Psychologie politique et défense sociale/Livre II/Chapitre I

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Texte établi par Les Amis de Gustave Le Bon,  (p. 41-49).


CHAPITRE I

L’origine des lois et
les illusions législatives


Beaucoup d’événements politiques représentent l’éclosion d’un petit nombre de principes solidement ancrés dans les âmes. La croyance en la puissance souveraine des lois est un des plus actifs.

On rencontre en France une foule de gens se disant dégagés de toute croyance religieuse. Ils ne croient plus aux dieux, méprisent les superstitions et ne redoutent guère que les révélations des somnambules ou l’action magique du nombre treize.

Mais dans ce pays de libre pensée on trouverait difficilement des citoyens manifestant le plus léger doute à l’égard de la puissance infaillible des constitutions et des lois. Nous sommes tous solidement persuadés que des textes législatifs peuvent remanier à volonté l’état social d’un peuple. Avec des lois toutes les réformes sont possibles. Il ne tient qu’à elles d’enrichir le pauvre aux dépens du riche, d’égaliser les conditions et d’assurer un bonheur universel.

Ce dogme sacré de la puissance des lois est à peu près le seul resté debout et que les théoriciens vénèrent. Si l’idéal d’un parti politique permettait de le définir, on pourrait dire qu’il n’existe en France qu’un seul parti. Tous possèdent, en effet, un même idéal : réformer la société à coup de décrets et demander à l’État son intervention constante dans la vie sociale des citoyens. On ne sait pas, quand on rencontre un Français, s’il est clérical ou anticlérical, ce qui d’ailleurs représente souvent la même chose, mais on peut être bien certain qu’il est Étatiste.

La doctrine de l’action souveraine des lois a toujours constitué un des plus puissants facteurs de notre histoire Les hommes de la Révolution étaient persuadés qu’une société se refait avec des institutions et ils finirent par déifier la raison au nom de laquelle étaient promulgués leurs décrets.

Bien des motifs ont contribué, chez les peuples dont la mentalité religieuse est très développée, à rechercher législativement les moyens de remédier aux maux qui les affligent. Ne pouvant plus demander de miracles au ciel, on les demande au législateur. Le pouvoir des lois a remplacé celui des dieux.

Ces miracles législatifs paraissent d’une réalisation facile, car si les raisons lointaines des choses sont malaisées à percevoir leurs causes fictives, très apparentes, semblent aisées à atteindre.

L’insuccès des lois votées sous la pression des volontés populaires n’ébranle nullement d’ailleurs la croyance en leur puissance. Elles gardent l’influence des dogmes religieux. Les prescriptions impératives et brèves des codes exercent toujours un prestige mystérieux. Comme les divinités, les lois ordonnent et n’expliquent pas. Leurs auteurs ont très bien compris qu’un pouvoir discuté n’est bientôt plus un pouvoir respecté. La vraie puissance ne réside pas, en effet, dans la force de celui qui commande, mais dans la soumission volontaire de celui qui obéit.

Cette idée, si répandue chez les peuples latins, que les organisations sociales se réforment avec des lois, est nous l’avons dit déjà, une des plus funestes erreurs qu’ait enregistrées l’histoire.Pour la défendre, des millions d’hommes sont morts misérablement, des cités florissantes sont tombées en ruines, de grands empires descendent la pente de la décadence. La fatale chimère est cependant plus puissante qu’elle ne le fut jamais.

Quelques rares philosophes ont bien essayé de montrer la dangereuse absurdité de cette doctrine, je l’ai moi-même tenté dans plusieurs ouvrages et notamment dans mon livre sur les Lois psychologiques de l’évolution des peuples. Mais que peuvent des écrits sur les impressions mobiles des foules ? Elles n’écoutent guère que les démagogues flattant servilement leurs instincts. Ne nous lassons pas cependant de répéter sans cesse les mêmes vérités. Les idées finissent quelquefois par rencontrer le terrain où elles peuvent germer.

Persuadé lui-même de la toute puissance des lois, le législateur légifère pour remédier aux maux visibles dont lui demeurent cachées les causes. Il légifère sans trêve, tout étonné de voir les lois votées rester inefficaces ou produire des effets contraires à ceux espérés. Il s’irrite alors, légifère de nouveau, interpelle les ministres, nomme des commissions pour surveiller l’exécution des décrets, et intervient inlassablement dans tous les rouages de l’administration. C’est ainsi que le régime parlementaire tend chez nous à se transformer en un régime qui rappelle celui de la Convention. À peine sortis du despotisme, les peuples latins y reviennent toujours. Le despotisme collectif remplace progressivement chez eux le despotisme individuel. Tout fait croire qu’il sera aussi tyrannique.

Notre histoire est remplie des conséquences désastreuses de lois promulguées dans les meilleures intentions. La République de 1848 crut faire œuvre bienfaisante en édictant de nombreuses lois ouvrières et en créant des ateliers nationaux pour donner du travail à tous les citoyens. Quand les nécessités économiques, qui dominent de très haut les volontés du législateur, obligèrent à fermer ces ateliers, il en résulta une révolution et d’épouvantables massacres. La conséquence finale fut le rétablissement de l’Empire et ses suites, y compris Sedan et l’invasion.

Elle est très funeste, la race des philanthropes. Sous leur impulsion, s’édictent les lois dites humanitaires, dont les effets sont si souvent désastreux.

Les mesures législatives ayant produit un résultat contraire à celui qu’elles se proposaient d’atteindre sont innombrables. C’est ainsi, par exemple, que les lois sur les primes à la navigation ont été une des causes actives de la lamentable décadence de notre marine marchande.

Nous le montrerons bientôt.

C’est ainsi encore, qu’en vertu du principe de la puissance souveraine attribuée aux lois, nous prétendons imposer nos institutions à tous les peuples conquis par nous, sans comprendre qu’une telle méthode devait bientôt déterminer la ruine de nos colonies.

Le dogme latin du pouvoir transformateur des décrets conduit, sous la pression des mobiles volontés du peuple, à voter les lois les plus violentes sans se préoccuper de leur injustice.

Après avoir fait miroiter aux yeux des classes ouvrières le milliard des congrégations, il fallut bien, devant les grondements populaires, édicter des lois pour s’emparer de ce milliard. Cet acte d’iniquité sauvage, dont l’injustice n’a pas frappé les législateurs, a créé un précédent redoutable. Que les hasards d’un vote confèrent pour un jour le pouvoir aux socialistes révolutionnaires, ils sauront comment exproprier une nouvelle classe de citoyens au profit d’une autre, sans invoquer d’autres raisons que le droit souverain de l’État, c’est-à-dire la raison du plus fort.

Notre société n’est un peu sauvée de la désorganisation produite par les décrets de ses législateurs que par l’impossibilité de toujours les appliquer. Chaque loi entraîne la création d’une nuée de fonctionnaires destinés à la faire exécuter, mais parfois il faut reculer devant l’énormité de la dépense. On a hésité jusqu’ici à instituer une armée de 500.000 inspecteurs pour faire observer les lois sur le travail. Cette impossibilité seule a sauvé notre industrie de la décadence profonde qu’aurait engendrée l’ingérence constante des fonctionnaires dans les manufactures.

L’État finit d’ailleurs par renoncer de lui-même aux lois inapplicables, parce que tout le monde les viole.

Un délit généralisé se transforme bientôt en droit.

Pour cette raison, les décrets édictés dans le but de contrecarrer les spéculations financières, les sociétés anonymes et toutes les formes de contrats, nés de l’évolution économique moderne, ont misérablement échoué. En étudiant la véritable genèse des lois, nous comprendrons facilement pourquoi.

Conclurons-nous des considérations précédentes qu’il ne faut jamais promulguer de réformes par voie législative et qu’on doit se croiser les bras. Évidemment les législateurs de 1848, auxquels nous faisions allusion plus haut, auraient été plus utiles en se croisant les bras qu’en votant des lois si dangereuses, mais cette conclusion pessimiste n’est pas applicable à tous les cas. Beaucoup de lois sont utiles lorsqu’elles naissent sous l’influence de certaines nécessités que nous allons examiner maintenant et qui sont étrangères le plus souvent à la volonté des législateurs.

Pour savoir ce qu’il faut faire et surtout ne pas faire en matière de lois, on doit d’abord tâcher de comprendre leur genèse.

Soyons avant tout bien convaincus qu’une nation ne peut utiliser les constitutions et les lois d’un peuple de mentalité différente, si parfaites soient-elles. Quand, des juristes essaient de nous persuader que le droit romain a été adopté par certains pays et la constitution anglaise par d’autres, ils font preuve d’une pauvre psychologie.

Lorsque le droit romain fut adopté par un peuple quelconque, les Allemands, par exemple, il devint aussitôt un droit allemand. Jamais, sans qu’on puisse citer une seule exception, la constitution anglaise n’a été pratiquée par d’autres peuples que les Anglais, bien qu’acceptée par plusieurs.


Trois phases se succédèrent dans la genèse d’un droit. 1°/ la coutume, 2°/ la jurisprudence, 3°/ la loi. Le législateur ne saurait intervenir utilement que dans la dernière de ces phases.

La loi doit se borner le plus souvent à codifier la coutume. Là est son vrai rôle. Notre Code civil que beaucoup s’imaginent construit de toutes pièces par un conseil de légistes dirigé par Napoléon, ne fit en réalité que condenser les coutumes les plus généralement admises dans les diverses parties de la France. Il termina ainsi une unification juridique commencée depuis longtemps. Ce ne fut pas le code du présent, mais celui d’un passé.

La coutume résulte des nécessités sociales, industrielles, économiques de chaque jour. La jurisprudence les fixe. La loi les sanctionne.

Mais ce que la loi sanctionne c’est l’état social du moment. Les civilisations, surtout aujourd’hui, évoluent plus vite que les lois. La jurisprudence intervient alors pour les modifier d’après les nouvelles coutumes qui s’établissent.

Dans les pays où le juge, manquant d’indépendance, semble plus habitué à rendre des services que des arrêts, les lois doivent promptement enregistrer la coutume et c’est pourquoi elles changent vite. Dans les pays où, comme en Angleterre, le juge demeure fort indépendant, nul besoin de toucher aux lois, c’est le magistrat lui-même qui les transforme.

Mais chez toutes les nations et par le fait seul que les besoins sociaux évoluent plus rapidement que les codes, la jurisprudence qui fixe les coutumes fut toujours plus puissante que les lois. Il n’y eut jamais de peuple aussi respectueux des textes écrits que les Romains. « Nulle part cependant plus qu’à Rome, écrit justement Cruet, le droit sanctionné par la pratique judiciaire n’a aussi largement dépassé, aussi largement contredit le droit expressément écrit dans les textes législatifs. Cela n’empêche pas que ce droit national d’une société morte a été longtemps considéré comme le prototype d’une législation universelle et immortelle ! »

En fait, une société dont le droit n’évoluerait pas et resterait cristallisé dans des règles immuables cesserait bientôt d’exister.

Un tel cas d’ailleurs ne s’est jamais présenté. Le droit musulman lui-même, jadis fixé dans le Coran, a fini par en sortir presque entièrement. Comment une loi pourrait-elle rester stable, quand tout change autour d’elle ? À un moment donné, son application devient impossible. On peut continuer à respecter son texte, mais on ne l’observe plus. Les Romains vénéraient beaucoup la loi des XII tables, seulement ils ne l’appliquaient pas. Les musulmans respectent le Coran, mais le transforment complètement par leur interprétation.

Ainsi, par suite de l’évolution des coutumes, la jurisprudence évolue en dehors de la loi et parfois même contre elle. La loi n’a jamais été assez puissante pour lutter contre la coutume. « Si la vie de famille nous inclinait à l’inceste, écrit le professeur Durkheim, les défenses du législateur resteraient impuissantes. »

Rien n’est plus évident. Quel tribunal oserait aujourd’hui condamner aux travaux forcés pour meurtre, comme la loi l’y oblige, l’individu qui a tué en duel son adversaire ? La loi interdit l’avortement, mais le jury acquittant toujours la coupable le juge finira nécessairement par ne plus poursuivre. Il n’a pas, en effet, à nous imposer son droit, mais à subir celui que le sentiment social lui impose.

Sans la jurisprudence qui suit toutes les oscillations de la coutume, le code finirait par devenir un tissu d’iniquités. C’est la jurisprudence, notamment, qui affranchit la femme du marin disparu dans un lointain voyage du veuvage éternel auquel la loi écrite la condamne par suite de l’impossibilité pour elle de présenter l’acte de décès de son mari. C’est la jurisprudence encore qui, malgré l’interdiction légale de la recherche de la paternité, oblige maintenant le séducteur à indemniser la femme séduite et entretenir son enfant.

De tels faits expliquent la genèse des lois et déterminent le vrai rôle du législateur. Il devrait consister uniquement à sanctionner les lois quand elles sont déjà faites c’est-à-dire créées par la coutume et fixées par la jurisprudence. Toute loi surgie inopinément sans avoir passé par ces deux étapes, est frappée de mort le jour même où on la promulgue.

Comme exemple d’un droit nouveau en voie de se former sous l’influence de la coutume et de la jurisprudence, citons le pouvoir prépondérant et croissant chaque jour dans des proportions colossales, de notre Conseil d’État. Jadis rouage administratif secondaire confiné dans des fonctions assez subalternes, il est devenu progressivement, sans réglements nouveaux, un pouvoir qui fait plier tous les autres. Il juge sans appel dans les cas les plus différents, révoque les arrêtes des préfets et des ministres, réintègre des officiers de marine retraités, annule des nominations de fonctionnaires, etc.

D’où provient une telle autorité ? Toujours de la même source. De coutumes créées par la nécessité et fixées par la jurisprudence. Ce n’est pas le Conseil d’État qui a rêvé d’empiéter sur les autres pouvoirs. C’est le public qui l’oblige à empiéter sur eux, parce qu’il est désireux de limiter les fantaisies ministérielles ou administratives et de trouver quelque protection au milieu d’une anarchie universelle. Toutes les démocraties sont conduites d’ailleurs à la création de ces puissances supérieures présentant un peu d’indépendance et de fixité. La cour suprême des États-Unis joue un rôle analogue à celui que paraît devoir remplir bientôt notre Conseil d’État.

Un fait frappant dans la création de ces pouvoirs spontanés et justifiant la thèse exposée ici sur la genèse du droit, c’est qu’ils ne s’appuient pas sur des textes, ne sont souvent sanctionnés par aucun, et acquièrent cependant une grande puissance alors que des lois nettement formulées, n’en possèdent aucune.

Ce phénomène s’observe également en Angleterre. Les principes les plus fondamentaux du Gouvernement ne reposent nullement sur des textes, il n’y en a pas eu pour diviser le Parlement en deux Chambres pour lui permettre de voter les lois, pour obliger le souverain à gouverner par l’intermédiaire de ministres responsables, etc. L’Angleterre n’a pas de constitution écrite[1] bien que présentant le type du gouvernement constitutionnel. Elle est progressivement devenue une véritable république présidée par un roi. La liberté y est cependant beaucoup plus grande que dans aucune autre république, celle des États-Unis exceptée. Les citoyens sont libres d’aller ou de ne pas aller à l’église, sans subir aucune persécution visible ou cachée. Ils peuvent se réunir et acquérir des biens sans être jamais exposés à l’expropriation. Les lettres de cachet que nous avons retirées des mains des rois pour les mettre dans celles de petits juges d’instruction y sont inconnues.

Tout dans un tel pays heurte nos idées d’ordre, de raison et de belle symétrie. Son droit est composé des éléments les plus disparates. « Le grand mérite des institutions anglaises, disait en plein Parlement un ministre, monsieur Chamberlain, est de n’être pas logiques. »

Profonde pensée. Les lois, en effet, se passent de logique, parce qu’elles sont filles de sentiments créés par des nécessités indépendantes de la raison.

Nous restons malheureusement très éloignés en France, de pareilles idées. L’expérience ne nous profite pas. Nos erreurs sur la genèse des lois ont coûté nombre de révolutions, de ruines et de massacres. Nul ne peut dire ce qu’elles coûteront encore.

Notre chimère n’est d’ailleurs pas près de s’anéantir puisqu’elle trouve pour défenseurs des esprits fort éclairés. Un éminent homme d’État affirmait récemment dans la préface d’un livre, la nécessité « d’organiser politiquement et socialement la société selon les lois de la raison. » C’est hélas ! ce que nous ne cessons de faire avec la plus inlassable obstination depuis un long siècle, au milieu d’effroyables convulsions. Ne renoncerons-nous jamais à vouloir légiférer, organiser, réformer au nom de cette aveugle raison qui ne connaît ni les nécessités naturelles, ni les nécessités économiques, ni les nécessités d’aucune sorte ? Arriverons-nous à comprendre que les sociétés ne sont pas à la merci des fantaisies sentimentales des gouvernants ? On ne fait pas le droit, il se fait. Cette brève formule contient toute son histoire.

  1. , Cette assertion surprend toujours les personnes qui ne croient qu’à la valeur des textes écrits. Le hasard me permet de la justifier entièrement en reproduisant un fragment du discours prononcé par un ministre anglais, monsieur Asquith, devant la Chambre des lords au commencement de septembre 1909.

    « Voilà bien des siècles que nous sommes régis par une Constitution non écrite. Sans doute il y a une inscription au livre de nos lois d’impérissables instruments, tels que la Magna Charta, mais l’ensemble de nos libertés et de nos usages constitutionnels n’a été sanctionné jusqu’ici par aucun bill ayant reçu formellement le consentement du roi, des Lords et des Communes. Nous vivons sous l’empire d’usages, de coutumes, de conventions qui, à l’origine, se sont développés avec lenteur et sans uniformité, mais qui dans la suite des temps ont été universellement observés et respectés. »