Psychologie politique et défense sociale/Livre V/Chapitre II

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CHAPITRE II

Résultats psychologiques de l’éducation européenne sur les peuples inférieurs


Nous venons d’étudier les idées françaises reçues en matière de colonisation. Abordant la question sous un point de vue plus spécial, nous allons maintenant rechercher quelle influence notre civilisation européenne, nos institutions, notre éducation, peuvent exercer sur les populations indigènes des colonies.

Ce sujet a toujours été, en France, l’objet de débats passionnés, et on sait la voie funeste dans laquelle l’opinion et les pouvoirs publics se sont engagés pour tenter d’en trouver la solution.

Il n’est question que de franciser les Arabes de l’Algérie, les populations jaunes de l’Indo-Chine, les nègres de la Martinique ; d’imposer à ces colonies nos mœurs et nos lois, de les transformer en véritables départements français.

La France ne se trouve pas seule d’ailleurs intéressée à l’étude de ce grave problème. Il est essentiellement international, et s’est posé ou se posera tôt ou tard chez toutes les nations possédant des colonies, c’est-à-dire dans l’Europe entière.

Les principes généraux que je défends n’ont jamais rallié, dans notre pays, de nombreux suffrages. Pour persister à les soutenir, il faut avoir acquis cette conviction profonde, résultat de nombreux voyages, que l’application soutenue de ces principes assure aux colonies anglaises et hollandaises la persistante prospérité dont elles jouissent. Régies par des méthodes psychologiques fort différentes, les nôtres se trouvent dans une situation fort peu brillante, si l’on s’en rapporte à la statistique, aux plaintes unanimes de leurs représentants, enfin aux charges toujours croissantes qu’elles imposent à notre budget.

Des divers facteurs de la civilisation, celui supposé le plus important est l’éducation ! C’est le seul que nous nous proposions d’étudier maintenant.

Les résultats de l’éducation européenne sur les indigènes ne peuvent être considérés comme concluants que lorsqu’ils résument des tentatives faites pendant de longues années sur un nombre considérable d’individus. Si je citais, dès le début, les expériences accomplies dans nos propres colonies françaises, en Algérie, par exemple, on pourrait me répondre qu’elles ont été exercées sur une trop petite échelle. Il est donc nécessaire d’appuyer l’observation faite dans nos colonies par d’autres recueillies ailleurs. C’est pourquoi nous parlerons d’abord des expériences d’éducation européenne tentées aux Indes par les Anglais.

L’essai a porté sur une population de 250.000.000 d’hommes. Il dure depuis 70 ans. C’est une des plus gigantesques expériences qu’ait connues l’histoire.

Ce fut en 1835, sous l’inspiration de Lord Macaulay, alors membre du Conseil du Gouvernement général à Calcutta, que commença l’éducation anglaise de l’Inde.

Les livres et les sciences de l’Inde paraissant tout à fait méprisables à l’éminent homme d’État, comparés à la Bible et aux ouvrages anglais, devaient être, suivant lui, rigoureusement bannis de l’enseignement. Grâce à son influence, le gouvernement de Lord Bentinck décida qu’on enseignerait exclusivement, dans les écoles anglaises de l’Inde, la littérature anglaise et les sciences européennes.

L’expérience se continue depuis cette époque. L’Inde possède aujourd’hui quatre universités européennes, 130.000 écoles et 3 millions d’élèves. Plus de 50 millions de francs sont consacrés à cet enseignement. Un tiers de cette somme est destiné aux écoles primaires, le reste à l’enseignement secondaire et aux universités.

Au point de vue de l’utilité pratique immédiate, c’est-à-dire pour obtenir à bas prix les milliers d’agents subalternes nécessaires aux Anglais dans leurs administrations : postes, télégraphes, chemins de fer, bureaux, etc., l’utilité des résultats obtenus n’est pas contestable. Les écoles anglaises fournissent surabondamment un contingent d’employés que les Anglais seraient obligés de se procurer en Europe à des prix vingt fois supérieurs.

Mais ce point de vue n’est pas le seul. Il faut se demander encore : premièrement si les individus imprégnés de cette éducation anglaise sont devenus amis ou ennemis de la puissance qui les en a dotés, secondement si l’instruction européenne élève leur intelligence et développe leur moralité.

À ces questions, la réponse théorique ne semble d’abord pas douteuse. L’instruction n’est-elle pas considérée comme une sorte de panacée universelle ? Capable de rendre tant de services en Europe, ne doit-elle pas en rendre d’aussi appréciables aux Indes, chez un peuple dont la civilisation était déjà ancienne et très développée ?

Les résultats de l’expérience ont été diamétralement opposés aux indications de la théorie. À la profonde stupéfaction des professeurs, l’instruction européenne n’a fait que déséquilibrer entièrement les Hindous et leur enlever l’aptitude au raisonnement, sans parler d’un énorme abaissement de la moralité, dont j’aurai à m’occuper plus loin.

Les partisans de l’éducation européenne ne songent plus à le nier aujourd’hui. Leur opinion peut se résumer dans les citations suivantes, empruntées à un livre de monsieur Monier Williams, jadis professeur de sanscrit à Oxford, et qui a comme moi visité l’Inde en tous sens :

Je dois avouer en toute vérité, dit-il, que je n’ai pas été favorablement impressionné par les résultats généraux de notre campagne éducatrice. J’ai rencontré un grand nombre d’hommes mal instruits et mal formés, c’est-à-dire sans force dans le caractère et sans équilibre dans l’esprit. De tels hommes peuvent avoir appris beaucoup dans les livres. Mais s’ils pensent par eux-mêmes, leur pensée est sans consistance. La plupart d’entre eux ne sont que de grands bavards. On les croirait atteints d’une sorte de diarrhée verbale. Ils sont incapables d’un effort durable, ou, s’ils ont la force d’agir, ils agissent en dehors de tout principe arrêté, et comme entièrement détachés de ce qu’ils disent ou écrivent.
… Ils abandonnent leur propre langue, leur propre littérature, leur propre religion, leur propre philosophie, les règles de leurs propres castes, leurs propres coutumes consacrées par les siècles, sans pour cela devenir de bons disciples de nos sciences, des sceptiques honnêtes ou des chrétiens sincères.
… Après beaucoup d’efforts, nous fabriquons ce qui s’appelle un indigène instruit. Et aussitôt il se tourne contre nous. Au lieu de nous remercier pour la peine que nous avons prise à son sujet, il se venge sur nous du tort
que nous avons causé à son caractère, et il fait servir l’imparfaite éducation reçue en l’employant contre ses maîtres.

La pauvreté mentale de l’indigène instruit n’est égalée que par son incurable manie de discourir à tort et à travers. Il abordera le premier Européen rencontré pour lui demander gravement et sans attendre d’ailleurs les réponses, s’il préfère Shakespeare à Ponson du Terrail, si le roi d’Angleterre chasse le tigre à Londres, et quel est le nombre de ses femmes.

L’incohérence de ses idées est frappante. Vichnou, Siva, Jupiter, la Bible, le prince de Galles, les héros de la Grèce et de Rome, les anciennes républiques, les monarchies modernes, dansent dans son cerveau une sarabande effroyable. Volontiers s’imagine-t-il que le roi d’Angleterre, son premier ministre et le prince de Galles forment une trinité semblable à celle de Brahma, Vichnou et Siva. Il interprêtera toutes ses notions nouvelles d’après les conceptions héréditaires de sa race, les seules auxquelles il puisse atteindre, malgré l’infatuation où son éducation anglaise l’a plongé.

Le dernier passage de la citation reproduite plus haut répond clairement à la question que nous nous sommes posée : l’éducation européenne fait-elle de l’indigène un ami ou un ennemi du peuple qui la lui inculque ?

Par milliers d’ailleurs pourraient être fournies les observations du même ordre. On ne trouve guère d’administrateur anglais dans l’Inde qui ne soit solidement convaincu que la totalité des indigenes élevés dans les écoles anglaises, deviennent des ennemis irréconciliables de la puissance anglaise, alors que ceux éduqués dans les écoles hindoues ne lui sont pas hostiles. Ces derniers apprécient au contraire la paix profonde que leur assure la domination britannique, domination du reste moins pesante que celle de la race mogole, sous le joug de laquelle ils vivaient auparavant.

Pour connaître l’opinion des Hindous élevés à l’européenne, il suffit de lire les nombreux journaux publiés par eux, et où le gouvernement anglais est traité aussi durement que le nôtre par les plus furieux anarchistes. Il est instructif de voir des Hindous, jadis remarquables par leur extrême douceur, devenir féroces aussitôt que l’éducation anglaise les a effleurés. Si l’Angleterre réussit à maintenir son prestige devant des attaques semblables, c’est que ces dernières ne rencontrent nul écho au sein d’une population dont l’immense majorité ne sait pas lire.

Le cri de guerre des lettrés hindous, instruits par les Anglais, est "L’Inde aux Hindous !" Devise d’ailleurs dépourvue de sens dans un pays composé des races les plus diverses, parlant plus de 200 langues entièrement différentes, n’ayant aucun intérêt commun, et ne connaissant d’autre unité politique et sociale que le village et la caste.

Mais si la classe nouvelle des lettrés n’est pas encore très redoutable actuellement, à cause de son faible nombre, elle constitue, ce nombre s’accroissant chaque jour, une sérieuse menace pour l’avenir de la puissance britannique aux Indes.


Les faits cités répondent suffisamment aux deux questions posées : l’éducation européenne élève-t-elle le niveau intellectuel de l’Hindou ? Fait-elle de lui l’ami du peuple qui la lui inculque ? Reste à élucider ce dernier point fondamental : l’éducation européenne développe-t-elle la moralité de l’Hindou ?

La réponse sera catégorique. Loin d’élever le niveau moral des Hindous, l’éducation européenne l’abaisse à un degré dont les personnes qui les ont fréquentés peuvent seules avoir l’idée. Cette éducation transforme des êtres inoffensifs et honnêtes en individus fourbes, rapaces, sans scrupules, insolents et tyranniques envers leurs compatriotes, platement serviles avec leurs maîtres. Voici comment s’exprime à cet égard le professeur anglais déjà cité :

Il faut tenir compte, dit-il, que les Européens ont des vices aussi forts que leurs vertus, et que l’Hindou, quoique rarement capable de s’assimiler nos qualités, est au contraire très apte à s’emparer de nos défauts… Des officiers instruits par une longue expérience, et qui ont vu s’étendre progressivement notre empire de l’Inde, m’ont dit que dans les territoires nouvellement annexés, on n’a jamais constaté d’abord chez les habitants la fourberie, l’amour des procés, la fausseté, l’avarice et autres défauts, qu’ils montraient ensuite d’une façon si frappante devant nos tribunaux comme dans leurs rapports officiels avec nous.

*
Mais c’est surtout le contact des employés subalternes

élevés dans les écoles anglaises, qui révèle leur absence profonde de moralité. L’administration anglaise, parfaitement édifiée sur ce point, est obligée de prendre les précautions les plus minutieuses et de multiplier à l’infini les moyens de contrôle pour se mettre à l’abri des déprédations de ses agents hindous des chemins de fer et des postes.

Pourquoi cette immoralité ne s’observe-t-elle que chez les indigènes élevés à l’européenne ? Simplement parce que notre éducation, mal adaptée à la constitution mentale de l’Hindou, a eu pour conséquence de détruire en lui les résultats des influences ancestrales, d’ébranler les vieilles croyances sur lesquelles se basait autrefois sa conduite, et de les remplacer par des théories trop abstraites pour lui. Il a perdu la morale de ses pères, sans avoir pu adopter celle des Européens. Jadis dépourvu de besoins, sa nouvelle éducation lui en crée une foule, sans lui donner les moyens de les satisfaire. Il méprise ses frères, mais se sent méprisé par ses maîtres. Ne trouvant plus de place dans la société, désorienté et misérable, il devient forcément l’implacable ennemi de ses éducateurs.

Ce n’est pas l’instruction elle-même, assurément, mais je le répète, une instruction mal adaptée à la constitution mentale d’un peuple, qui produit ces tristes effets. On peut s’en convaincre par la comparaison des résultats de l’éducation européenne avec ceux de l’éducation exclusivement hindoue telle qu’elle se pratique depuis des siècles.

Les lettrés hindous, élevés par des Hindous, sont des hommes instruits, honnêtes, estimables, dont plusieurs pourraient figurer dans les grandes assemblées savantes européennes, et dont la conduite pleine de dignité est sans parenté avec l’attitude à la fois insolente et rampante des Hindous sortis des écoles anglaises.

L’inimitié pour leurs maîtres, des indigènes élevés à l’européenne n’est aucunement spéciale à l’Inde.

Nous avons commis les mêmes erreurs en Indo-Chine et récolté les mêmes résultats. La preuve en est fournie par l’extrait suivant d’un rapport de monsieur Klobukowski gouverneur de l’Indo-Chine, reproduit par Le Journal du 27 décembre 1909.

Après avoir constaté l’antipathie croissante des Annamites contre nous, monsieur Klobukowski ajoute :

Dans des conversations ou des conférences, on excitait les habitants des campagnes contre le gouvernement français et les mandarins qui collaboraient à notre œuvre.

À côté de ces lettrés, propagateurs d’idées aventureuses, la classe remuante des gradés universitaires sans place, aigris, froissés dans leur orgueil d’être tenus à l’écart des affaires, continue à fomenter contre nous, par esprit de caste, une sourde hostilité. Et parmi eux, se distinguent des jeunes gens que nous avons vus naître, demi-savants pleins de convoitises, avides de se produire et de s’élever, disaient-ils, au niveau du Japon !

Éclairé par l’expérience sur la valeur de nos idées latines d’assimilation, monsieur Klobukowski ajoute mélancoliquement :

Ce n’est pas toujours aider au progrès des peuples placés sous notre influence que prétendre substituer nos coutumes à leurs rites séculaires et nos conceptions sociales à leurs traditions fortes et pratiques, telles, par exemple, et en première ligne, l’admirable commune annamite, cette cellule originelle de l’organisme national, dont une tendance trop fréquente de notre administration à l’intervention directe a souvent faussé ou même entravé le fonctionnement.

Il ne faut toucher que d’une main fort légère à l’œuvre de générations successives. Le temps, loin d’effriter cet édifice, d’une originalité d’ailleurs saisissante, où s’abritent les mœurs et la législation d’un peuple, le consolide au contraire. Ce fut une erreur grave (et, nous le voyons aujourd’hui, d’une répercussion lointaine), de procéder, dans le domaine politique et administratif, à des innovations hâtives et trop brusques, risquant de contrarier des habitudes invétérées.


Quittons ces pays lointains et arrivons à la plus importante de nos colonies, l’Algérie. La majorité des politiciens français tombent d’accord pour proposer de la franciser (c’est l’expression consacrée), au moyen de l’éducation. Il s’agit sans doute ici de races bien différentes de celles de l’Inde. Voyons cependant si les expériences déjà accomplies en Algérie peuvent faire espérer des résultats meilleurs que ceux obtenus par les Anglais dans leur grand empire asiatique.

Il est assez difficile de vérifier expérimentalement sur les musulmans algériens la valeur de notre éducation, car ils ne fréquentent guère nos écoles. Mais bien que les conséquences observées l’aient été sur une petite échelle, elles sont déjà suffisamment probantes. En voici quelques unes, racontées dans un travail de monsieur Paul Dumas : Les Français d’Afrique.

En 1868, pendant la famine, monsieur Lavigerie, archevêque d’Alger, inaugurant en cela son système de propagande, recueillit un grand nombre d’enfants indigènes abandonnés, garçons et filles. Cette fondation charitable a donné lieu à la plus instructive, mais aussi à la plus navrante des expériences. Il n’y a pas longtemps, me rendant d’Alger à Constantine, j’eus occasion de causer dans le train avec un ecclésiastique fort distingué, qui me parut ne plus nourrir aucun espoir au sujet de l’amélioration de cette malheureuse race arabe. Il me raconta l’histoire lamentable des orphelins de monsieur Lavigerie.

"Quatre mille enfants environ, me dit-il, lui ont passé par les mains. Une centaine seulement sont restés chrétiens. Presque tous sont revenus à l’islamisme. Ces orphelins ont d’ailleurs, en Algérie, la plus détestable réputation. Les divers colons bien intentionnés qui se sont avisés d’en employer quelques-uns ont dû se débarrasser d’eux au plus vite. Voleurs, fainéants, ivrognes, ils synthétisent tous les vices, ceux de leur race qu’ils ont indélébilement dans leur sang, et les nôtres par dessus le marché. On a eu l’idée de les marier les uns aux autres. On a ensuite installé ces ménages dans des villages spéciaux, on les a pourvus de terres, on les a outillés, on les a mis dans le meilleur état pour bien faire. Les résultats ont été lamentables. En 1880, dans un de ces villages, ils ont assassiné leur curé !"

L’expérience qui précède, fort connue en Algérie, est tout à fait caractéristique puisqu’elle a porté sur 4.000 enfants, placés dans les meilleures conditions pour subir notre influence, puisqu’ils étaient entièrement soustrait à l’action de leurs parents.

Qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes, d’instruction par les livres de l’école ou d’éducation par le contact journalier des hommes, les résultats ont toujours été analogues. Aucune discipline n’est plus apte assurément à dompter les âmes que celle du régiment, et nous ne possédons pas de moyen plus efficace de fusionner l’Arabe et le Français que de les enrôler sous le même drapeau. Or, beaucoup d’Arabes ont servi dans les régiments d’Algérie, commandés par des sous-officiers et des officiers français. Ont-ils été francisés par ce contact de plusieurs années ? Nullement. Ils peuvent être soldats assurément, mais en déposant l’uniforme, ils se débarrassent du même coup de leur faible vernis européen.

Aussitôt libéré, dit l’auteur cité plus haut, notre turco s’est hâté de reprendre son burnous, il a repris le chemin de son douar ou de son village, il n’aime toujours que le couscous, il prendra autant de femmes qu’il lui en faudra et qu’il pourra en entretenir. Moralement, il estimera toujours qu’il n’y a qu’un seul Dieu qui est Dieu, et que Mahomet est son prophète, que les chrétiens sont des chiens, fils de chiens, que la femme est une bête de somme… Il est devenu aussi peu Français que possible. La plupart du temps il s’est assimilé quelque chose de nous, nos vices, hélas et, parmi eux, le seul des nôtres qui peut-être n’était pas le sien : l’ivrognerie.

L’opinion que je viens d’exposer sur l’impossibilité d’infuser aux Arabes d’Algérie notre civilisation, par nos méthodes d’éducation, ne m’est nullement personnelle. On la trouve répandue chez toutes les personnes ayant étudié l’Algérie, sans préjugés ni intérêt individuel, en un mot allégées de théories préconçues. J’ajouterai que cette opinion est également celle des Arabes les plus lettrés. Les avis que j’ai pu recueillir de musulmans les plus divers, depuis le Maroc jusqu’au fond de l’Asie, ont été unanimes. Tous considèrent que notre éducation rend les musulmans ennemis invétérés des Européens, envers lesquels ils ne professaient d’abord qu’indifférence. Les Arabes éclairés que j’ai consultés affirment sans exception que le seul résultat de nos essais éducateurs est de dépraver leurs compatriotes, de leur créer des besoins factices sans fournir les moyens de les satisfaire, en un mot d’assombrir leur sort et d’en faire des révoltés. L’instruction que nous nous efforçons avec tant de peine d’inculquer leur apprend la distance que nous mettons entre eux et nous. Chaque page de nos livres d’histoire enseigne à ces vaincus que rien n’est plus humiliant que la résignation sans révolte à la domination étrangère. Si l’éducation européenne se généralisait dans notre colonie méditerranéenne, le cri des musulmans algériens serait bientôt : L’Algérie aux Arabes ! de même que L’Inde aux Hindous ! est le mot d’ordre de tout indigène de l’Inde imbu de la civilisation anglaise.

Ces faits, qu’il s’agisse de l’Inde, de l’Algérie ou d’autres pays, étant identiques, suffisent à prouver combien est vain l’espoir de modifier un peuple par l’éducation. Continuer à tenter de telles expériences serait dangereux chez une nation dont on ne peut dire qu’elle soit encore pacifiée, puisqu’il nous faut une puissante armée pour l’empêcher de se révolter.

Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que je sois, à un degré quelconque, ennemi de l’instruction.

J’ai tenu à prouver seulement que le genre d’éducation applicable à l’Européen civilisé ne l’est nullement à d’autres hommes d’une civilisation différente ni surtout à ceux n’ayant pas de civilisation du tout.

Des modifications que serait forcée de subir l’instruction européenne pour être utile aux races inférieures, je n’ai pas à m’occuper ici et remarquerai seulement, en passant, que l’éducation technique d’abord puis des notions très simples, comprenant les éléments du calcul et quelques applications des sciences à l’agriculture, à l’industrie ou aux métiers manuels, suivant les régions, devraient constituer les seules bases de leur instruction. Ils s’y intéresseraient sans doute davantage qu’à la généalogie des rois de France ou aux causes de la guerre de Cent ans. Ils en retireraient aussi, je pense, plus de profit. Si je ne formule pas d’ailleurs de programmes détaillés, c’est que j’ai la claire notion de la parfaite inutilité de tout ce qu’on pourrait écrire sur ce sujet.



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