Psychologie politique et défense sociale/Livre III/Chapitre II

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CHAPITRE II

Genèse de la persuasion


Sous l’extension des influences populaires, certains événements politiques éclatent souvent avec une soudaineté aussi surprenante pour le public que pour les hommes d’État. Rien ne permettait de les prévoir et nul ne les avait prévus.

Cette soudaineté se manifesta notamment dans la Révolution turque, renversant en peu de jours un gouvernement plusieurs fois séculaire. Elle s’est montrée encore dans la grève des postiers, déclarée en quelques instants, puis dans l’insurrection de Barcelone, où des citoyens paisibles transformés presque instantanément en brigands sanguinaires, incendièrent les couvents, les églises et déterrèrent les morts.

Les interprétations théoriques de ces subites explosions, données après coup, ne les expliquent guère. Pour les comprendre, il faut se résigner à mettre de côté notre logique rationnelle. Elle peut, cette logique, nous servir à imaginer des causes fictives pour les événements, mais non les créer.

Certes, ces mouvements populaires ne sont pas fils du hasard, mais les sentiments inconscients qui les engendrent obéissent à des lois dont l’étude est à peine entrevue encore.

Un fait demeure cependant parfaitement acquis. Ces brusques insurrections ont, le plus souvent, pour point de départ, l’influence de quelques meneurs. Il importe donc tout d’abord de découvrir comment ces derniers agissent et pourquoi leur action est parfois si rapide et si sûre, quoique leurs moyens paraissent fort méprisables à notre raison.


Je n’étais pas encore sorti de l’enfance lorsque, sur la grande place d’une petite ville de province, je reçus à ce sujet une leçon de psychologie qui m’impressionna fort. Une trentaine d’années me furent du reste, nécessaires pour en saisir toute la portée. Ce ne fut pas bien entendu, la leçon qui me frappa alors, mais son auteur, personnage imprévu, couvert d’une tunique d’or constellée de pierreries.

Était-ce un roi mage, un satrape assyrien, un fabuleux rajah ? Troublant problème.

Le trône d’où rayonnait sa splendeur dominait un char que traînaient des chevaux caparaçonnés de pourpre. Derrière lui, deux guerriers, porteurs d’armures étincelantes, lançaient dans de longues trompettes d’argent des appels sonores et mystérieux.

Une foule admirative, à chaque instant plus dense, l’enveloppa bientôt. Soudain il fit un geste, les trompettes se turent et un silence anxieux s’étendit.

Alors, se soulevant avec une royale nonchalance, le mage éclatant haranga la multitude. Elle écoutait, attentive, respectueuse et charmée.

Ce qu’il disait ? J’étais trop loin pour bien l’entendre et compris seulement que ce puissant personnage venait des contrées lointaines, où régnait jadis la reine de Saba, pour donner aux hommes, en échange de sommes minimes, des boîtes magiques contenant une poudre merveilleuse capable de guérir tous les maux et d’assurer le bonheur.

Il se tut, les trompettes répétèrent leurs appels et la foule éblouie se précipita pour acheter les miraculeuses boîtes. Je l’aurais bien volontiers imitée, mais hélas, ma famille, désireuse de m’inculquer le mépris des richesses, et de m’éviter, disait-elle, le sort de Sardanapale, laissait mes poches totalement vides.

Plus amers encore furent mes regrets lorsque j’appris les cures prodigieuses accomplies par la magique poudre. Sans doute, le pharmacien du lieu, homme jaune, sec et sévère, prétendit que les boîtes contenaient uniquement du sucre. Mais, que pouvaient valoir, je vous prie, les dires de ce boutiquier jaloux contre les affirmations d’un mage couvert d’or, derrière lequel d’imposants guerriers sonnaient du buccin ?

Tout s’efface cependant, les joies toujours, les amertumes quelquefois. Les années descendirent leur rapide spirale, estompant un peu le souvenir du magicien dont l’apparition imposante avait enchanté ma vie d’enfant.

J’acquis les connaissances inutiles du collège et parmi elles la logique, d’après laquelle, assuraient mes maîtres, se forment nos croyances et se dirigent nos actions.

Je n’avais pas oublié toutefois l’homme prestigieux. Sa logique, fort différente de celle des livres, lui avait réussi. Donc elle n’était pas vaine. Si sa poudre ne contenait que d’insignifiants éléments, elle agissait pourtant. À quelle puissance magique devait-on alors attribuer ces miraculeuses vertus ?

Je restais muet devant ces problèmes. Néanmoins, après y avoir souvent réfléchi, je finis par découvrir que ce subtil personnage avait su manier d’instinct les facteurs fondamentaux d’où dérivent la vie des peuples et le cours de leur histoire.

Ce qu’il vendait, en effet, c’était cet élément immatériel qui mène le monde et ne saurait mourir :

l’ESPÉRANCE.


Les prêtres de tous les cultes, les politiciens de tous les âges ont-ils jamais vendu autre chose ?

Et si l’ingénieux personnage avait réussi à imposer la foi en ses discours, c’est que, comme tous les fondateurs de croyances, il s’appuyait sur ces quatre principaux facteurs des convictions populaires :
1°/ le prestige qui suggère et impose.
2°/ l’affirmation sans preuve qui dispense de la discussion.
3°/ la répétition qui fait accepter comme certaines les choses affirmées.
4°/ la contagion mentale qui rend vite très puissantes les convictions individuelles les plus faibles.

Cette brève énumération contient les éléments fondamentaux de la grammaire de la persuasion. Si des professeurs de logique vous assurent que la raison devrait y figurer aussi, laissez-les dire, mais ne les croyez pas.

Ces facteurs sont applicables aux cas les plus divers, dans les circonstances les plus variées. Pour convaincre, vous les emploierez (inconsciemment peut-être, mais sûrement), que vous soyez simple charlatan désireux de vendre un élixir, subtil financier obligé d’écouler de médiocres valeurs, ou même puissant dirigeant voulant amener son peuple aux lourds sacrifices nécessaires pour fonder une grande armée.

Ces facteurs de la persuasion ne s’adressent qu’aux sentiments, c’est-à-dire aux mobiles habituels de notre conduite. Ils auraient peu de prise sur l’intelligence et seraient, par conséquent, sans utilité pour le professeur faisant une démonstration où le savant exposant une expérience. Ces derniers cherchent en effet à établir des connaissances et non des croyances.

Connaissance et croyance sont choses fort distinctes. Platon l’avait observé, il y a un certain temps déjà, et indiqué également qu’on ne les édifie pas de la même façon. Tous les hommes acquièrent facilement des croyances. Très peu s’élèvent jusqu’à la connaissance. La connaissance implique des démonstrations et des raisonnements. La croyance n’en exige aucun.

La grammaire de la persuasion, dont je viens de résumer brièvement les éléments essentiels, n’est utilisable que pour la création d’opinions ou de croyances ayant des sentiments pour bases. De ces opinions et de ces croyances dérive l’immense majorité de nos actions. Qui les fait naître est notre maître.

Un orateur populaire s’adressant, comme tant d’honnêtes logiciens le supposent, à l’intelligence de ses auditeurs ne convaincrait personne et ne serait même pas entendu. Avec des gestes, des formules, des mots évocateurs d’images il influence leur sensibilité et par elle atteint leur volonté. Ce qu’il vise, ce n’est pas l’intelligence, mais cette région inconsciente où germent les émotions génératrices de nos pensées.

On agit sur elle par les moyens que j’ai indiqués : prestige, suggestion, etc. Mais, dans notre énumération, ne pouvait figurer (car il n’est guère formulable en règles) ce facteur personnel, composé d’éléments très divers et indéfinissables, dont l’ensemble constitue la séduction.

L’orateur qui séduit charme par sa personne beaucoup plus que par ses paroles. L’âme de ses auditeurs est une lyre dont il ressent les moindres vibrations nées sous l’influence de ses intonations et de ses gestes. Il devine ce qu’il doit dire et comment le dire. L’orateur vulgaire, le politicien craintif, ne savent que flatter servilement la multitude et accepter aveuglément ses volontés. Le véritable manieur d’hommes commence d’abord par séduire, et l’être séduit, foule ou femme, n’a plus qu’une opinion, celle de son séducteur, qu’une volonté, la sienne.

Il semblerait que ces charmeurs rayonnent des forces attractives inconnues. À qui les possède nul besoin de donner des raisons, la simple affirmation suffit. Si les grands orateurs consentent quelquefois à des explications, lorsque, leurs discours doivent être publiés, c’est qu’ils n’ignorent pas que le mécanisme de la persuasion par les écrits diffère immensément de celui exercé par la parole. Le prestige individuel constitue cependant une telle puissance que, même dans les écrits, son action subsiste encore. De grands écrivains comme Rousseau, ont convaincu, non par leurs arguments souvent très faibles, mais surtout par leur prestige.

Le charmeur n’a d’autre ennemi irréductible qu’une solide croyance ancrée dans l’âme de ses auditeurs. Lorsqu’une telle croyance a envahi le champ de l’entendement tout se brise devant elle. C’est un mur que rien ne traversera plus.

Le charme magnétique suffit quelquefois, mais non pas toujours, et d’autres qualités, parmi lesquelles l’art de bien parler ne figure qu’à une place secondaire, sont nécessaires à l’orateur. Pour persuader, il doit savoir sortir de sa pensée, pénétrer dans celle de ses auditeurs, et vibrer à l’unisson de la foule qui l’entoure. Il faut s’émotionner avec elle avant de tenter de l’amener à ses vues. C’est ce que sut faire Antoine, prononçant devant le cadavre de César le très habile discours que lui prête Shakespeare et grâce auquel il transforma en quelques instants ses auditeurs, d’abord favorables aux meurtriers, en vengeurs prêts à les massacrer.

Et qu’il s’agisse d’une foule vulgaire ou d’une assemblée d’élite, l’élément de persuasion que je viens d’indiquer sera toujours le plus efficace. Il faut, répétons-le, deviner ce que pense l’auditoire et penser d’abord comme lui pour l’amener ensuite à penser comme vous.

L’utilité de ce principe est très bien marquée dans le passage suivant d’un travail consacré par monsieur Tardieu a un des grands orateurs de notre temps, le prince de Bülow, alors chancelier de l’empire d’Allemagne.

L’essence de l’art oratoire dans une assemblée politique réside dans la perception immédiate de ce qu’attend l’auditoire. Le contact s’établit-il ? Voilà la partie gagnée. Monsieur de Bülow a toujours excellé à établir ce contact. Nul plus que lui n’a senti d’instinct ce qui convenait, à tout instant, au public qui l’écoutait. Il y a, dans nombre de ses discours, des phrases ou des périodes entières faites pour répondre au goût du jour. L’affirmation répétée à l’excès de la force allemande, les déclarations arrogantes : "L’Allemagne ne se laissera pas marcher sur le pied… L’Allemagne ne se laissera pas mettre de côté… L’Allemagne ne se laissera pas isoler…" sont des banalités usées que cet intellectuel raffiné ne s’approprie point sans raisons. Mais, orateur avisé, il sait que ces banalités plaisent aux députes qui l’écoutent, échantillons assez vulgaires, pour la plupart, d’un Deutschtum orgueilleux. Il manœuvre son public comme une partie d’échecs.

Les foules, nous l’avons vu précédemment, possèdent une crédulité infinie, mais le plus souvent les opinions qu’on leur suggère sont momentanées, sans consistance, sans durée et sans force. À de rares périodes de l’histoire seulement on les voit acquérir pour un certain temps de solides croyances. Alors, comme au moment des premières Croisades, pendant les guerres de religion ou à l’époque de la Révolution, elles deviennent un irrésistible torrent qui bouleverse le monde. Ce ne sont pas nos pâles socialistes révolutionnaires, si bruyants devant les défenseurs de l’ordre social, mais si craintifs devant les foules, qui pourraient provoquer de tels mouvements. Trop d’appétits personnels sont à la base de leurs éphémères convictions. Jamais des croyances durables ne s’édifièrent sur d’aussi fuyants appuis.

Le rôle des meneurs, connu depuis longtemps, puisqu’il s’est manifesté à toutes les époques, n’a cependant reçu des psychologues qu’une insuffisante explication. Ils ne la fourniront sans doute qu’après avoir exploré davantage cette obscure région du subconscient (le subliminal des chercheurs actuels), où s’élaborent les causes de nos actes et les formes de nos pensées.

J’irai plus loin, peut-être, que la science positive ne le permet en disant que les âmes inconscientes du charmeur et du charmé, du meneur et du mené se pénètrent par un mécanisme mystérieux.

Cette fusion d’inconscients indiquée, semble-t-il, par un grand nombre de faits, même en psychologie animale, nous conduit au seuil d’un domaine inconnu que la science entrevoit, mais qu’elle n’a pu explorer encore.

De ces régions ténébreuses, il faut revenir à celles dont l’observation est facile. J’ai signalé quelques éléments de la persuasion, mais quelques-uns seulement. Comment exposer en d’aussi brèves pages ce qui demanderait un volume ? Persuasion par le milieu, par le journal, par les comités anonymes, par l’annonce, par l’intérêt individuel, etc. Que de chapitres dignes de l’attention des psychologues et qui, cependant, ne les ont guère tentés. Ils seraient plus utiles que leurs vaines dissertations sur les catégories de Kant ou sur la nature de l’espace et du temps. Plus utiles, plus intéressants, mais beaucoup plus difficiles aussi.

Parmi les facteurs principaux des convictions populaires énumérées plus haut, il en est un, la contagion mentale, tellement important que nous devons en dire quelques mots. Elle est le fondamental élément de la propagation des mouvements dont je parlais en commençant : grève des postiers, insurrection de Barcelone, etc.

Ces mouvements, commencés par les meneurs quand diverses circonstances (un mécontentement général, par exemple), prédispose les esprits à une certaine réceptivité s’étendent très vite autour d’eux par le mécanisme de la contagion mentale.

Son rôle est prépondérant dans la plupart des phénomènes historiques. Sans elle, aucune des fondamentales croyances qui menèrent le monde christianisme, islamisme, bouddhisme, etc., n’aurait pu se répandre. La contagion mentale seule et jamais la raison entraîna leur propagation.

C’est encore la contagion mentale qui généralise les grandes révolutions, les mouvements d’opinion et tout ce qui constitue l’âme d’une époque. Son action semble plus considérable aujourd’hui qu’en aucun temps, parce que l’âge moderne est devenu l’ère de multitudes que les liens du passé ont cessé de retenir.


Pour bien discerner les vrais mobiles de la conduite des individus et des foules, il ne faut pas oublier que sentiments et intelligence sont, je l’ai dit déjà, hétérogènes. Régis par des lois fort différentes, ils n’ont pas de commune mesure. Cette notion m’a guidé dans plus d’un livre, et tout récemment encore l’éminent philosophe Ribot insistait sur sa capitale importance.

Nous nous obstinons cependant à traduire l’affectif en termes intellectuels. Sentiments et intelligence étant toujours mélangés sont du reste difficilement séparables. C’est seulement par des moyens détournés qu’on a pu dégager des états de conscience purement affectifs, c’est-à-dire vides de tout contenu intellectuel.

Retenons seulement de ces indications sommaires que la logique de l’intelligence n’a, je ne saurais trop le redire aucun rapport avec celle des sentiments. Les ressources de la première sont donc absolument impuissantes à interpréter les actes issus de la seconde.

L’histoire, telle que la bâtissent des érudits de bibliothèque, disciples dociles d’une sévère logique, est une construction artificielle beaucoup trop rationnelle. Les plus importants des événements, ceux qui ont dominé la destinée des peuples et leurs civilisations, émanèrent de facteurs psychologiques inconscients, que l’érudit prétend interpréter sans savoir en pénétrer les causes. Ce n’est pas du rationnel mais de l’irrationnel que les grands événements sont nés. Le rationnel crée la Science, l’irrationnel conduit l’Histoire.



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