile allumé par surprise,
Sous ses flots jaillissants la fait fondre ou la brise.

« Au pays d’où tu viens, tout désir fort et grand,
Toute soif de bonheur, est un mal dévorant ;
Une amour combattue, aussi bien qu’assouvie,
Ravage également les sources de la vie.
Mais dans l’Olympe, oh ! viens t’abreuver de ce feu :
Il consume un mortel, mais il fait vivre un dieu.

« Viens boire à ce torrent sans fin et sans mesure.
S’abstenir fut la loi de l’humaine nature.
Mais, ô déesse ! viens, cœur d’amour altéré,
Viens, et plonge en délire au fond du flot sacré !

« L’astre qui luit là-bas sur la terre profonde
Flétrit s’il fait éclore, et brûle s’il féconde ;
L’ombre seule conserve aux zéphyrs de demain
La fleur dont l’aube ouvrit les lèvres de carmin.
Ainsi les fleurs de l’âme ont besoin du mystère
Pour garder plus d’un jour leur éclat solitaire.

« Mais chez les dieux, l’amour, ce soleil infini,
Père de la beauté, n’a jamais rien terni.

Quand un rameau languit, son regard le relève ;
Il y verse à la fois la chaleur et la sève ;
Et l’arbre en un matin ouvre tous ses bourgeons
Sans crainte de tarir aux futures saisons.

« Sans réserve et sans voile ici les cœurs se livrent ;
Sans lasser les époux, leurs bonheurs les enivrent ;
Rien ne redoute en vous le doigt ni le flambeau ;
Le millième baiser pour vous sera nouveau.

« L’amant vient revêtu de sa seule lumière
Vers la couche de pourpre, où, montant la première,
L’amante de ses bras qu’elle dénoue enfin,
Sur les pieds d’or du lit laisse tomber le lin.

« Ah ! tu peux à présent rassasier ta vue
De la divine forme autrefois entrevue.
Approche-toi, Psyché, de ton céleste amant ;
Qu’il soit ton seul spectacle et ton seul vêtement.
Toi, jeune Éros, répands tes parfums et l’enivre,
Elle qui vit par toi, comme elle te fait vivre ;
Et que le soleil vrai, saint, fécond, immortel,
Ravonnant sur ta couche, ô couple aimé du ciel !
Sur ton amour unique aux douceurs variées,
Fasse germer l’émail des fleurs multipliées.
Mêlez-vous l’un à l’autre, et pour l’éternité,
Sur un lit radieux, ô vous, Amour, Beauté ! »

Hors du cercle des dieux, dont les graves sourires
Les suivent longuement avec la voix des lyres,
Glissent les deux époux vers les toits retirés
Que leur garde l’Hymen au fond des bois sacrés.

Se tenant par la main, ils vont : les hautes branches
S’inclinent pour toucher à leurs épaules blanches.

Tels on voit s’enfoncer à travers les roseaux
Deux cygnes amoureux balancés sur les eaux ;
Tels s’effacent au loin ces deux corps pleins de grâces
Dans les arbustes verts refermés sur leurs traces ;
Et la grande forêt, ouvrant sa profondeur,
Du couple nuptial a voilé la splendeur.

Quel mode de la lyre, et quelle voix humaine
Dira du lit d’hymen où ton dieu te ramène,
Ô Psyché ! la douceur et les ravissements,
Après l’exil souffert, les discours des amants,
La sainte volupté déliant leurs ceintures,
L’intime fusion des divines natures,
Et par les nœuds riants des baisers infinis
L’Amour et la Beauté dans la lumière unis ?
Celui-là pourrait seul en retracer quelque ombre
Dont la bouche, abondante en puissances sans nombre,
Saurait fondre et mêler, dans l’or de ses chansons,
À la fois des clartés, des parfums et des sons,
Et dérobant au ciel la forme inaccessible,
Rendre à chacun des sens la parole visible.
Mais quel artiste ainsi montre à l’homme charmé,
L’idéal tout entier dans son verbe enfermé ?
Celui-là, qui de l’être écrivant le poème,
Dans l’espace rempli vit en son œuvre même.







Or, les Heures, portant deux vases inégaux
Qui versent aux mortels et les biens et les maux,
Autour du genre humain tournaient dans la durée
D’un pas sombre ou brillant par elle mesurée ;
Et l’ivresse d’hymen, si rapide chez nous,
Coulait intarissable aux célestes époux ;
Et dans leur âme encor vierge après ces délices,
L’amour éternisait la douceur des prémices.

Sans qu’un instant jamais de la main ou des yeux
L’époux quittât l’épouse, en ces bois merveilleux,
Où l’ombrage odorant luit de leurs auréoles,
Souvent ils s’en allaient, échangeant leurs paroles.
L’Olympe recueillait leur souffle dans ses fleurs,
Et le bruit de leur voix dans ses oiseaux chanteurs.

À travers les clartés d’une existence neuve,
Psyché revoit les temps du deuil et de l’épreuve ;
Le présent s’embellit de tous les maux passés,
Des tableaux de l’exil à l’époux retracés ;
Et l’âme, alors, planant d’une sphère plus haute,
Rend grâce du bonheur à la première faute.

« Oh ! comme ton regard, séchant mes yeux en pleurs,
A tari vite en moi la source des douleurs !

Comme il a dissipé la nuit et ses mensonges,
Et fait fuir tous mes maux dans le pays des songes !

« Laisse de tes rayons mon cœur enveloppé !
Des neiges de l’exil pauvre oiseau tout trempé,
Frileux, et tout meurtri par les vents et les grêles,
Ce doux soleil essuie et réchauffe mes ailes.

« Regarde-moi toujours ! C’est à travers tes yeux
Que coule en mon esprit la lumière des cieux ;
C’est par leurs rayons seuls que s’allume la flamme
Pour s’élancer vers toi du foyer de mon âme.

« Reste sous mes regards, comme moi sous les tiens !
Si ta vie est ma vie, et si tu m’appartiens,
Laisse errer sur ton sein mes yeux que tu ranimes ;
Ouvre-moi de ton cœur les asiles intimes.
Posséder tout l’Olympe, être immortel et roi,
Être heureux, ô mon Dieu ! ce n’est que voir en toi !

« Mais moi, pour satisfaire à ta vue éternelle,
Me suis-je assez parée, et rendue assez belle ?
Suis-je pour quelque chose au moins dans ton bonheur ?
T’ai-je payé celui que tu mets dans mon cœur ?
Pour valoir à tes yeux, pour gagner quelques charmes,
Je recommencerais et la vie et mes larmes !

« Bénie entre les nuits, celle où mon jeune instinct
M’arma de ce flambeau voulu par le Destin,
Troubla de ses lueurs nos voluptés obscures,
Et conquit l’avenir en bravant les augures ;

Et, même entre tes bras, me lassant du plaisir,
D’un hymen plus parfait mit en moi le désir !

« Si le bonheur des sens eût dompté ton amante,
De l’ivresse du corps et de l’ombre contente ;
Si, pour un temps, mon cœur de ton âme altéré,
Du miel de tes baisers n’avait été sevré,
Psyché ne connaîtrait qu’à travers les ténèbres
Son dieu toujours voilé par des terreurs funèbres ;
Et, d’un étroit jardin faisant son univers,
N’eût jamais vu l’Olympe et ses palais ouverts !
Jamais, en toi plongeant, ce cœur qui te pénètre
Ne se fût à loisir enivré de ton être !

« T’admirer longuement, jouir de nos amours
Sans qu’ils soient divisés par des nuits ou des jours ;
Boire avec toi du ciel l’extase ardente et pure,
Sans que le Temps avare à nos cœurs la mesure :
N’être avec toi qu’un dieu !… je le dois à l’orgueil
Qui, dans l’antique nuit, de mon âme ouvrit l’œil ;
Et, las de tout plaisir que le soleil n’éclaire,
Accepta la douleur au prix de la lumière.

« Peut-être un cœur plus humble et par les sens guidé,
Satisfait de l’époux à demi possédé,
Sans chercher de l’amour l’entière plénitude,
De l’ombre et du sommeil eût gardé l’habitude.
Mais un esprit plus fier habita dans mon sein,
Et tu choisis Psyché pour un plus grand dessein.
Goûter dans l’ignorance une volupté molle,
C’est le lot du troupeau des êtres sans parole,

De l’argile pétrie, en qui ne vit nul feu ;
Il fallait autre chose à l’amante d’un dieu !

« J’ai bien maudit ma lampe et la clarté nouvelle,
Car en moi la douleur s’introduisit par elle.
L’heure où je l’allumai reçut un nom fatal ;
La science passa pour la mère du mal,
Et de l’orgueil sacré la terre fit un crime.
Mais, pour le ciel conquis, pour notre hymen sublime,
Pour le flot de splendeur qui m’inonde aujourd’hui,
Je bénis cet orgueil, car tout est né de lui !

« Désirs, brûlants désirs de sentir, de connaître,
Par qui Psyché monta vers les sources de l’être ;
Orgueil, ô Volupté ! soif des biens infinis,
Vous, blasphémés jadis, enfin, soyez bénis !
Du triste genre humain le malheur vous accuse ;
Mais le désir demeure, et la souffrance s’use.
Désirs, vous êtes saints ; car saint est votre but ;
Et l’Olympe, après tout, vous doit payer tribut.
À travers tous les maux, l’homme est né pour vous suivre ;
Avant vous j’existais, et vous m’avez fait vivre !

« Dans la première nuit je ramperais encor,
Orgueil et Volupté, sans vos deux ailes d’or.

« Jouissant du bonheur de l’aveugle matière,
L’hymen ne m’eût montré que sa forme grossière ;
J’ignorerais encor ses secrets les plus doux,
Et je ne verrais pas que j’ai dieu pour époux !
Par vous, ô saints désirs, sur la terre inféconde,
Un éclair descendu révèle un meilleur monde.

Tout ce qui vit, par vous arrive au port caché.
Par vous, le seuil des dieux s’est ouvert à Psyché ;
Et l’amant idéal, cédant à votre audace,
À l’amante mortelle a dévoilé sa face. »

Entre les jeux, souvent, les baisers, le repos,
Mêlant le discours grave et les tendres propos,
Comme sur l’oranger aux branches étoilées
Avec l’or des fruits mûrs les jeunes fleurs mêlées,
À la langue du ciel empruntant ses doux sons,
L’épouse se parait d’abondantes chansons.

Déployant sur son cœur les caresses divines,
Comme de chauds rayons sur les vertes collines,
L’époux lui répondait, et versait à son tour
Le chaste enivrement des paroles d’amour.

Non, jamais au printemps, quand la vierge encor pure,
S’abreuve de l’espoir qu’exhale la nature,
Et des premiers aveux, avec l’air plein d’encens,
Aspire la musique à travers tous ses sens ;
Même à l’heure où, laissant tomber ses bras pudiques
Eperdue, elle cède aux prières magiques ;
Où tous les sons divins, voix des flots, bruit du vent,
Tout semble avoir passé dans la voix de l’amant,
Jamais femme ici-bas n’ouït choses pareilles
À la voix, ô Psyché ! qui charmait tes oreilles !

Leur extase ainsi coule en paisibles discours,
Comme un flot non troublé, mais qui parle en son cours :
Et chaque heure embellit ce fleuve au bord sonore
Des mille fleurs sans nom que le ciel voit éclore.

Tantôt des voluptés les asiles lointains
Abritent leur amour ; ou, dans les gais festins,
Parmi les immortels qui cherchent leur sourire,
Ils échangent tous deux et la coupe et la lyre ;
Ou la flûte conduit leurs pas entrelacés
Sur les modes divers à la danse tracés.

Tantôt penchés ensemble au bord des sources vives,
Ils tiennent sur les flots leurs âmes attentives ;
Des nids et des bourgeons surprenant les secrets,
Ils écoutent germer les célestes forêts.

Convive du nectar, à l’Amour même unie,
Psyché revêt des dieux la nature infinie.
Tous ses jours, mesurés comme on mesure au ciel,
Ne forment qu’un instant, mais il est éternel.
Sans s’épuiser jamais aux plaisirs qu’elle goûte
Des biens déjà sentis la volupté s’ajoute ;
Et, des fleuves d’en haut merveilleux réservoir,
Son cœur toujours rempli, peut toujours recevoir.







Or, selon les destins, Psyché devint féconde,
Et l’épouse d’Éros mit une fille au monde,
Enfant donnée aux cieux pour en charmer la paix,
Mais cachée aux mortels sous des voiles épais.
Sans jamais l’entrevoir, nous aspirons vers elle ;
Du peuple des vivants, c’est la soif éternelle,
L’attrait par qui tout être au but est excité ;
Mais l’homme n’en sait rien que son nom : Volupté !
Nom qu’usurpent chez nous d’éphémères ivresses !
Nul n’en goûte ici-bas les suprêmes caresses ;
Elle habite un Olympe à l’abri du désir ;
On n’en voit rien que l’ombre à travers le plaisir.
L’amour seul, aux instants d’extase la plus pure,
En révèle à nos cœurs l’idée encore obscure.