Psyché (Laprade)/Préface

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Odes et PoèmesMichel Lévy frères (p. 1-36).

PRÉFACE


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I


L’histoire de Psyché et d’Éros est une de ces fables charmantes où le génie hellénique a réalisé en de si merveilleuses proportions ce mélange de l’imagination et de la raison, de la vérité morale et de la beauté plastique qui est l’idéal de l’art et qui témoigne éternellement de la suprématie de la Grèce. Le poëte s’est senti attiré aussi bien par l’origine grecque de cet admirable symbole que par la grandeur de l’idée morale qui s’y cache. Il a cherché à conserver à son tableau la couleur antique, autant que le comporte l’expression d’une vérité qui est de tous les temps, mais que l’esprit chrétien et moderne éclaire pour nous d’un jour plus complet. Il a tenté de reproduire le caractère grec dans ce qu’il a de plus universel ; il ne s’est pas minutieusement préoccupé de la couleur locale et de l’érudition mythologique, comme on l’a fait depuis avec une exagération funeste à la pensée, c’est-à-dire à la poésie elle-même. La mythologie grecque et la poésie antique ont suscité dans ces dernières années des imitations qui portent sur l’aspect matériel de l’art, de la religion, de la civilisation, mais non sur leur véritable esprit, qui restent sans rapport avec nos propres idées, et, par conséquent, sans autre intérêt pour nous que l’intérêt archéologique. A l’époque où fut écrit ce poëme, l’antiquité et les divinités classiques étaient encore sous le coup d’un anathème lancé par l’école qui tentait de rattacher l’art moderne au seul art du moyen âge. Cet anathème était en quelque sorte justifié par l’emploi ridicule que le dix-huitième et même le dix-septième siècle ont fait de la mythologie.

André Chénier, en renouvelant les couleurs poétiques et la forme du vers, n’avait pas songé à pénétrer le sens profond des fables helléniques. S’il emprunte au génie grec la richesse de son pinceau et sa voluptueuse élégance, il n’a voulu prendre à la mythologie que des noms harmonieux. C’est en restituant aux mythes anciens leur sens philosophique et religieux, que l’on peut aujourd’hui leur donner cours dans la poésie. Envisagés ainsi, ces sujets sont éternels, car ils touchent à des questions de toutes les époques, et ils ont de plus une simplicité, une lumière, une beauté plastique difficiles à trouver en dehors de la tradition gréco-latine.

Ce n’est donc pas sous l’influence des vieilles habitudes mythologiques des trois derniers siècles, ou par imitation de l’hellénisme plus pur d’André Chénier, que le poëme de Psyché a été conçu ; c’est comme un essai pour restaurer dans l’art, à l’aide de la philosophie, les symboles les plus élégants, les plus clairs, les plus humains dont l’imagination se soit servie pour exprimer dans sa langue les grandes idées métaphysiques et morales. Sainement comprises, les fables d’Homère sont aussi voisines de la vérité religieuse que les doctrines de Platon ; à ce titre, elles appartiennent à la poésie de tous les temps, et rien n’interdit à l’artiste moderne de les remettre sur la scène quand il trouve en elles les figures les mieux appropriées à sa pensée.

Pour intéresser, pour émouvoir, pour enseigner, un sujet chrétien offre sans doute mille avantages ; mais des raisons graves, indépendamment du goût personnel, indiquaient au poëte, à l’esprit philosophique, l’histoire païenne de Psyché. L’idée de ce mythe est merveilleusement conforme à la métaphysique chrétienne ; elle prouve, dans les grandes questions de l’origine du mal, de l’expiation, des destinées de l’âme, une parfaite concordance entre les données de la raison, la mythologie grecque et nos propres traditions religieuses. D’un autre côté, le caractère profane du sujet laisse au poëte toute la liberté dont l’imagination a besoin pour ajouter ou retrancher des incidents, pour les interpréter, pour combiner un drame, pour exprimer l’âme de l’artiste avec ses inquiétudes, ses croyances, ses regrets, ses aspirations, en un mot, pour-faire une œuvre d’art ; car il n’y a pas d’art sans liberté. Quelle que soit la matière que traite un poëte, même sous l’empire de la foi la plus absolue, il a besoin de se sentir libre dans sa pensée, de n’avoir à craindre ni l’autorité extérieure, ni sa propre conscience, et de donner franchement carrière à son sens personnel ; sans quoi pas d’œuvre originale et vraiment poétique. En choisissant sa donnée dans la mythologie païenne, une donnée identique par le fond aux traditions du christianisme, l’auteur avait l’avantage de rester à la fois et dans le respect de ces traditions et dans sa pleine liberté d’esprit

Le symbole de Psyché n’appartient pas à la mythologie proprement dite, ce n’est point un mythe primitif, comme ceux de Prométhée, de Pandore et d’Orphée ; il est postérieur à l’âge sacerdotal, peut-être même à l’âge poétique de la Grèce ; il est d’origine philosophique et semble ne pas remonter au delà de l’école platonicienne. Apulée est le premier qui nous ait transmis cette fable dans le célèbre épisode qui forme les livres IV, V et VI de son Ane d’or. Il suffit de lire ce récit pour reconnaître que, sous le voile de l’allégorie, il cache un sens métaphysique très-profond ; mais il n’est pas aussi facile d’en pénétrer le véritable esprit. Les rêveries de l’illuminisme et de la cabale y sont si intimement mêlées aux conceptions les plus hautes de la philosophie et à d’anciennes traditions génésiaques, que c’est pour nous comme un hiéroglyphe dont nous ne possédons pas la clef. A travers tous les détails dont Apulée a chargé les faits essentiels et primitifs, le sens de la fable ne pouvait plus être entièrement compris que d’un petit nombre d’initiés et d’adeptes. Vraisemblablement, ces allégories renferment une partie de la doctrine des gnostiques ; mais la plupart des incidents sont si bizarres, qu’ils semblent le plus souvent ne relever que de la fantaisie du conteur, sans se lier dans son esprit à une pensée philosophique. En lisant le récit d’Apulée sans nom d’auteur et sans date, on pourrait n’y voir qu’un conte amusant, le plus ancien de nos contes de fées, imité dans plusieurs d’entre eux, et notamment dans l’histoire si populaire de la Belle et la Bête.

Cependant, au milieu des fantasques ornements et de l’exubérance de couleurs allégoriques dont l’écrivain de la décadence ; le philosophe accusé de magie, a recouvert la forme originelle de ce mythe, on en retrouve bien vite les lignes primitives dans leur féconde simplicité ; on arrive ainsi à une donnée si élégante, si claire, si profonde, que l’on est forcé d’attribuer au mythe de Psyché une source bien autrement respectable que l’imagination d’un rhéteur africain du deuxième siècle de notre ère. Apulée n’a rien fait que défigurer cet admirable symbole ; il ne l’a pas créé. Si nous n’en trouvons pas avant lui de traces écrites, un grand nombre de monuments de l’art antique, bas-reliefs, statues et pierres gravées, attestent que ce beau mythe des destinées de l’âme était répandu chez les Grecs bien longtemps avant de servir de thème aux fantaisies allégoriques de l’Ane d’or.

En comparant le récit d’Apulée avec les monuments antérieurs qui retracent quelques circonstances de l’histoire de Psyché, on arrive à faire la part de l’imagination de l’écrivain latin et celle de la fable primitive. Aucun de ces incidents inexplicables par la saine philosophie, et qui abondent chez Apulée, ne se retrouve dans les représentations de l’art. Le drame s’y montre beaucoup plus simple. Les seules scènes que la sculpture ait reproduites sont les scènes analogues aux autres principaux mythes sur la chute cl la réhabilitation, celles dont la signification philosophique est évidente et qui se prêtent le mieux aux conditions de la poésie et du ciseau.

La concordance du sens de cette fable avec les idées de la Genèse et de l’Évangile ne pouvait échapper aux premiers auteurs chrétiens, si noblement empressés de rechercher dans la philosophie grecque tout ce qui pouvait la rattacher à la tradition du Christ. Fulgence, évoque de Carthage au sixième siècle, a donné de l’histoire de Psyché et d’Éros une explication tirée de la mystique de l’Église. Mais le pieux auteur, avec l’esprit de son temps, s’attache trop aux allégories secondaires ; son interprétation chrétienne est tout arbitraire, comme celle qu’Apulée lui-même aurait pu donner à son récit dans le sens de l’illuminisme et de la magie. Fulgence a été subtil comme un docteur du moyen âge là où il fallait être aussi simple que Moïse ou qu’Homère. Des témoignages d’un autre genre, plus anciens et plus irrécusables, attestent que, dès l’origine, l’Église avait expliqué dans le sens de ses doctrines l’histoire de Psyché ; on la voit représentée sur un grand nombre de tombeaux chrétiens des premiers siècles.

Le côté purement poétique de cette allégorie était de nature à séduire tous les esprits. Le sujet est devenu populaire ; il n’en est pas qui ait fourni plus d’inspirations aux artistes et aux poètes. Corneille et Molière ont daigné y attacher leur nom en collaboration avec Quinault, et transporter le conte d’Apulée sur la scène, pour les plaisirs du grand roi. La Fontaine en a fait une gracieuse pastorale à laquelle il attachait lui-même beaucoup d’importance, car il en a écrit : « J’ai trouvé de plus grandes difficultés dans cet ouvrage qu’en aucun autre qui soit sorti de ma plume. » Raphaël a donné l’immortalité à Psyché dans ses incomparables dessins et dans les fresques de la Farnésine.

Mais le seul auteur moderne qui semble avoir compris tout ce qu’il y a de sérieux et de profond dans cette fable, c’est Calderon. Dans ses Autos sacramentelles, où le mythe de Prométhée est également traité à un point de vue fort élevé, se trouve un petit drame dont l’histoire de Psyché est le sujet ; le sens moral du symbole y est exprimé, mais au point de vue spécial de l’un des dogmes catholiques. Pour le poète espagnol, Éros est le Christ, Psyché l’âme du Adèle qui aspire incessamment vers lui ; l’hymen des deux amants dans l’Olympe n’est autre chose que l’union mystique de l’homme et de Dieu dans l’eucharistie. Le sens plus général qui se rapporte non-seulement à l’âme, mais à l’humanité, qui contient l’idée de la chute originelle et du retour au bonheur après l’expiation sur cette terre, devait échapper au chanoine de Tolède, dans une époque où la controverse avec les protestants occupait les esprits beaucoup plus que la métaphysique générale du christianisme.

En osant reprendre une donnée si souvent traitée et par tant d’illustres maîtres, l’auteur a suivi une voie toute différente. Il a tiré la pensée de son poëme beaucoup moins du récit fantastique d’Apulée que des images plus simples et plus anciennes de Psyché et d’Eros laissées par les artistes grecs. Les bas-reliefs, les statues, les camées lui ont présenté cette fable dans des conditions plus favorables à l’interprétation philosophique et à la vraie poésie que tout ce qui a été écrit sur le même sujet, depuis le rhéteur latin jusqu’à nos grands poètes modernes.

Presque tous les monuments plastiques qui se rapportent à ce symbole sont, comme lui, d’origine grecque, et, sans contredit, plus voisins qu’Apulée des temps où la légende s’est formée. L’antiquité de quelquesuns d’entre eux assigne au mythe de Psyché une date contemporaine de la belle époque du génie grec Réduite aux grandes situations retracées par le ciseau antique, cette histoire, par sa belle ordonnance, sa grâce sévère, sa portée morale, est digne d’avoir passé sur les lèvres du divin Platon. Peut-être est-ce un débris d’une tradition antérieure recueillie dans son école et marquée de l’élégance du maître. Dans tous les cas, elle est bien dans l’esprit de sa doctrine, et c’est par ses disciples qu’elle a été portée à Alexandrie et à Rome.

On a supposé, non sans vraisemblance, que cette fable faisait partie de quelques-uns des mystères où les grandes vérités cosmogoniques et morales étaient transmises aux initiés à travers des représentations allégoriques. Il est certain qu’elle n’a jamais eu place dans la mythologie officielle et populaire. Son origine et sa date fixe restent indécises, et Ton peut admettre également : ou bien que c’est un écho des traditions primitives sur la chute de l’homme, conservé dans les sanctuaires d’initiations ; ou bien que c’est un fruit plus récent, germé du sol de la Grèce, à qui la philosophie a donné la substance et le parfum et que l’art a revêtu des vives couleurs, des formes élégantes communes à toutes les productions du génie athénien. Cette incertitude même sur la date et la source du mythe est une condition des plus favorables à la liberté nécessaire au poëte. Au fond, l’idée de la fable de Psyché est identique à l’idée chrétienne. On pouvait donc sans anachronisme, dans un pareil sujet, animer la forme grecque du souffle chrétien » ajouter aux figures une certaine expression moderne, tout en visant à garder la simplicité des lignes antiques. On pouvait conserver les scènes consacrées, les costumes, les noms païens, avec leur belle ordonnance et leur harmonie, et se servir très-légitimement de tout cela pour exprimer la pensée chrétienne et moderne, c’est-à-dire les vérités éternelles de la philosophie. Ce n’est qu’à cette condition que nous comprenons aujourd’hui l’usage poétique de la mythologie. Rechercher les noms, les récits, les physionomies, les sites grecs et latins, pour ce qu’ils ont de couleur locale, pour rivaliser d’hellénisme avec Homère, Sophocle ou Théocrite, c’est là une fantaisie, permise sans doute aux artistes, mais qui risque fort de n’engendrer que des pastiches plus ou moins fidèles, pareils à ces fruits de marbre peint, qui peuvent tromper l’œil un instant, mais qui se trahissent, même de loin, par le manque de parfum.

L’auteur de ce poëme n’a donc pas prétendu sculpter un bas-relief d’après le ciseau grec, ou régler un drame sur les conditions de la scène antique ; il a pris au monde ancien les personnages, parce qu’ils sont les plus beaux que l’on puisse trouver, les situations, parce qu’elles sont grandes et d’une signification profonde, enfin l’ensemble du sujet, parce qu’il est déjà consacré par l’admiration.

A ces acteurs qui sont des types éternels, qui sont nous-mêmes, il a pu faire exprimer toute la part de nos idées et de nos sentiments destinée à nous survivre. La question d’art et de goût était d’éviter les anachronisme » dans le langage et dans la forme ; il ne pouvait y en avoir dans la pensée ; la vérité morale est de tous les temps. Une fable grecque et païenne, une doctrine chrétienne et moderne » tels sont les deux éléments, parfaitement conciliables, qui ont formé le poëme de Psyché.

Une œuvre dont la pensée philosophique se produit sous le vêtement de la poésie, est exposée plus qu’une autre à subir des interprétations incomplètes et souvent inexactes. Les témoignages d’estime qu’a reçus ce livre font à l’auteur un devoir de s’expliquer sur le sens qu’il a voulu lui donner. Sans doute, depuis qu’il est écrit, le poëte a vu se modifier bon nombre de ses idées ; il n’a pas à dissimuler ce fruit des années et d’un travail sérieux, libre et sincère. Mais cette action de la maturité, en élaguant certaines exubérances, n’a rien emporté des doctrines essentielles sur lesquelles repose la moralité du poëme. Nous sommes resté d’accord avec cette première œuvre sur tous les principes. Si nous traitions aujourd’hui le même sujet, nous n’aurions qu’à restreindre quelques conclusions un peu hasardées, à circonscrire d’une façon plus étroite et plus précise la portée de certaines aspirations. Forcé par sa raison de renoncer à la brillante erreur, du progrès social indéfini, le poëte est loin de répudier tout ce qu’elle a suscité dans son cœur de viril enthousiasme et d’ardeurs généreuses ; il s’estime heureux de s’être trompé ainsi. Il en est de même pour tous les points de doctrine, si le mot n’est pas trop ambitieux, appliqué aux intentions de quelques images et de quelques hémistiches, qui ne résisteraient pas au critérium * d’une sévère théologie. En divorçant avec les erreurs, il faut chérir toujours les belles illusions. Dans l’âme la plus docile, quelque chose résiste à toutes les autorités, à celle des faits comme à celle des doctrines, c’est l’invincible espérance. Rêver que le mal est effacé de la création, voir au terme de toutes choses le vrai, le bien, le beau restaurant le monde tout entier et lui restituant sa forme éternelle, associer pour une large part la liberté humaine à ce travail de l’infini, de pareilles hypothèses ne doivent laisser aucun remords à l’esprit, s’il est obligé d’y renoncer. Il en est ainsi pour les rêves politiques contemporains de cette ambition d’idéal qui a inspiré Psyché ; le poëte s’en souvient avec orgueil. C’étaient des rêves, sans doute, mais assez purs, assez nobles pour mériter d’être un jour la réalité. A l’homme incapable des illusions de ce genre, la poésie reste un livre clos à tout jamais. C’est au milieu d’une jeunesse lettrée que passionnaient toutes les grandes questions de la philosophie et de l’histoire, c’est pour elle que ce poëme fut écrit. Retrouvera-t-il aujourd’hui la même classe de lecteurs ? Son caractère philosophique le fit alors remarquer ; l’attention de la critique se porta sur ce point, trop spécialement peut-être au préjudice de la partie littéraire. On essaya surtout de détourner le sens du livre en faveur de l’idée d’un futur âge d’or, d’un nouveau paradis terrestre, présenté comme le but de l’homme et des sociétés. C’était alors et c’est encore aujourd’hui la brillante et dangereuse utopie d’une nombreuse école. L’intention de Psyché est tout à fait contraire à cette idée. Malgré quelques tableaux, sans doute exagérés, de la puissance de l’homme sur la nature, la pensée même du livre est de présenter la terre comme incapable de porter le bonheur, comme étant le séjour fatal de l’expiation et des épreuves. Les opinions de l’auteur n’ont pas eu à se modifier sur ce point.

On a plus d’une fois prononcé le nom de panthéisme à l’encontre de Psyché et de quelques autres de nos poëmes. Le reproche de panthéisme est devenu une de ces banalités qui circulent des lèvres les plus épaisses aux bouches les plus charmantes sans correspondre à aucune idée nette dans l’esprit de ceux qui le prodiguent. Nous défendrons Psyché de cette accusation par le seul énoncé du sujet : c’est l’histoire de la formation de l’individualité humaine, d’un être formellement séparé de Dieu et de la nature, d’une liberté indépendante de la cause créatrice, d’une personnalité indestructible appelée à participer éternellement au bonheur en union avec la personnalité divine. Chacune des épreuve » que subit Psyché constate cette séparation d’elle et de son Dieu, et consacre l’existence de son activité personnelle et libre. Il est impossible de conclure plus directement contre le système qui confond en une seule vie, en une seule cause, Dieu, l’homme et la nature, c’est-à-dire contre le panthéisme. Mais, nous le répétons, malgré les intentions morales inhérentes au sujet, Psyché n’est pas une thèse de théologie ou de politique, c’est un poëme. L’auteur y cherchait avant tout la poésie, c’est elle aussi que le lecteur doit y chercher. Le souci de la forme poétique, de l’harmonie des couleurs, de la pureté du style est le seul qui ait présidé aux corrections nombreuses faites à cette édition. L’écrivain a cru devoir respecter scrupuleusement sa pensée première sur les points mêmes qui se sont rectifiés dans son esprit. Un auteur n’a pas le droit de détruire sa propre pensée une fois émise, quand cette pensée a été honnête, sérieuse et sincère. Que l’on se hâte d’effacer un tableau licencieux, une page empoisonnée de lâches conseils, d’énervantes séductions, un mot en fiel le de haine et de calomnie, si Ton a été assez malheureux pour récrire, c’est là un devoir. Mais de pareilles souillures, dont il importe de purger son nom et son œuvre, n’ont rien de commun avec cette chose noble et sainte entre toutes, la conviction d’une âme éprise de la vérité et témoignant de ce qu’elle croit. Une erreur de l’esprit n’est coupable, n’est dangereuse même, que si elle est combinée avec une mauvaise passion du cœur. Il faut donc se respecter soi-même dans toutes les pages que l’on a écrites loyalement, et corriger son œuvre ancienne dans une œuvre nouvelle.

Ce scrupule nous semble applicable à la forme elle-même et au style, sauf l’absolue nécessité de la correction du langage, de la clarté, de la netteté des contours, de l’harmonie des couleurs en tout ce qui est matière d’art. Lors même qu’un artiste croit avoir acquis une main plus sûre, une palette plus riche et plus vigoureuse, il commet une faute s’il applique à des toiles d’un autre temps ces couleurs d’une date nouvelle.

En soumettant au critérium d’une grammaire et d’une prosodie plus sévères un grand nombre de passages de Psyché, en corrigeant beaucoup de vers, nous nous sommes abstenu de donner à beaucoup d’autres certaines qualités qu’ils pourraient recevoir, aujourd’hui, d’un art plus expérimenté, mais au risque de trop se détacher de l’ensemble et de changer la physionomie du style. La peinture est donc exactement la même, mais nettoyée avec soin et plus mûre de quelques années.

Des arguments ont été placés en tête de chaque livre ; c’était l’usage dans les poëmes de forme épique, c’est une nécessité dans un récit auquel se mêle une intention morale. Une partie de ces arguments est empruntée à un travail sur Psyché, publié dans une revue par l’ami à qui s’adresse la dédicace des Odes et poëmes. Il m’a été doux de mêler ainsi ma pensée à la sienne, comme elle s’y mêlait dans cette intime communion de chaque jour où j’ai puisé tant de nobles enthousiasmes et de fertiles conseils. Il me semble que je discute encore avec lui chacune des idées, chacun des vers de ce poëme copié tout entier et annoté de sa main, et que j’entends quelques paroles de vie venir à moi du fond de cette tombe fermée depuis quatorze ans.


II


Le livre des Odes et poëmes, réimprimé à la suite de Psyché, a été augmenté de quelques morceaux publiés ailleurs, mais qui par la couleur et la date appartiennent à ce recueil. Les pièces ont été rangées dans un nouvel ordre plus propre à faire ressortir la pensée. Les principaux poèmes gagneraient sans doute à être interprétés d’avance en quelques lignes de prose, si l’auteur, en multipliant les arguments philosophiques, ne craignait de placer un épouvantail aux abords de sa poésie. Cependant, comme l’esprit du lecteur ne peut manquer d’attribuer un sens philosophique à des compositions telles qu'Eleusis, pour ce poëme, au moins, il convient d’indiquer ici, en quelques mots, les véritables intentions de l’écrivain. Le but principal est de peindre l’inquiétude des âmes au moment où les symboles religieux s’évanouissent sous la libre interprétation et la critique, où l’ancienne foi se retire des esprits, sans que ce principe de la vie morale soit encore remplacé par un dogme nouveau ; de faire sentir le vide immense qu’une croyance disparue laisse dans le cœur, dans l’imagination, dans la volonté. Altérés de vérités-nouvelles, des hommes ont frappé à la porte de tous les sanctuaires, de toutes les écoles, poursuivant une révélation plus complète de l’idéal, implorant leur initiation à l’idée inconnue. La scène est placée au déclin du paganisme grec, cette religion de la beauté. Toutes ces fables si élégantes et si profondes, ces mythes admirables des grandes lois cosmogoniques et morales, ces divinités charmantes qui personnifiaient sous les formes les plus vives, les plus parfaites, toutes les forces, tous les principes que la science laisse à l’état d’idées abstraites ; ces habitants de l’Olympe qui ont reçu de l’imagination des Grecs tant d’élégance et de beauté, et qui l’ont rendu si largement à leurs poètes, toutes ces nobles figures sont tombées sous le marteau de l’initiateur philosophe, Éblouis à la fois et consternés, incapables de supporter l’éclat de la vérité vue directement, sans être tempérée par un symbole qui en divise l’impression entre l’esprit, les sens et le cœur, les nouveaux initiés sont pris de douleur et de remords devant les débris des idoles maternelles ; ils exhalent leurs plaintes chacun dans le sens du charme et du secours particulier qu’il recevait des symboles évanouis. Ils ont demandé la lumière, et ils gémissent de l’avoir reçue. Les poètes surtout, les artistes, les jeunes gens, les femmes pleurent ces divinités qui donnaient aux amants de si tendres conseils, aux sculpteurs de si merveilleux modèles, de si puissantes inspirations à la lyre » Alors, de l’antre même des impitoyables initiations, une voix s’élève, prophétique et consolante, à laquelle répond la secrète espérance de toutes les âmes : les dieux s’en vont ! mais non la beauté, l’amour, les douces et fortes vertus. Un Dieu nouveau est près de naître ! Et le poëme se termine sur ce vague pressentiment du christianisme, que l’on a signalé chez quelques-uns des poètes et des philosophes de l’antiquité.

Hermia est une œuvré toute d’imagination et de fantaisie ; elle repose sur une façon d’aimer, de sentir presque physiquement la nature, et non pas sur une théorie positive. C’est une conception qui se rattache â la poésie de l’Inde, mais en toute liberté, par l’analogie de la constitution intellectuelle de l’auteur et non par imitation de tel ou tel poëme indien. Tout en donnant, selon l’occasion, pour enveloppe transparente à des vérités morales quelques-uns des symboles que la nature fournit si abondamment, le poète ne prétend pas tirer de cette œuvre une conclusion, une moralité formelle. Il s’est donné, cette fois, le plaisir d’exprimer sans arrière-pensée des rêves, des sensations, des hallucinations, si Ton veut, tout personnels. Aussi confesse-t-il une certaine prédilection pour ce poëme, comme pour tous ceux dont le sentiment de la nature est le ressort. Sans chercher à définir Hermia, plus qu’il ne s’explique à lui-même certains modes de sa vitalité, certaines aspirations innomées que les bruits des forêts, leurs senteurs, les accidents de la lumière, les vagues perspectives suscitent en nous, il pourrait écrire en tète de ce poëme, comme épigraphe, cette phrase du chef-d’œuvre trop peu connu de Ballanche, la Vision d’Hébal : « Il lui semblait que l’atmosphère fût l’organe général de ses propres sensations, et tous les troubles qu’elle éprouvait, il les éprouvait lui-même, comme s’ils se fussent passés en quelque sorte dans la sphère de son être. » Au lieu de l’atmosphère, mettez le monde extérieur, la nature, vous trouverez la donnée d’imagination et l’état physiologique qui ont inspiré Hermia.

Ce serait ici le lieu de relever encore ce gros mot de panthéisme dont on s’est servi si souvent comme du quartier de roche de Polyphème, non pas seulement pour couler bas quelque énorme barque chargée d’hérésie, mais pour écraser les plus minces touffes d’herbe et de fleurs. Un peu de sympathie pour la nature, de douce volupté à se pénétrer de ses harmonies, d’intelligence de ses rapports secrets avec le monde invisible, quelque tendance à envelopper la pensée des images vivantes dont Dieu a revêtu les idées semées dans la création, tous ces symptômes ont paru suspects. A ce compte, c’est la poésie tout entière qu’il faut accuser de panthéisme ; car dans la poésie tout s’accomplit comme dans la nature elle-même. La poésie est une autre nature, œuvre de l’homme, et dans laquelle, comme dans la nature, poésie de Dieu, la pensée se produit nécessairement incarnée dans la forme et dans la couleur. Nos grands écrivains modernes, à partir de Chateaubriand, ont donné à la littérature française cette richesse toute nouvelle, le sentiment de la nature. Cette poésie d’un ordre encore inconnu devait soulever d’innombrables objections en face d’une tradition littéraire où la prose avait jusqu’alors régné souverainement, et dans une race tout oratoire qui, par ses qualités mêmes, se trouve particulièrement privée de ce don d’intime pénétration avec la nature, si commun dans d’autres contrées. A la suite des maîtres qui ont ouvert à l’imagination française ce monde entièrement neuf, l’auteur de ces poëmes croit avoir découvert au sentiment de la nature quelques horizons nouveaux, l’avoir ressenti d’une façon toute personnelle et qui n’a pas de précédents littéraires. C’est là surtout qu’il a marqué son caractère individuel ; c’est l’apport, modeste sans doute, mais du moins original, qu’il aura fait au contingent poétique de notre temps. Quand parurent dans la Revue indépendante, en 1842, Un grand arbre, Hermia, la Mort d ’un chêne, ces poëmes semblèrent, aux esprits les plus exercés, dériver d’un mode nouveau de la sensibilité et de l’imagination. Ce caractère a été imité depuis, mais n’a pas encore subi de transformation originale. Le reproche de panthéisme, jeté à tant de productions de notre temps, ne pouvait pas épargner cette poésie issue d’un sentiment plus intime et plus complet de la vie et de la signification morale du monde extérieur. A ces accusations, il faudrait opposer toute une théorie du sentiment poétique de la nature.

Quelles son les conditions légitimes, les bases rationnelles du sentiment de la nature dans la poésie et dans les arts ? Ce n’est pas là le sujet d’une préface, mais d’un livre. L’auteur des Odes et poèmes et des Symphonies a commencé ce travail. Un fragment : Du sentiment de la nature dans la poésie d’Homère, en a été détaché et publié pour quelques amis ou lecteurs spéciaux. L’ensemble de l’ouvrage détournera ces reproches de panthéisme, comme il combattra ce mode grossier d’interprétation de la nature, qui, dans la recherche exclusive de la couleur et de la réalité matérielle, abolit le principe même de la poésie.

Dans une préface aussi tard venue, et postérieure aux jugements portés sur le livre, il convient d’adresser à la critique sérieuse des remerciements et quelques observations. En dehors de l’accusation banale de panthéisme, on a reproché au sentiment de la nature, principe d’un grand nombre de ces poèmes, l’emploi de certaines formes et certaines tendances dont l’excès peut être un vice, mais qui, dans une juste mesure, restent un des droits, une des nécessités de la poésie. On nous a blâmé, par exemple, comme d’une hérésie personnelle, de donner des voix aux objets de la nature, de faire parler les plantes, les animaux, les éléments. C’est là une licence poétique aussi vieille que le monde. Sans remonter jusqu’aux roseaux phrygiens du roi Midas, les roseaux français eux-mêmes n’ont scandalisé personne en dialoguant avec les chênes dans la comédie aux cent actes divers de noire grand fabuliste. Et cependant cette poésie fait exprimer par les objets de la nature les sentiments les plus exclusivement humains, comme l’égoïsme calculé, le scepticisme et l’ironie. Pourquoi n’admet-on pas que la nature reçoive aussi la parole dans un ordre de compositions où les voix qu’on lui attribue ne font qu’exprimer les modes généraux de la sensibilité, les harmonies de la vie morale et de la vie extérieure, les rapports de toute forme visible à une idée dans la création ; en un mol, ce qui fait toute la signification, toute la poésie de la nature ?

Une accusation plus considérable et plus fondée, en apparence, contre cette idée d’attribuer des voix aux puissances de la nature, c’est d’amoindrir singulièrement l’importance de l’homme : « L’homme, une fois devenu l’égal des choses, il est très-difficile d’intéresser en racontant ses joies et ses douleurs. » Mais on n’a pas assez remarqué que le poëte ne fait jamais parler les objets de la nature pour le ur propre compte et sans faire entendre au-dessus de cet orchestre la voix de l’homme qui le domine et le conduit. La nature n’est donnée pour interlocutrice à l’homme que comme une confidente qui sollicite ses épanchements, qui les complète en les reproduisant sous des images, et leur communique ainsi plus de grandeur et d’éclat. Quand ces voix lyriques de la nature se font entendre, c’est comme des instruments qui varient sur différents tons le motif tombé de la voix humaine, comme l’harmonie d’un orchestre qui accompagne la mélodie chantée par l’acteur. Dans cette symphonie, la nature ne supprime pas l’âme humaine, elle lui aide au contraire à se mieux comprendre ; elle traduit en de vivantes figures les divers enseignements que le Créateur a enfermés dans son œuvre ; elle nous parle éloquemment d’un monde supérieur à nous-mêmes. Si grand que soit l’homme, •il n’est pas tout ; il y a quelque chose de plus grand que lui ; il y a cet être dont la gloire est racontée, non pas seulement par les cieux, mais par le brin d’herbe, l’insecte et la goutte d’eau. C’est Dieu, en réalité, qui nous parle continuellement à travers la nature, où chaque objet n’est autre chose qu’un des accents de son langage, une des syllabes de son poëme.

Certes, dans la poésie dramatique, dans cette peinture de la lutte des volontés, des intérêts, des devoirs, des passions, on serait mal venu à introduire d’autres acteurs que l’homme. Mais dans le poëme qui a pour théâtre l’âme toute seule et lame tout entière, sentiment, intelligence, imagination, sensation même ; dans la poésie lyrique, en un mot, la nature prend forcément la parole, parce qu’il y a en nous une multitude de pensées, d’émotions, d’aspirations dont la parole humaine ne trouverait pas l’expression, l£ forme visible, si cette forme ne leur était offerte par le langage de la nature. Ce besoin nouveau de mettre en jeu les facultés lyriques de la nature, de la forcer à parler elle-même, s’est introduit dans la poésie moderne à mesure que s’introduisaient dans les âmes des sentiments nouveaux plus complexes, et si l’on veut plus vagues et plus subtils, mais vrais, profonds, et qui par conséquent avaient aussi le droit de s’exprimer ; pour s’exprimer sur le mode lyrique, ils étaient forcés de choisir leurs instruments là où ils se trouvent, c’est-à-dire dans la nature. Selon quelles proportions, et dans quel partage avec la voix humaine, cet orchestre doit-il concourir avec elle ? voilà toute la question. L’auteur n’ose se flatter d’avoir rencontré cette juste mesure ; s’il l’a dépassée, il s’en accuse comme d’une faute, mais d’une faute qui ne préjuge rien contre le droit.

Faute bien involontaire, car nul n’a redouté plus que nous d’attenter par la poésie à l’activité, à l’initiative, à la liberté de l’âme, à la prédominance de l’élément moral ; nul n’a désiré plus ardemment aider par ses écrits à toutes les nobles aspirations et susciter les esprits vers une sphère supérieure à celle des intérêts et des vulgaires passions. Aussi, de toutes les critiques, celle que nous aurions le plus à cœur de détourner, c’est le reproche, émané d’ailleurs d’une plume bienveillante et distinguée, de prêcher l’affaissement et la langueur, et de pousser l’âme dans une sorte de Thébaïde. Ce blâme s’est formulé quelquefois en un seul mot, on a répété que notre poésie n’était pas assez humaine, ce qui veut dire au fond assez passionnée. Dans un petit nombre de pièces de ce recueil, comme celle : A un grand arbre, on peut blâmer, en se plaçant un peu en dehors du sentiment poétique, au point de vue d’une logique rigoureuse, l’expression d’une certaine lassitude, l’horreur des agitations et des inquiétudes, un besoin de paix et de sérénité mêlé d’un vif attrait pour les champs, pour les grandes forêts, pour les plantes, ces charmantes et pacifiques créatures de Dieu. L’on a taxé cette innocente sympathie d’aspiration à la vie végétative. Mais ces morceaux forment une exception, même dans le recueil des Odes et poëmes, le seul qui puisse donner quelque prise à un soupçon pareil. Si l’auteur ne se fait pas une étrange illusion, le vrai sens moral de Psyché et de l’ensemble des pièces lyriques qui l’accompagnent, c’est au contraire un perpétuel sursum corda que le poëte s’adresse à lui-même et à l’âme de ses lecteurs. C’est du moins avec la conscience très-vive de ce sentiment d’aspiration vers l’idéal, vers une vie morale plus élevée, plus pure, plus intense, que toutes ces poésies ont été écrites. Mais précisément parce qu’elles s’adressent à ce qu’il y a de plus intime dans la vie morale, elles n’offrent aucune de ces sollicitations à l’action qui se traduisent avec plus d’éclat, mais qui aboutissent à l’imagination, aux passions, au tempérament beaucoup plus qu’à l’âme elle-même. Nous comprenons très-bien, du reste, cette accusation à nous jetée d’être en dehors de la vie, de la part des esprits entraînés par le mouvement littéraire et social qui semble triompher aujourd’hui.

La renaissance littéraire de la Restauration a engendré ses excès comme tout ce qui vivifie et renouvelle. Il y eut dès le commencement, dans cette école romantique qui nous restera toujours chère, une malheureuse tendance à faire dominer dans la peinture de l’homme d’abord la sensibilité sur la raison et l’activité morale, puis l’imagination toute seule sur la sensibilité, enfin à remplacer les passions par le spectacle des symptômes physiologiques qui sont les indices de la passion, qui sont la forme extérieure, mais non la réalité, la substance du sentiment. Tout ce qui s’est passé dans la société contemporaine a concouru à faire prédominer dans les lettres et dans les arts cet élément matériel au préjudice du principe moral. A mesure que la peinture, la musique, la poésie ont été contraintes par mille causes diverses de se mettre à la portée d’un public plus nombreux, de s’adresser à des esprits de moins en moins cultivés, de moins en moins maîtres d’eux-mêmes, en un mot, de moins en moins libéraux, tous ces arts ont dû se développer par leur côté le moins libéral, par celui qui peut leur être commun avec les arts mécaniques. De là ces effets violents de style, ce culte exclusif de la couleur et de tout ce qui frappe les sens, ce mépris de l’idéal, tous ces vices qui ont fini par se résumer dans cette monstruosité appelée le réalisme. Or, il ne faut pas s’y tromper, quoique le réalisme avoué, et pour ainsi dire officiel, ne se compose que (l’une petite école très-justement ridiculisée et combattue, notre époque tout entière, si on la compare aux grandes et saines époques de l’art, est entachée de quelques-unes des erreurs dont l’exagération et l’aveu brutal constituent le réalisme. On dirait, fort souvent, que les vers, la musique, les tableaux sont faits pour un public qui n’a que des yeux et des oreilles, et pour toute conscience et critérium un tempérament plus ou moins nerveux, bilieux ou sanguin.

Tous les arts se sont développés de nos jours par leur côté technique et matériel ; ils ont fait dans ce sens un immense progrès. On est étonné, en parcourant les expositions de peinture et les revues littéraires, de voir combien abonde le talent d’exécution* combien il y a en France de pinceaux et de plumes habiles. Mais tous ces prodiges du doigté sont, en somme, peu estimables, et infiniment moins difficiles qu’ils ne le paraissent à la foule. Ce qu’il y a de difficile et d’admirable, en tout temps et surtout aujourd’ hui, ce n’est pas seulement de bien peindre et de bien écrire, c’est de penser quelque chose qui vaille la peine d’être peint et d’être écrit.

Lorsqu’il arrive qu’une œuvre de cet art si habile s’adresse à mieux qu’aux seules sensations, lors même qu’elle intéresse véritablement les passions du cœur, l’imagination poétique, il est rare qu’elle atteigne dans son action jusqu’au principe qui contient, ennoblit, divinise tout cela, qui est plus que le sentiment, plus que l’imagination, plus que l’intelligence, qui est l’homme lui-même dans ce qu’il a de plus vivant et de plus divin, jusqu’à l’âme.

En mettant de côté toute prétention d’avoir atteint le but, l’auteur de ces poëmes ose dire que ce n’est pas pour les sens, pour l’imagination, pour le cœur même tout seul qu’il a voulu écrire ; c’est pour l’âme. C’est l’âme qu’il cherche à exciter au dedans de lui-même et chez les autres, parce qu’elle est le ressort intime de la vie, la force essentielle qui meut toutes nos facultés. On lui a reproché de conduire trop souvent son lecteur dans le désert, de le séparer des hommes et du mouvement social. Le poëte essaye, en effet, de s’isoler des passions et des intérêts vulgaires, des agitations sans but moral ; mais il n’a jamais songé à se placer en dehors de la vie humaine. Ces voix de la nature et du désert, interprétées par lui, qu’enseignent-elles au promeneur solitaire, sinon l’adoration de Dieu, l’amour des hommes, le respect de soi-même et l’enthousiasme de l’idéal ? Tendre constamment à élever, à fortifier l’âme aux dépens de tout ce qui n’est pas elle, l’exciter à l’amour du beau, même sans indiquer à son activité un but précis dans le milieu social, n’est-ce pas préparer l’homme à l’action, à tout ce que le devoir exigera ? Ne vaut-il pas mieux stimuler la vie dans son principe, que surexciter passagèrement tel ou tel organe ? Cet appel adressé à l’âme est sans doute d’un effet moins prompt, moins éclatant que l’appel direct à la passion, mais son influence est plus profonde, plus énergique et surtout plus durable. Notre temps abonde en œuvres d’art d’une exécution brillante, mais qui semblent procéder de l’effervescence physique, de l’excitation matérielle du cerveau plutôt que de la pensée et d’une sérieuse inspiration. De telles œuvres attestent la vigueur du tempérament et non celle de l’esprit, et leur portée ne saurait dépasser les sens et l’imagination dans ce qu’elle a de plus extérieur et de plus grossier. Ce n’est pas seulement au théâtre que la mimique des passions s’est ainsi substituée à leur expression littéraire, que la représentation des phénomènes physiologiques a remplacé la peinture des réalités morales, c’est dans tous les arts, dans tous les genres de poésie. On cisèle, on enlumine curieusement le masque de la passion, et, sous ce masque, il n’y a personne qui sente. On n’a pas exprimé la passion véritable, mais on a représenté les gestes violents, les signes désordonnés qui la traduisent aux yeux. On peut ainsi exciter fortement la sensibilité nerveuse, sans toucher à l’âme, sans éveiller une idée, sans faire naître une sérieuse émotion. Ce fracas de couleurs, ce désordre de mouvements sont pris pour des signes de vie morale ; on les demande aujourd’hui à un poëte pour reconnaître en lui du cœur et ce qu’on appelle l’élément humain.

Au milieu d’une pareille disposition des esprits, si une poésie se produit, qui ne soit ni le drame, ni l’élégie amoureuse, ni le conte cavalier, ni l’ode épicurienne, dont le mouvement s’accomplisse dans la pensée, dont les couleurs soient prises à ce qu’il y a de plus intellectuel dans la nature, dont le but soit d’attirer l’âme dans une région supérieure à celle où s’agitent les passions qui crient et qui gesticulent, cette poésie s’expose au reproche de manquer de vie, de n’être pas assez humaine. On oublie une chose, c’est que la passion, dans son essence même et sous une forme supérieure à celle que lui donne un grossier réalisme, la passion est ce qu’il y a de moins humain dans l’homme. Les emportements physiologiques nous sont communs avec tout ce qui est doué de la vie animale. La passion ne s’humanise, ne devient poétique et matière d’art que par sa combinaison avec l’intelligence, que par ses rapports de subordination ou de lutte avec la raison.

Il y a un principe excellemment humain, n’appartenant qu’à l’homme en ce monde, et le constituant au-dessus de tout ce qui végète et de tout ce qui vit ; ce principe, c’est 1’âme. Nous n’avons pas nommé à sa place la raison, grandeur essentielle de l’homme, participation à la lumière divine » parce que la raison n’est pas comme l’âme l’instrument spécial et en même temps le but particulier de la poésie. Sans essayer de définir l’âme, nous la concevons comme mêlée à tout ce qui est de l’homme, sentiment, intelligence, imagination, vie organique. Il nous suffit, au point de vue des arts, d’en dire ceci : elle est la puissance d’aspiration ; elle régit dans le cœur et dans la, pensée tout ce qui monte, tout ce qui s’élève vers un état supérieur ; elle est la force qui nous porte en haut ; c’est la faculté générale qui s’empare des sensations, des sentiments, des idées, les épure, les agrandit, les transforme en un élément nouveau, en fait l’énergie motrice par excellence ; ainsi le feu transforme l’eau en vapeur et lui communique une force d’expansion irrésistible. Par la sensibilité, l’imagination, l’intelligence, on goûte la beauté dans les objets particuliers ; mais par cette faculté qui contient à la fois l’intelligence, la sensibilité, l’imagination, qui est plus que tout cela, qui est l’homme lui-même et qui s’appelle l’âme, on aspire à l’idéal dans le vrai, dans le bien, dans le beau, on s’élance vers ce qui est éternel, universel, infini, en un mot, divin,

Or, si la poésie et les arts sont quelque chose de plus qu’une jouissance physique ou qu’une étude abstraite, c’est qu’ils relèvent de l’idéal, c’est qu’ils ont l’âme pour point de départ et pour but : ils en émanent, ils y rentrent en lui rapportant une vie plus intense pour prix de la vie qu’ils en ont reçue. Plus une poésie tend directement à l’âme et lui subordonne les passions, plus cette poésie est humaine dans l’acception légitime de ce mot. C’est parce que les belles-lettres, dans leur ensemble, ont pour fin cet accroissement, celle domination de l’âme, qu’on les a appelées les lettres humaines, humaniores litterœ ; c’est parce que les beaux-arts, au lieu d’être des instruments de plaisir, des serviteurs de la sensation, sont des organes de l’activité morale, des directeurs de l’âme ; c’est parce qu’ils consacrent la supériorité de l’esprit sur la forme matérielle, sa liberté, en un mot, qu’on les a nommés les arts libéraux.

Faut-il entendre cette action morale de la poésie en ce sens que pour atteindre à l’âme elle puisse se passer de l’imagination et du cœur, et qu’elle soit appelée à formuler des enseignements comme la philosophie ? Non, certes, la poésie a ses méthodes qui lui sont propres, et précisément parce qu’elle s’adresse à l’âme, sa direction ne doit pas être détournée au profit de la seule intelligence ; elle n’est pas astreinte à conclure comme un syllogisme. Elle apporte à l’âme bien mieux qu’un conseil direct, bien mieux qu’une exhortation pratique. Lors même qu’elle n’indique pas à notre activité un but déterminé, la poésie nous apporte une force pour agir, un véritable accroissement de la vie.

Or, à côté des lecteurs et des critiques que l’habitude de tout demander à l’imagination, à la passion, à l’émotion physique, rend indifférents à cette partie d’une œuvre qui est du ressort de l’âme elle-même, il y a ceux qui se préoccupent exclusivement des conclusions formelles de la poésie, et par cela même restent incapables d’en découvrir le sens, à moins qu’il ne soit affiché en gros caractères et formulé en termes abstraits, comme une moralité au bout d’un apologue. Contester l’utilité morale d’une œuvre parce qu’elle n’enseigne pas telle ou telle doctrine et n’aboutit pas à un précepte, ou par une autre préoccupation dénier à un poëme le sentiment et la vie, parce qu’il ne met pas en jeu les passions violentes et qu’il n’a pas pour but le plaisir et l’excitation physique, ce sont là deux erreurs bien opposées, mais également désastreuses en matière d’art. La pire des deux, peut-être, est celle des utilitaires, des propagateurs de systèmes, des hommes de parti. Nulle œuvre poétique ne leur semble douée de vie morale, s’ils n’en peuvent tirer un argument favorable à leur doctrine. Le poêle ne cesse à leurs yeux d’être un rêveur inutile, que s’il affecte les allures du tribun ou du prédicant. Certains critiques, par exemple, considèrent chez un écrivain l’absence de toute déclamation en faveur du progrès comme un signe d’affaissement et de mort digne d’être puni par l’inattention du siècle. Avec un peu de lyrisme prophétique sur les miracles que nous réservent ces deux mystérieuses puissances, la démocratie et l’industrie, on arrive bien vile dans cette école à se faire saluer poêle de génie et d’avenir. On obtient de même, dans un camp contraire, brevet de sainteté et de talent, pour peu qu’on ait distillé en style romantique quelqu’une de ces sucreries dévotes au moyen desquelles on essaye aujourd’hui d’efféminer et d’affadir le mâle catholicisme de Corneille et de Bossuet.

En dépit de ces deux systèmes rivaux d’intolérance, et qui méconnaissent tous deux non-seulement les formes propres, mais aussi le vrai but moral de l’art, un poêle peut être profondément chrétien sans rimer les modernes légendes miraculeuses ; il peut être un ami sincère de son pays et de l’humanité, sans chercher à enivrer ses lecteurs de la fumée des promesses progressistes. Quand l’esprit humain verra poindre à l’horizon la forme un peu précise d’une vérité, d’une vertu, d’une beauté nouvelle, le poëte ne sera pas le dernier à signaler ce bon augure ; mais il n’a pas mission de prêcher le culte de l’inconnu. Il est pour lui un moyen plus sûr d’exciter ce noble enthousiasme qui est la raison d’être de la poésie et des arts, de pousser les hommes vers une perfectibilité certaine, c’est de mettre incessamment sous leurs yeux, c’est de leur faire aimer, comme parfaitement belles, une multitude de vérités et de vertus très-connues et très anciennes ; si anciennes qu’elles sont contemporaines de la conscience du premier père, si connues que le genre humain tout entier a participé à leur lumière, si vastes que l’homme pourra encore progresser dans leur sein à travers l’autre monde, sans atteindre le terme de cet infini. Exciter l’âme, la fortifier par la contemplation et l’amour du beau, qui fait croître ses ailes, comme le dit Platon, et l’élever ainsi au-dessus de tout ce qui est moins pur, moins noble, moins durable qu’elle, pour la rapprocher de ce qui est immortel et divin ; faire éclore et nourrir à la chaleur douce et continue que répand la beauté calme et sereine, c’est-à-dire la vraie beauté, cet enthousiasme intime, patient, car il est éternel, qui est l’essor même de l’âme vers son vrai but, qui se distingue de la passion, qui la contient, qui la dompte, qui la dirige, telle doit être l’œuvre intérieure de la m poésie. Quand elle a pu l’accomplir, elle est suffisamment humaine, vivante et morale ; il n’est pas nécessaire pour cela qu’elle exalte le tempérament parla violence des couleurs matérielles, ou qu’elle apporte à l’esprit des raisonnements et des convictions mathématiques. Les aspirations qu’elle suscite en mettant l’âme en présence du beau, la poésie doit les diriger sans doute vers la justice, la force, la tempérance, le respect et la domination de soi-même, la patience, le sacrifice, l’amour des hommes et l’adoration de Dieu. Or, toutes ces vertus avaient un nom et des modèles avant l’heure présente, et les siècles à venir n’y ajouteront pas un nom nouveau, parce qu’elles comprennent tout. La poésie qui les fait aimer est suffisamment sociale. Si elle a été capable de donner à un seul homme quelques bonnes pensées pour sa direction intime et personnelle, elle a mieux servi la cause du progrès qu’en cherchant à passionner les esprits par des déclamations sur les misères du passé ou sur les félicités de l’avenir.

L’auteur de ce livre a trouvé jusqu’ici la critique bienveillante et n’a que des remerciments à lui adresser ; il devait, cependant, discuter les objections soulevées contre les tendances générales de son œuvre. Il a d’ailleurs, pour rassurer pleinement sa conscience sur la portée morale de ses écrits, la sanction du jury suprême en matière d’art et d’idées. C’est en signalant sa poésie comme une œuvre d’une haute moralité, animée d’un souffle bienfaisant et propre à élever l’âme, que l’Académie française, à plusieurs reprises, et l’Institut réuni dans une occasion solennelle, ont honoré ses travaux de leur suffrage. En motivant ainsi le jugement de l’Académie, l’illustre secrétaire perpétuel lui a imprimé le sceau de l’autorité la plus éminente dans la critique de ce siècle. Il y a peut-être quelque vanité à rappeler cette couronne, mais il y aurait de l’ingratitude à ne pas s’en parer, quand, pour la première fois, on se présente en personne au public, et que l’on plaide pour soi-même dans une préface.