Psychopathologie de la vie quotidienne/12

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XII

DÉTERMINISME. — CROYANCE AU HASARD ET SUPERSTITION. — POINTS DE VUE.


La conclusion générale qui se dégage des considérations particulières développées dans les chapitres précédents peut être formulée ainsi : certaines insuffisances de notre fonctionnement psychique (insuffisances dont le caractère général sera, avec plus de précision, défini tout à l’heure) et certains actes en apparence non-intentionnels se révèlent, lorsqu’on leur applique l’examen psychanalytique, comme parfaitement motivés et déterminés par des raisons qui échappent à la conscience.

Pour pouvoir être rangé dans la catégorie des phénomènes susceptibles d’une pareille explication, un acte manqué doit satisfaire aux conditions suivantes :

a) Il ne doit pas dépasser une certaine limite fixée par notre jugement ; autrement dit, il ne doit pas dépasser ce que nous appelons « les limites de l’état normal ».

b) Il doit présenter le caractère d’un trouble momentané, provisoire. Nous devons avoir accompli précédemment le même acte d’une manière correcte ou être sûrs de pouvoir l’accomplir à tout instant d’une manière correcte. Lorsque quelqu’un nous reprend au moment où nous accomplissons un acte de ce genre, nous devons être à même de reconnaître aussitôt la justesse de l’observation et l’incorrection de notre processus psychique.

c) Alors même que nous nous rendons compte que nous accomplissons ou avons accompli un acte manqué, celui-ci ne sera bien caractérisé que si les motifs qui nous l’ont dicté nous échappent et si nous cherchons à l’expliquer par le « hasard » ou l’« inattention ». Font donc partie de cette catégorie les cas d’oubli et les erreurs (qui ne sont pas l’effet de l’ignorance), les lapsus linguae et calami, les erreurs de lecture, les méprises et les actions dites accidentelles.

En allemand, tous les mots désignant les actes manqués cités plus haut commencent par la syllabe ver (Ver-sprechen, Ver-lesen, Ver-schreiben, Ver-greifen), ce qui a pour but de faire ressortir leur identité intime. A l’explication de ces processus psychiques si définis se rattache une série de remarques, d’un grand intérêt pour la plupart.

I. En laissant de côté une partie de nos fonctions psychiques, parce que non justiciables d’une explication par la représentation du but en vue duquel elles s’accompliraient, nous méconnaissons l’étendue du déterminisme auquel est soumise la vie psychique. Ici et dans d’autres domaines, ce déterminisme s’étend beaucoup plus loin que nous ne le soupçonnons. Dans un article publié en 1900 dans la revue Zeit, l’historien de la littérature R. M. Mayer a montré d’une manière détaillée et d’après de nombreux exemples, qu’il est impossible de commettre un non-sens intentionnellement et arbitrairement. Je sais depuis longtemps qu’il est impossible de penser à un nombre ou à un nom dont le choix soit tout à fait arbitraire. Si l’on examine un nombre à plusieurs chiffres, composé d’une manière en apparence arbitraire, à titre de plaisanterie ou par vanité, on constate invariablement qu’il est rigoureusement déterminé, qu’il s’explique par des raisons qu’en réalité on n’aurait jamais considéré comme possibles. Je vais d’abord analyser brièvement un exemple de prénom arbitrairement choisi et soumettre ensuite à une analyse plus détaillée un exemple de nombre lancé au hasard, « sans penser à rien ».

a) En reconstituant, en vue de sa publication, l’observation d’une de mes malades, je me demande quel prénom je vais lui donner. Le choix paraît très grand ; sans doute, certains noms sont exclus d’avance : en premier lieu le vrai nom de la malade, ensuite les noms des membres de ma propre famille dont l’emploi me choquerait, enfin quelques autres noms de femmes, trop bizarres et prétentieux. D’ailleurs, je n’ai pas à me tourmenter outre mesure ; je n’ai qu’à attendre, et les noms féminins viendront s’offrir en foule. Mais, au lieu d’une foule, un seul nom vient s’offrir, et aucun autre avec lui : le nom Dora. Je cherche son déterminisme. Qui s’appelle donc Dora ? La première idée qui me vient à l’esprit et que je pourrais être tenté de repousser comme invraisemblable est que c’est le nom de la bonne d’enfants de ma sœur. Mais je suis trop exercé dans l’analyse pour céder à ce premier mouvement : je maintiens donc cette idée et je continue. Je me rappelle alors un petit événement survenu la veille au soir et qui m’apporte le déterminisme cherché. J’ai vu sur la table de la salle à manger de ma sœur une lettre portant l’adresse : « A Mlle Rosa W… » Étonné, je demande qui s’appelle ainsi et j’apprends que celle que tout le monde appelait Dora s’appelait en réalité Rosa, nom auquel elle avait renoncé en entrant au service de ma sœur, parce que celle-ci s’appelait également Rosa. Je dis, attristé : « Ces pauvres gens, il ne leur est même pas permis de conserver leurs noms ! » Je me rappelle que je suis resté alors pendant quelques instants silencieux, pensant à toutes sortes de choses sérieuses qui se sont perdues dans le lointain, mais que je pourrais maintenant évoquer facilement et rendre conscientes. Cherchant le lendemain le nom que je pourrais donner à une personne que je ne pouvais pas désigner par son nom réel, je ne trouvai que celui de Dora. Cette exclusivité repose d’ailleurs sur une solide association interne, car dans l’histoire de ma malade il s’agissait d’une influence, décisive au point de vue de la marche du traitement, émanant d’une personne, — une gouvernante, — en service dans une maison étrangère.

Ce petit événement eut, plusieurs années après, une suite inattendue. Faisant un jour une conférence dans laquelle j’avais à parler du cas Dora, depuis longtemps publié, je me suis rappelé qu’une de mes deux auditrices portait ce nom qui revenait si souvent dans mon exposé ; je m’adresse donc à m’excusant de n’avoir pas pensé à ce détail et me déclarant prêt à remplacer ce nom par un autre. Il me fallait donc choisir rapidement, en prenant garde de ne pas tomber sur le nom de l’autre auditrice, ce qui eût été d’un mauvais exemple pour les deux auditrices déjà assez versées dans la psychanalyse. Aussi fus-je très content, lorsque ce fut le nom Erna qui vint se substituer à Dora. Je me servis donc de ce nouveau nom dans la suite de ma conférence. Celle-ci terminée, je me suis demandé d’où avait bien pu me venir le nom Erna et n’ai pu m’empêcher de rire en constatant que l’éventualité redoutée avait tout de même réussi à se réaliser, en partie tout au moins. Mon autre auditrice s’appelait, en effet, de son nom de famille, Lucerna, dont j’avais ainsi pris les deux dernières syllabes.

b) J’écris à un ami que j’ai terminé la correction des épreuves de mon livre Die Traumdeutung et que je suis décidé à ne plus rien changer à cet ouvrage, « dût-il renfermer 2467 fautes ». Je cherche aussitôt à éclaircir la provenance de ce chiffre et ajoute mon analyse à la lettre destinée à mon ami. Je la cite telle que je l’ai notée alors, sous le coup du flagrant délit.

« Voici encore, à la hâte, une contribution à la psychopathologie de la vie quotidienne. Tu trouves dans ma lettre le nombre 2467, exprimant l’estimation arbitrairement exagérée des fautes que j’ai pu laisser dans mon livre sur les rêves. Or, dans la vie psychique il n’y a rien d’arbitraire, d’indéterminé. Aussi es-tu en droit de supposer que l’inconscient a pris soin de déterminer le nombre lancé par le conscient. Or, je viens de lire récemment dans le journal que le général E. M. a pris sa retraite avec le grade de maréchal. Je dois te dire que cet homme m’intéresse. Pendant que je faisais mon service, en qualité de médecin auxiliaire, il vint un jour (il était alors colonel) à l’infirmerie et dit au médecin : « Vous devez me remettre sur pieds dans 8 jours, car j’ai à faire un travail que l’Empereur attend. » En suivant mentalement les phases de la carrière parcourue par cet homme, je constate donc qu’aujourd’hui (en 1899) cette carrière est terminée, que le colonel d’alors est maréchal et à la retraite. Je me suis rappelé que c’est en 1882 que je l’ai vu à l’infirmerie. Il a donc mis dix-sept ans à parcourir ce chemin. J’en parle à ma femme qui me dit : « alors tu devrais, toi aussi, déjà être à la retraite ? » Mais je proteste : « que Dieu m’en garde. » Après cette conversation, je me mets devant la table pour t’écrire. Mais mes idées suivent leur cours, et avec raison. J’ai mal calculé ; et je le sais d’après un point de repère fixe que je garde parmi mes souvenirs. J’ai fêté ma majorité, c’est-à-dire mon 24e anniversaire, pendant que je faisais mon service militaire (je me suis absenté ce jour-là sans permission). C’était donc en 1880 ; il y a, par conséquent, 19 ans de cela. Tu retrouves ainsi dans le nombre 2467 celui de 24. Prends mon âge et ajoutes-y 24 : 43 + 24 67 ! Cela veut dire qu’à la question de ma femme si je ne voulais pas, moi aussi, prendre la retraite, j’ai répondu en m’accordant encore 24 années. Il est évident que je suis contrarié, au fond, de n’avoir pas fourni, dans l’intervalle des 17 années qu’il a fallu au colonel M. pour devenir maréchal et prendre sa retraite, la même carrière que lui. Mais cette contrariété est plus que neutralisée par la joie que j’éprouve en pensant que j’ai encore du temps devant moi, alors que sa carrière est bel et bien finie. J’ai donc le droit de dire que même ce nombre 2467, lancé sans intention aucune, a été déterminé par des raisons issues de l’inconscient. »

Depuis ce premier exemple de motivation d’un nombre, choisi avec toutes les apparences de l’arbitraire, j’ai reproduit l’expérience à plusieurs reprises, avec des nombres différents et toujours avec le même succès ; mais la plupart des cas sont d’un caractère trop intime pour que je puisse les publier.

C’est pourquoi d’ailleurs je m’empresse d’ajouter ici une analyse très intéressante d’un cas de « nombre choisi au hasard », cas que le Dr Alfred Adler (Vienne) tient d’une personne « parfaitement saine[1] ». A., dit le docteur Adler, m’écrit : « J’ai consacré la soirée d’hier à lire la Psychopathologie de la vie quotidienne, et j’aurais certainement lu le livre jusqu’au bout, s’il ne m’était arrivé un incident assez singulier. Ayant lu notamment que chaque nombre que nous évoquons dans la conscience d’une manière apparemment arbitraire a un sens défini, je résolus de faire une expérience. Il me vient à l’esprit le nombre 1734. Les idées suivantes arrivent aussitôt : 1734 : 17 = 102 ; 102 : 17 = 6. Je coupe alors le nombre 1734 en deux parties 17 et 34. J’ai 34 ans. Ainsi que je crois vous l’avoir dit, je considère l’année 34 comme la dernière année de la jeunesse ; aussi n’ai-je pas été démesurément gai le jour de mon dernier anniversaire. Vers la fin de ma 17e année avait commencé pour moi une très belle et intéressante période de mon développement. Je divise ma vie en tranches de 17 années chacune. Que signifient donc ces divisions ? À propos du nombre 102, je me rappelle que c’est le numéro du fascicule de la Reclam’s Universalbibliothek contenant la pièce de Kotzebue : Misanthropie et repentir.

« Mon état psychique actuel peut être caractérisé par ces deux mots : « misanthropie et repentir ». Le numéro 6 de la Bibliothèque Reclam (je connais par cœur beaucoup de numéros de cette collection) correspond à la Faute de Müllner. Je suis constamment tourmenté par l’idée que c’est par ma faute que je ne suis pas devenu ce que mes aptitudes pouvaient me faire espérer. Je me souviens ensuite que le N° 34 de la Bibliothèque Reclam correspond à une nouvelle du même Müllner, intitulée Kaliber (Le calibre). Je coupe en deux parties ce titre et j’obtiens « Kaliber » ; je constate que ce mot contient les mots « Ali » et « Kali » (potasse). Ceci me rappelle que je faisais un jour des bouts rimés avec mon fils Ali (âgé de 6 ans). Je le priai de trouver une rime à Ali. Il n’en trouva aucune et me demanda de le faire à sa place. Je dis : « Ali reinigt sich den Mund mit hypermangansaurem Kali » ( « Ali se rince la bouche avec du permanganate de potasse » ). Nous avons beaucoup ri et Ali fit très gentil. Ces jours derniers, je fus contrarié de trouver que Ali « Ka (Kein) lieber Ali sei » ( « qu’Ali n’était pas gentil » ; Ka — abréviation de Kein).

« Je me demande ensuite : « quel ouvrage de la Bibliothèque Reclam porte le No 17 ? » Je suis certain de l’avoir su ; je suppose donc que j’ai voulu l’oublier. Toutes les recherches que je fais pour retrouver ce souvenir restent sans résultat. J’ai voulu me remettre à la lecture, mais ne réussis qu’à lire machinalement, sans comprendre un seul mot, sans cesse tourmenté par ce numéro 17. J’éteins la lumière et continue de chercher. Je me rappelle finalement que le N° 17 doit correspondre à une pièce de Shakespeare. Mais à laquelle ? Je trouve Héro et Léandre. C’est là évidemment une absurde tentative de ma volonté de détourner mon attention. Je me lève et consulte le catalogue de la Bibliothèque Reclam : le N° 17 correspond à Macbeth, de Shakespeare. A ma grande stupéfaction, je suis obligé de reconnaître que je ne sais à peu près rien de cette pièce, bien qu’elle ne m’intéresse pas moins que les autres drames de Shakespeare. Je me souviens seulement : meurtrier, lady Macbeth, sorcières, « la beauté est laide » et que j’ai autrefois trouvé très belle l’adaptation de Macbeth par Schiller. Il n’y a pas de doute : je voulais oublier cette pièce. Je pense encore que les nombres 17 et 34, divisés par 17, donnent 1 et 2. Or, les Nos 1 et 2 de la Bibliothèque Reclam correspondent au Faust de Goethe. Je me trouvais autrefois beaucoup de ressemblance avec Faust. »

Nous ne pouvons que regretter que la discrétion de l’auteur ne nous permette pas de saisir la signification de toute cette série d’idées et souvenirs. M. Adler nous dit que son correspondant n’a pas réussi à opérer la synthèse de tous ces détails. Nous serions même portés à les trouver dépourvus d’intérêt si la suite ne contenait pas quelque chose qui nous donne la clef du mystère et nous rend intelligibles et le nombre 1734 et la suite d’idées qui s’y rattache.

« Il m’est arrivé ce matin un événement qui plaide fortement en faveur de la conception freudienne. Ma femme que j’avais réveillée la nuit en me levant, m’a demandé ce que J’avais cherché dans le catalogue de la Bibliothèque Reclam. Je lui ai raconté l’histoire. Elle trouva que tout cela, sauf le cas de Macbeth (et ce détail est très intéressant), qui m’a donné tant de tourment, était de la pure chicane, Elle m’assura qu’elle ne pensait absolument à rien, lorsqu’elle énonçait un nombre. Je répondis : « Faisons un essai ».

Elle donna le nombre 117. A quoi je répondis aussitôt : « 17 se rapporte à ce que je viens de te raconter ; en outre, je t’ai dit hier : lorsqu’une femme est âgée de 82 ans, alors que le mari n’en a que 35, la situation est mauvaise. Je taquine depuis quelques jours ma femme en lui disant qu’elle est une vieille bonne mère de 82 ans. 82 + 35 = 117. »

Cet homme, qui n’a pu trouver les raisons déterminantes du nombre énoncé par lui-même, a découvert aussitôt les motifs du nombre que sa femme avait choisi d’une manière en apparence arbitraire. En réalité, la femme a très bien saisi le complexe dont faisait partie le nombre énoncé par son mari, et elle a choisi son propre nombre dans le même complexe, qui était certainement commun aux deux sujets, puisqu’il s’agissait de leurs âges respectifs. Il nous est donc facile de saisir la signification du nombre qui était venu à l’esprit du mari. Ainsi que le dit M. Adler lui-même, ce nombre exprime un désir refoulé du moi, et qui peut être traduit ainsi : « À un homme de 34 ans, comme moi, il faut une femme de 17 ans. »

Pour qu’on ne juge pas trop légèrement ces « jeux », j’ajouterai un détail dont le Dr Adler m’a fait part récemment : une année après la publication de cette analyse, le couple avait divorcé[2].

M. Adler explique d’une façon analogue la production de nombres obsédants. Le choix de nombres dits « favoris » n’est pas sans rapport avec la vie de la personne intéressée et n’est pas dépourvu d’intérêt psychologique. Un monsieur, qui a une préférence particulière pour les nombres 17 et 19, se rappelle, après quelques instants de réflexion, qu’à 17 ans il a conquis la liberté académique, en devenant étudiant, et qu’à 19 ans il a fait son premier grand voyage et, bientôt après, sa première découverte scientifique. Mais la fixation de cette préférence ne s’est effectuée que deux lustres plus tard, lorsque les mêmes nombres eurent acquis une certaine importance pour sa vie amoureuse. L’analyse découvre un sens inattendu même aux nombres qu’on a l’habitude d’employer, dans certaines occasions, d’une manière qui paraît tout à fait arbitraire. C’est ainsi qu’un de mes malades s’est aperçu, un jour, que lorsqu’il était mécontent, il avait l’habitude de dire volontiers : « Je te l’ai déjà dit 17, sinon 36 fois. » Aussi s’est-il demandé s’il n’y avait pas de motifs à cela. Il s’est rappelé aussitôt qu’il était né le 27 d’un mois, tandis que son frère plus jeune était né un 26, et qu’il avait des raisons d’accuser le sort d’avoir été beaucoup plus favorable à son frère qu’à lui. Il représentait cette injustice du sort, en amputant la date de sa naissance de dix jours qu’il ajoutait à la date de la naissance du frère : « Bien qu’étant l’aîné, j’ai été raccourci par le sort. »

Je veux insister sur les analyses de « cas de nombres », car je ne connais pas d’autres observations qui fassent apparaître avec autant d’évidence l’existence de processus intellectuels très compliqués, complètement extérieurs à la conscience ; et, d’autre part, ces cas fournissent les meilleurs exemples d’analyses dans lesquelles la collaboration si souvent incriminée du médecin (suggestion) peut être exclue avec une certitude à peu près absolue. Je communiquerai donc l’analyse d’un « cas de nombre » se rapportant à l’un de mes malades, dont je dirai seulement qu’il est le plus jeune d’une famille assez nombreuse et qu’il a perdu de très bonne heure son père qu’il adorait. Amusé par l’expérience, il énonce le nombre 426718 et se demande : « Qu’est-ce qui me vient à l’esprit à ce propos ? D’abord une plaisanterie : lorsqu’on fait soigner un rhume de cerveau par le médecin, il dure 42 jours ; mais lorsqu’on l’abandonne à lui-même, il dure 6 semaines. Ceci correspond aux premiers chiffres du nombre 42 = 6 X 7. » Pendant la pause qui suit cette première réponse, j’attire son attention sur le fait que le nombre choisi par lui renferme tous les premiers chiffres, sauf 3 et 5. À la suite de cette observation, il reprend son explication. « Nous sommes 7 frères et sœurs, je suis le plus jeune des enfants ; le 3 correspond au numéro d’ordre de ma sœur A., le 5 à celui de mon frère L. ; l’un et l’autre étaient mes ennemis. Enfant, je priais Dieu tous les soirs de me débarrasser de ces deux tortionnaires. On dirait que je m’accorde moi-même la satisfaction désirée, en omettant dans mon nombre les chiffres 3 et 5, c’est-à-dire en ne mentionnant pas le méchant frère et la sœur détestée. Puisque ce nombre désigne vos frères et sœurs, que signifie le 18 qui se trouve à la fin ? Vous n’étiez bien que 7. Je me suis souvent dit que si mon père avait vécu plus longtemps, je ne serais pas resté le dernier. S’il avait eu 1 enfant de plus, nous serions devenus 8, et j’aurais eu après moi un enfant plus jeune à l’égard duquel j’aurais joué le rôle d’un aîné. »

La signification de ce nombre se trouvait ainsi élucidée, mais il nous restait encore à établir un lien entre la première partie de l’interprétation et les suivantes. Or, ce lien découlait de la condition même formulée à propos des derniers chiffres : « si le père avait vécu plus longtemps, 42 = 6 x 7 » exprime le mépris pour les médecins qui ont été incapables de sauver le père et, en même temps, le regret que le père n’ait pas vécu plus longtemps. Le nombre, dans son ensemble, correspondait à la réalisation de ses désirs infantiles en rapport avec sa famille : le souhait de mort à l’égard de la méchante sœur et du méchant frère et le regret de n’avoir pas un frère ou une sœur plus jeune que lui. Ces deux désirs peuvent être brièvement exprimés ainsi : « Si les deux autres étaient morts à la place du père aimé ![3] » Voici un petit exemple fourni par un de mes nombreux correspondants. Un directeur des télégraphes m’écrit de L. que son fils, âgé de 18 ans et demi et se destinant à la médecine, s’occupe dès à présent de la psychopathologie de la vie quotidienne et cherche à persuader ses parents de l’exactitude de mes propoet théories. Je transcris ici une des expériences faites par ce jeune homme, sans me mêler à la discussion qui s’y rattache.

« Mon fils s’entretient avec sa mère au sujet du soi-disant hasard et lui explique qu’aucune des chansons, aucun des nombres qui lui viennent à l’esprit ne sont réellement « accidentels ». Et la conversation suivante s’engage

Le fils : Dis-moi un nombre quelconque.

La mère : 79.

Le fils : A quoi penses-tu à propos de ce nombre ?

La mère : Je pense au beau chapeau que j’ai vu hier.

Le fils : Quel était son prix ?

La mère : 158 marks.

Le fils : Nous y sommes : 158 : 2 = 79. Tu auras trouvé le chapeau trop cher et auras certainement pensé : « S’il coûtait moitié moins cher, je l’achèterais ».

« A cette déduction de mon fils, j’avais d’abord objecté que les dames ne calculent généralement pas très bien et que la mère ne se rendait certainement pas compte que 79 est la moitié de 158. La théorie freudienne suppose donc ce fait invraisemblable que le subconscient calcule mieux que la conscience normale. « Nullement, me répondit mon fils ; à supposer que mère n’ait pas fait le calcul 158 : 2 = 79, il se peut fort bien qu’elle ait eu l’occasion de voir quelque part cette équation ; il se peut encore qu’ayant fait un rêve se rapportant à ce chapeau, elle ait calculé ce qu’il coûterait, s’il était moitié moins cher. »

J’emprunte à M. Jones (l. c., p. 478) une autre analyse portant sur un nombre. Un monsieur de ses connaissances énonce le nombre 983 et le prie de rattacher ce nombre à l’une de ses idées quelconque. « La première association du sujet était un souvenir se rapportant à une plaisanterie depuis longtemps oubliée. Il y a six ans, un journal avait annoncé qu’un jour, qui fut le plus chaud de l’été, la température était montée à 986° Fahrenheit, exagération manifestement grotesque de la température réelle, qui était de 98º6. Pendant cette conversation, nous étions assis devant la cheminée où brûlait un bon feu ; mon interlocuteur ayant trop chaud, s’est reculé et a dit, probablement avec raison, que c’est la forte chaleur de la cheminée qui lui a rappelé ce souvenir. Mais cette explication ne me satisfit pas et je voulus savoir pourquoi ce souvenir s’était si longtemps conservé dans sa mémoire. Il me raconta que cette plaisanterie l’a fait rire follement et qu’elle l’amuse beaucoup toutes les fois qu’il y pense. Comme cependant je ne trouvais rien d’extraordinaire à cette plaisanterie, je voulais d’autant plus savoir si elle ne dissimulait pas un sens dont mon sujet n’avait pas conscience. Son idée suivante fut que la représentation de la chaleur éveillait en lui une foule d’autres représentations, très importantes : la chaleur est la chose la plus importante du monde, la source de toute vie, etc. Un romantisme pareil chez un jeune homme très positif ne manqua pas de m’étonner quelque peu. Je le priai donc de poursuivre ses associations. Il pensa à la cheminée d’usine qu’il voyait de sa chambre. Il regardait souvent le soir la fumée et la flamme qui s’en dégageaient et pensait à ce propos au gaspillage d’énergie regrettable. Chaleur, flamme, gaspillage d’énergie à travers un long tuyau creux : il n’était pas difficile de conclure de ces associations que les représentations de chaleur et de flamme se rattachaient chez lui à celle de l’amour, ainsi que cela arrive souvent dans la pensée symbolique, et que c’était un fort complexe-masturbation qui avait motivé le nombre qu’il avait énoncé. Il ne lui resta alors qu’à confirmer les déductions. »

Ceux qui veulent avoir une idée de la manière dont les matériaux fournis par les nombres sont élaborés dans la pensée inconsciente, liront avec profit l’article de C. C. Jung : « Ein Beitrag zur Kenntniss des Zahlentraumes » (Zentralbl. f. Psychoanal., I, 1912) et celui de E. Jones : « Unconscious manipulations of numbers » (Ibid., II, 5, 1912).

Dans mes propres analyses de ce genre, j’ai été frappé par les deux faits suivants : en premier lieu, par la certitude quasi-somnambulique avec laquelle je marche vers le but inconnu et me plonge dans des calculs qui aboutissent subitement au nombre cherché, et aussi par la rapidité avec laquelle s’accomplit tout le travail ultérieur ; en deuxième lieu, j’ai été frappé par la facilité avec laquelle les nombres se présentent à ma pensée inconsciente, alors que je suis généralement un mauvais calculateur et éprouve les plus grandes difficultés à retenir, dans ma mémoire consciente, les dates, les numéros de maisons, etc. Je trouve d’ailleurs, dans ces opérations inconscientes sur les nombres, une tendance à la superstition dont l’origine m’est restée longtemps inconnue[4].

Nous ne serons pas étonnés de constater que l’examen analytique révèle comme étant parfaitement déterminés, non seulement les nombres, mais n’importe quel mot énoncé dans les mêmes conditions.

Jung a publié un intéressant exemple concernant l’origine d’un mot obsédant (Diagnostische Assoziationsstudien, V, p. 215). « Une dame me raconte qu’elle est obsédée depuis quelques jours par le mot « Taganrog », sans qu’elle sache d’où ce mot lui vient. J’interroge la dame sur les événements affectifs et les désirs de son passé le plus récent. Après une certaine hésitation, elle m’avoue qu’elle aurait grande envie d’avoir une robe de chambre (Morgenrock), mais que son mari ne manifeste pas un grand enthousiasme pour ce désir. Morgenrock (littéralement : « robe de matinée » ), Tag-an-rock (peut être traduit, à la rigueur, par : « robe de jour » ; déformation de Taganrog, nom d’une ville russe) : on voit qu’il existe, entre ces deux mots, une affinité partielle, portant aussi bien sur le sens que sur les caractères phonétiques. L’adoption de la forme russe (Taganrog) s’explique par le fait que la dame vient de faire la connaissance d’une personne originaire de cette ville.

Je dois au Dr E. Hitschmann la solution d’un autre cas où un vers a été évoqué à plusieurs reprises dans le même endroit, alors que la personne intéressée ignorait la provenance de ce vers et ne voyait pas les rapports qui pouvaient exister entre lui et l’endroit en question.

« Le Dr E. raconte : Il y a six ans, je faisais le voyage de Biarritz à San Sebastian. Le chemin de fer passe au-dessus de la Bidassoa qui sépare ici la France de l’Espagne. Du pont, on a une vue superbe : d’un côté, une vaste vallée et les Pyrénées ; de l’autre côté, une vaste étendue de mer. C’était par une belle et claire journée d’été, tout était inondé de soleil et de lumière, j’étais en vacances, enchanté de me rendre en Espagne, et tout d’un coup ces vers ont surgi dans ma mémoire : « Aber frei ist schon die Seele, schwebet in dem Meer von Licht[5]. » Je me rappelle avoir alors cherché, mais en vain, la poésie dont ces vers faisaient partie. Étant donné le rythme, il s’agissait certainement de vers, mais impossible de me rappeler où je les avais lus. Comme ils me sont depuis revenus, à plusieurs reprises, à la mémoire, je me rappelle avoir interrogé sur ce sujet plusieurs personnes qui n’ont pas pu me renseigner. L’année dernière, revenant d’Espagne, je suivais le même trajet. Il faisait nuit noire et il pleuvait. Le visage collé contre la vitre de la portière, je cherchais à me rendre compte de l’endroit exact où nous étions par rapport à la station-frontière et je constatai que nous traversions le pont de la Bidassoa. Et voilà que les mêmes vers me revinrent à la mémoire, sans que je pusse encore me rappeler à quelle poésie je les avais empruntés.

Quelques mois plus tard, je tombe par hasard sur les poésies d’Uhland. J’ouvre le volume, et les premiers vers qui se présentent à ma vue sont ceux-ci : « Aber frei ist schon die Seele, schwebet in dem Meer von Licht », par lesquels se termine une poésie intitulée : Der Waller. Je relis la poésie et me souviens vaguement l’avoir autrefois apprise par cœur. L’action se passe en Espagne : c’est là, me semble-t-il, le seul rapport qui existe entre les vers cités et l’endroit où ils me sont revenus à la mémoire. Peu satisfait de ma découverte, je continue de feuilleter machinalement le livre. Les vers en question occupaient le bas d’une page. En retournant cette page, je tombe sur une poésie intitulée : Le pont de la Bidassoa.

J’ajouterai que cette dernière poésie m’était encore moins connue que la première et qu’elle commençait par ces vers : « Auf der Bidassoabrücke steht ein Heiliger altersgrau, segnet rechts die span’schen Berge, segnet links die frank’schen Gau[6]. »

II. Cette manière de voir concernant le déterminisme de noms et de nombres, choisis avec toutes les apparences de l’arbitraire, est peut-être de nature à contribuer à l’élucidation d’un autre problème. On sait que beaucoup de personnes invoquent, à l’encontre d’un déterminisme psychique absolu, leur conviction intime de l’existence d’un libre arbitre. Cette conviction refuse de s’incliner devant la croyance au déterminisme. Comme tous les sentiments normaux, elle doit être justifiée par certaines raisons. Je crois cependant avoir remarqué qu’elle ne se manifeste pas dans les grandes et importantes décisions ; dans ces occasions, on éprouve plutôt le sentiment d’une contrainte psychique, et on en convient : « j’en suis là ; je ne puis faire autrement ». Lorsqu’il s’agit, au contraire, de résolutions insignifiantes, indifférentes, on affirme volontiers qu’on aurait pu tout aussi bien se décider autrement, qu’on a agi librement, qu’on a accompli un acte de volonté non motivé. Nos analyses ont montré qu’il n’est pas nécessaire de contester la légitimité de la conviction concernant l’existence du libre arbitre. La distinction entre la motivation consciente et la motivation inconsciente une fois établie, notre conviction nous apprend seulement que la motivation consciente ne s’étend pas à toutes nos décisions motrices. Minima non curat praetor. Mais ce qui reste ainsi non motivé d’un côté, reçoit ses motifs d’une autre source, de l’inconscient, et il en résulte que le déterminisme psychique se présente sans solution de continuité[7].

III. Bien que la connaissance de la motivation des actes manqués dont nous nous sommes occupés échappe ainsi à la pensée consciente, il serait désirable de découvrir une preuve psychologique de l’existence de cette motivation. Et, même, une connaissance plus approfondie de l’inconscient nous autorise à admettre la possibilité de découvrir cette preuve. Nous connaissons deux domaines présentant des phénomènes qui semblent correspondre à une connaissance inconsciente et, par conséquent, refoulée, de cette motivation.

a) Les paranoïaques présentent dans leur attitude ce trait frappant et généralement connu, qu’ils attachent la plus grande importance aux détails les plus insignifiants, échappant généralement aux hommes sains, qu’ils observent dans la conduite des autres ; ils interprètent ces détails et en tirent des conclusions d’une vaste portée. Le dernier paranoïaque, par exemple, que j’ai vu, a conclu à l’existence d’un complot dans son entourage, parce que lors de son départ de la gare des gens ont fait de la main un certain mouvement. Un autre a noté la manière dont les gens marchent dans la rue, font le moulinet avec leur canne, etc.[8].

Alors que l’homme normal admet une catégorie d’actes accidentels, n’ayant pas besoin de motivation, catégorie dans laquelle il range une partie de ses propres manifestations psychiques et actes manqués, le paranoïaque refuse aux manifestations psychiques des autres tout élément accidentel. Tout ce qu’il observe sur les autres est significatif, donc susceptible d’interprétation. D’où lui vient cette manière de voir ? Ici, comme dans beaucoup d’autres cas analogues, il projette probablement dans la vie psychique d’autrui ce qui existe dans sa propre vie à l’état inconscient. Tant de choses se pressent dans la conscience du paranoïaque qui, chez l’homme normal et chez le névrotique, n’existent que dans l’inconscient où leur présence est révélée par la psychanalyse[9] ! Sur ce point, le paranoïaque a donc, dans une certaine mesure, raison : il voit quelque chose qui échappe à l’homme normal, sa vision est plus pénétrante que celle de la pensée normale ; mais ce qui enlève à sa connaissance toute valeur, c’est l’extension à d’autres de l’état de choses qui n’est réel qu’en ce qui le concerne lui-même. J’espère qu’on n’attend pas de moi une justification de telle ou telle interprétation paranoïaque. Mais en admettant, dans certaines limites, la légitimité d’une pareille conception des actes manqués, nous rendons plus facilement compréhensible la conviction qui, chez le paranoïaque, se rattache à toutes ces interprétations. Il y a du vrai dans tout cela, et ce n’est pas autrement que nos erreurs de jugement, même lorsqu’elles ne sont pas morbides, acquièrent à nos yeux une certitude qui entraîne notre conviction. Cette conviction, justifiée en ce qui concerne une certaine partie de notre raisonnement erroné ou la source d’où il provient, est étendue par nous à tout l’ensemble dont ce raisonnement fait partie.

b) Nous voyons une autre preuve de l’existence d’une connaissance inconsciente et refoulée de la motivation des actes manqués et accidentels dans cet ensemble de phénomènes que forment les superstitions. Je vais illustrer mon opinion par la discussion d’un petit événement qui servira de point de départ à nos déductions.

Rentré de vacances, je commence à penser aux malades dont j’aurai à m’occuper au cours de l’année qui commence. Je pense en premier lieu à une très vieille dame que je vois depuis des années (voir plus haut) deux fois par jour, pour lui faire subir les mêmes manipulations médicales. Cette uniformité m’a souvent fourni une condition favorable à l’expression de certaines idées inconscientes, soit pendant le trajet, soit pendant les manipulations. Elle est âgée de 90 ans, et il est naturel que je me demande au commencement de chaque année combien de temps il lui reste encore à vivre. Le jour, auquel se rapporte mon récit, je suis pressé et prends une voiture pour me faire conduire chez elle. Tous les cochers de la station de voitures qui se trouve devant ma maison connaissent l’adresse de la vieille dame, car il n’en est pas un qui ne m’ait déjà conduit chez elle plusieurs fois. Or, ce jour-là il est arrivé que le cocher s’arrête, non devant sa maison, mais devant une maison portant le même numéro, et située dans une rue parallèle et ressemblant en effet beaucoup à celle où demeurait ma malade. Je constate l’erreur et la reproche au cocher qui s’excuse. Le fait d’avoir été conduit devant une maison qui n’était pas celle de ma malade signifie-t-il quelque chose ? Pour moi non, c’est certain. Mais si j’étais superstitieux, j’aurais aperçu dans ce fait un avertissement, une indication du sort, un signe m’annonçant que la vieille dame ne dépasserait pas cette année. Plus d’un des avertissements et signes enregistrés par l’histoire est fondé sur un symbolisme de cette qualité. Je me dis qu’il s’agit d’un incident n’ayant aucune signification.

Il en aurait été tout autrement si, faisant le trajet à pied et absorbé par mes « réflexions » et « distrait », je m’étais arrêté devant la maison de la rue parallèle, au lieu d’arriver devant la maison de ma malade. Je n’aurais pas alors parlé d’accident et de hasard, mais j’aurais vu dans mon erreur un acte dicté par une intention inconsciente et ayant besoin d’une explication. Si je m’étais ainsi « trompé de chemin », j’aurais probablement dû interpréter mon erreur en me disant que je ne m’attends bientôt à ne plus trouver ma malade en vie.

Ce qui me distingue d’un homme superstitieux, c’est donc ceci : Je ne crois pas qu’un événement, à la production duquel ma vie psychique n’a pas pris part, soit capable de m’apprendre des choses cachées concernant l’état futur de la réalité ; mais je crois qu’une manifestation non-intentionnelle de ma propre activité psychique me révèle quelque chose de caché qui, à son tour, n’appartient qu’à ma vie psychique ; je crois au hasard extérieur (réel), mais je ne crois pas au hasard intérieur (psychique). C’est le contraire chez le superstitieux : il ne sait rien de la motivation de ses actes accidentels et actes manqués, il croit par conséquent au hasard psychique ; en revanche, il est porté à attribuer au hasard extérieur une importance qui se manifestera dans le devenir réel et à voir dans le hasard un moyen par lequel s’expriment certaines choses extérieures qui lui sont cachées. Il y a donc deux différences entre moi et l’homme superstitieux : en premier lieu, il projette au dehors une motivation que je cherche en dedans ; en deuxième lieu, il interprète par un événement le hasard que je ramène à une idée. Ce qu’il considère comme caché correspond chez moi à ce qui est inconscient, et nous avons en commun la tendance à ne pas laisser subsister le hasard comme tel, mais à l’interpréter.

J’admets donc que ce sont cette ignorance consciente et cette connaissance inconsciente de la motivation des hasards psychiques qui forment une des racines psychiques de la superstition. C’est parce que le superstitieux ne sait rien de la motivation de ses propres actions accidentelles et parce que cette motivation cherche à s’imposer à sa reconnaissance, qu’il est obligé de la déplacer en la situant dans le monde extérieur. Si ce rapport existe, il est peu probable qu’il soit limité à ce seul cas. Je pense en effet que, pour une bonne part, la conception mythologique du monde, qui anime jusqu’aux religions les plus modernes, n’est autre chose qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur. L’obscure connaissance[10] des facteurs et faits psychiques de l’inconscient (autrement dit : la perception endopsychique de ces facteurs et faits) se reflète (il est difficile de le dire autrement, l’analogie avec la paranoïa devant ici être appelée au secours) dans la construction d’une réalité suprasensible, que la science retransforme en une psychologie de l’inconscient. On pourrait se donner pour tâche de décomposer, en se plaçant à ce point de vue, les mythes relatifs au paradis et au péché originel, à Dieu, au mal et au bien, à l’immortalité etc… et de traduire la métaphysique en métapsychologie. La distance qui sépare le déplacement opéré par le paranoïaque de celui opéré par le superstitieux est moins grande qu’elle n’apparaît au premier abord. Lorsque les hommes ont commencé à penser, ils furent obligés de résoudre anthropomorphiquement le monde en une multitude de personnalités faites à leur image ; les accidents et les hasards qu’ils interprétaient superstitieusement étaient donc à leurs yeux des actions, des manifestations de personnes ; autrement dit, ils se comportaient exactement comme les paranoïaques, qui tirent des conclusions du moindre signe fourni par d’autres, et comme se comportent tous les hommes sains qui, avec raison, formulent des jugements sur le caractère de leurs semblables en se basant sur leurs actions accidentelles et non-intentionnelles. Dans notre conception du monde moderne, conception scientifique, et qui est encore loin d’être achevée dans toutes ses parties, la superstition apparaît donc quelque peu déplacée ; mais elle était justifiée dans la conception des époques préscientifiques, puisqu’elle en était un complément logique.

Le Romain, qui renonçait à un important projet, parce qu’il venait de constater un vol d’oiseaux défavorable, avait donc relativement raison ; il agissait conformément à ses prémisses. Mais lorsqu’il renonçait à son projet, parce qu’il avait fait un faux-pas sur le seuil de sa porte (un Romain retournerait), il se montrait supérieur à nous autres incrédules, il se révélait meilleur psychologue que nous ne le sommes. C’est que ce faux-pas était pour lui une preuve de l’existence d’un doute, d’une opposition intérieure à ce projet, doute et opposition dont la force pouvait annihiler celle de son intention au moment de l’exécution du projet. On n’est en effet sûr du succès complet que lorsque toutes les forces de l’âme sont tendues vers le but désiré. Quelle réponse le Guillaume Tell de Schiller, qui a si longtemps hésité à abattre la pomme placée sur la tête de son fils, donne-t-il à Gessler lui demandant pourquoi il avait préparé une autre flèche ? « Cette flèche, dit-il, m’aurait servi à vous transpercer vous-même, si j’avais tué mon enfant. Et soyez certain qu’en ce qui vous concerne, je ne vous aurais pas manqué. »

IV. Celui qui a eu l’occasion d’étudier à l’aide de la psychanalyse les tendances cachées de l’homme, se trouve également à même de savoir pas mal de choses sur la qualité des motifs inconscients qui se manifestent dans la superstition. C’est chez les nerveux, souvent très intelligents, souffrant d’idées obsédantes et d’états obsessionnels, qu’on constate avec le plus de netteté que la superstition a sa racine dans des tendances réprimées, d’un caractère hostile et cruel. La superstition signifie avant tout attente d’un malheur, et celui qui a souvent souhaité du mal à d’autres, mais qui, dressé par l’éducation, a réussi à refouler ces souhaits dans l’inconscient, sera particulièrement disposé à vivre dans la crainte perpétuelle d’un malheur devant venir le frapper à titre de châtiment pour sa méchanceté inconsciente.

Nous reconnaissons volontiers que nous sommes loin d’avoir épuisé par ces remarques la psychologie de la superstition. Avant toutefois de quitter ce sujet, nous devons nous arrêter un instant à la question suivante : faut-il refuser à la superstition toute base réelle ? est-il bien certain que les phénomènes connus sous les noms d’avertissement, de rêve prophétique, d’expérience télépathique, de manifestations de forces suprasensibles, etc., ne soient que de simples produits de l’imagination, sans aucun rapport avec la réalité ? Loin de moi l’idée de formuler un jugement aussi rigoureux et absolu sur des phénomènes dont l’existence a été attestée même par des hommes très éminents au point de vue intellectuel. Tout ce que nous pouvons en dire, c’est que leur étude n’est pas achevée et qu’ils ont besoin d’être soumis à de nouvelles recherches, plus approfondies. Et il est même permis d’espérer que les données que nous commençons à posséder sur les processus psychiques inconscients contribueront dans une grande mesure à élucider ces phénomènes, sans que nous soyons obligés d’imposer à nos conceptions actuelles des modifications trop radicales. Et lorsqu’on aura réussi à prouver la réalité d’autres phénomènes encore, de ceux, par exemple, qui sont à la base du spiritisme, nous ferons subir à nos « lois » les modifications imposées par ces nouvelles expériences, sans bouleverser de fond en comble l’ordre des choses et les liens qui les rattachent les unes aux autres.

En restant dans les limites de ces considérations, je ne puis donner aux questions formulées plus haut qu’une réponse subjective, c’est-à-dire fondée sur mon expérience personnelle. Je suis obligé d’avouer que je fais partie de cette catégorie d’hommes indignes devant lesquels les esprits suspendent leur activité et auxquels le suprasensible échappe, de sorte que je ne me suis jamais trouvé dans le cas d’éprouver quoi que ce soit qui pût faire naître en moi la croyance aux miracles. Comme tous les hommes, j’ai eu des pressentiments et éprouvé des malheurs, mais il n’y a jamais eu coïncidence entre les uns et les autres, c’est-à-dire que les pressentiments n’ont jamais été suivis de malheurs et que les malheurs n’ont jamais été précédés de pressentiments. Lorsque, jeune homme, j’habitais une grande ville étrangère, seul et loin des miens, il m’a souvent semblé entendre subitement prononcer mon nom par une voix connue et chère et je notais le moment précis où s’était produite l’hallucination pour me renseigner auprès des miens sur ce qui s’était passé chez eux à ce moment-là. On me répondait chaque fois qu’il ne s’était rien passé. En revanche, il m’est arrivé plus tard de causer tranquillement et sans le moindre pressentiment avec un malade, pendant que mon enfant était sur le point de mourir d’une hémorragie. Aucun des pressentiments, d’ailleurs, dont m’ont fait part mes malades n’a jamais pu acquérir à mes yeux la valeur d’un phénomène réel.

La croyance aux rêves prophétiques compte beaucoup de partisans, parce qu’elle peut s’appuyer sur le fait que beaucoup de choses revêtent plus tard dans la réalité l’aspect que le désir leur avait donné pendant le rêve. A cela il n’y a rien d’étonnant, et d’ailleurs la crédulité des rêveurs néglige très volontiers les écarts souvent considérables qui existent entre la chose rêvée et la chose réalisée. Une malade intelligente et ayant horreur du mensonge a livré un jour à mon analyse un bel exemple d’un rêve qu’on peut avec raison qualifier de prophétique. Elle a rêvé avoir rencontré, devant tel magasin, situé dans telle rue, son ancien ami et médecin ; or, ayant le lendemain matin une course à faire dans le centre de la ville, elle rencontre effectivement ce monsieur à l’endroit précis où elle l’avait vu dans le rêve. Je lui fais remarquer que cette singulière coïncidence est restée sans aucun rapport avec les événements de sa vie ultérieure, qu’il était donc impossible de lui trouver une justification dans les faits qui l’ont suivie.

D’après ce qu’un examen attentif a permis d’établir, rien ne prouvait que la dame se soit souvenue de son rêve dès le matin, c’est-à-dire avant la rencontre. Elle consentit volontiers à considérer avec moi la situation comme dépourvue de tout caractère miraculeux et à n’y voir qu’un problème psychologique intéressant. Elle traverse un matin une certaine rue, rencontre devant un certain magasin son ancien médecin et, en le voyant, elle se croit convaincue avoir rêvé la nuit précédente qu’elle a rencontré ce médecin au même endroit. L’analyse a pu alors montrer avec beaucoup de vraisemblance comment s’était formée chez elle cette conviction à laquelle on ne peut pas, d’une façon générale, refuser un certain degré de sincérité. Une rencontre dans un endroit déterminé, après attente préalable, n’est autre chose qu’un rendez-vous. La vue du vieux médecin a évoqué chez elle le souvenir du temps jadis où les rendez-vous avec une troisième personne, dont ce médecin était également l’ami, ont joué dans sa vie un rôle très important. Elle a conservé des relations avec cette troisième personne et l’avait attendue en vain le jour même qui a précédé le rêve. Si je pouvais donner ici tous les détails de cette situation, il me serait facile de montrer que l’illusion du rêve prophétique, qui s’est formée à la vue de l’ancien ami, équivaut à peu près au discours suivant : « Ah, cher docteur, vous me rappelez maintenant le bon vieux temps, alors que je n’attendais jamais N. en vain et qu’il était fidèle aux rendez-vous. »

Voici un exemple personnel de cette « coïncidence singulière », qui consiste à rencontrer une personne à laquelle on vient justement de penser. Par sa simplicité et facilité d’interprétation, cet exemple peut être considéré comme un cas-modèle. Quelques jours après avoir reçu le titre de professeur qui, dans les États monarchiques, confère une grande autorité, je me laisse, au cours d’une promenade en ville, absorber par une rêverie enfantine dans laquelle je roulais des projets de vengeance contre les parents d’une de mes anciennes malades. Ces parents m’avaient appelé, quelques mois auparavant, auprès de leur petite fille chez laquelle s’était produit, à la suite d’un rêve, un phénomène obsessionnel intéressant. Ce cas, dont je cherchais à établir la genèse, m’intéressait beaucoup ; mais le traitement que j’avais proposé ne fut pas accepté par les parents qui me firent comprendre qu’ils avaient l’intention de s’adresser à une célébrité étrangère, traitant par l’hypnotisme. Je rêvais donc qu’après l’échec complet de cette tentative, les parents me priaient d’instituer mon traitement à moi, disant qu’ils avaient maintenant pleine confiance, etc. Mais moi, je répondais : « Ah, oui, maintenant que je suis professeur, vous avez confiance. Le titre n’a rien ajouté à mes connaissances. Puisque vous ne vouliez pas de moi, lorsque j’étais « docent », vous vous passerez de moi aujourd’hui que je suis professeur. » Tout à coup ma rêverie est interrompue par un salut lancé à haute voix : « Bonjour, Monsieur le Professeur ! » ; je lève la tête et qui vois-je ? Les parents mêmes de mon ancienne malade dont je venais de me venger en repoussant les offres. Il m’a suffi d’un instant de réflexion pour constater qu’il n’y avait dans cette coïncidence rien de miraculeux. J’étais dans une rue droite, large, peu fréquentée, le couple venait dans ma direction ; en jetant devant moi un rapide regard, alors qu’ils étaient à une vingtaine de pas, j’ai certainement aperçu et reconnu leurs figures, mais, comme il arrive dans une hallucination négative, j’ai écarté cette perception, pour les motifs affectifs qui se sont manifestés dans la rêverie, laquelle a surgi avec toutes les apparences de la spontanéité.

Je rapporte, d’après M. Otto Rank, un autre cas d’ « explication d’un prétendu pressentiment » (Zentralbl. f. Psychoanal., II, 5) :

« Il y a quelque temps, j’ai fait moi-même l’expérience d’une bizarre variation de cette « miraculeuse coïncidence » qui consiste à rencontrer une personne à laquelle on vient justement de penser. Je me rends la veille de Noël à la Banque d’Autriche-Hongrie pour échanger, en vue des étrennes, un billet de dix couronnes en dix pièces de 1 couronne en argent. Plongé dans des rêves ambitieux qui se rattachaient au contraste existant entre la maigre somme que j’allais toucher et les énormes masses d’argent accumulées dans la banque, je débouche dans la petite rue où est située cette dernière. Je vois devant le portail une automobile ; beaucoup de gens entrent dans la banque et en sortent. Je me demande si les employés auront le temps de s’occuper de mes couronnes ; je ferai d’ailleurs vite ; je déposerai le billet et je dirai : « donnez-moi de l’or, s’il vous plaît. » J’aperçois aussitôt mon erreur : c’est de l’argent que je dois demander ; et je sors de ma rêverie. Je suis à quelques pas de l’entrée et je vois venir au-devant de moi un jeune homme que je crois connaître, mais que je ne puis encore reconnaître avec certitude, à cause de ma myopie. Lorsqu’il s’approche davantage, je reconnais en lui un camarade d’école de mon frère, nommé Gold (or), frère lui-même d’un écrivain connu, sur l’appui duquel j’avais beaucoup compté au début de ma carrière littéraire. Cet appui m’a manqué et, avec lui, le succès matériel espéré qui m’avait préoccupé dans ma rêverie, pendant que je me rendais à la banque. Plongé dans mes rêves, j’ai donc dû percevoir, sans m’en rendre compte, l’approche de M. Gold, ce qui, dans ma conscience rêvant de succès matériels, s’est manifesté sous la forme de la décision que j’avais prise de demander au caissi de l’or (Gold), à la place de l’argent qui est de valeur moindre. D’autre part, le fait paradoxal que mon inconscient a été capable de percevoir un objet que l’œil n’a reconnu que plus tard s’explique par une « disposition de complexes » (Bleuler) particulière qui, orientée vers des choses matérielles, dirigeait mes pas, à l’exclusion de toute autre préoccupation, vers le bâtiment où s’effectuait l’échange entre or et billets de banque. »

On rattache encore au domaine du miraculeux et du mystérieux la bizarre sensation qu’on éprouve à certains moments et dans certaines situations et qui fait qu’on croit déjà avoir vu ce qu’on voit, s’être déjà trouvé une fois dans la même situation, sans toutefois pouvoir se rappeler quand et dans quelles conditions. Je sais que je m’exprime très improprement, en qualifiant de sensation ce qu’on éprouve dans ces moments-là. Il s’agit plutôt d’un jugement, et d’un jugement cognitif ; mais ces cas n’en présentent pas moins un caractère particulier, et l’on ne doit pas négliger le fait de l’impossibilité de se souvenir de ce que l’on cherche. J’ignore si l’on s’est sérieusement servi de ce phénomène du « déjà vu », pour en faire un argument prouvant une existence psychique antérieure de l’individu ; mais les psychologues se sont intéressés à ce phénomène et ont donné les explications spéculatives les plus variées de l’énigme. Aucune des explications proposées ne me paraît correcte, car toutes ne tiennent compte que des détails qui accompagnent le phénomène et des conditions qui le favorisent. La plupart des psychologues actuels négligent complètement les processus psychiques qui, à mon avis, sont seuls susceptibles de fournir l’explication du « déjà vu » : je veux parler des rêveries inconscientes. Je crois qu’on a tort de qualifier d’illusion la sensation du « déjà vu et éprouvé ». Il s’agit réellement, dans ces moments-là, de quelque chose qui a déjà été éprouvé ; seulement, ce quelque chose ne peut faire l’objet d’un souvenir conscient, parce que l’individu n’en a jamais eu conscience. Bref, la sensation du « déjà vu » correspond au souvenir d’une rêverie inconsciente. Il y a des rêveries (rêves éveillés) inconscientes, comme il y a des rêveries conscientes, que chacun connaît par sa propre expérience.

Je sais que le sujet mériterait une discussion approfondie ; mais je ne donnerai ici que l’analyse d’un seul cas de « déjà vu », et encore parce que la sensation a été remarquable par son intensité et sa durée. Une dame, aujourd’hui âgée de 37 ans, prétend se rappeler de la façon la plus nette qu’étant venue, à l’âge de 12 ans et demi, en visite chez des amies habitant la campagne, elle eut la sensation, en entrant pour la première fois dans le jardin, d’y avoir déjà été. La même sensation se renouvela, lorsqu’elle entra dans les appartements, de sorte qu’elle savait d’avance quelle pièce serait la suivante, quel coup d’œil on aurait de cette pièce, etc. Il résulte de tous les renseignements recueillis que c’était bien pour la première fois qu’elle voyait et la maison et le jardin. La dame qui racontait ce fait, n’en cherchait pas l’explication psychologique, mais voyait dans la sensation qu’elle avait éprouvée alors un pressentiment prophétique du rôle que ces amies devaient jouer plus tard dans sa vie affective. Mais en réfléchissant aux circonstances dans lesquelles s’est produit ce phénomène, nous trouvons facilement les éléments de son explication. Lorsque cette visite a été décidée, elle savait que ces jeunes filles avaient un frère unique, gravement malade. Elle put le voir pendant son séjour là-bas, lui trouva très mauvaise mine et se dit qu’il ne tarderait pas à mourir. Or, son unique frère à elle avait eu, quelques mois auparavant, une diphtérie grave ; pendant sa maladie, elle fut éloignée de la maison et séjourna pendant plusieurs semaines chez une parente. Elle croit se rappeler que son frère l’a accompagnée dans cette visite à la campagne ; elle pense même que ce fut sa première grande sortie après sa maladie. Ses souvenirs sur ces points sont d’ailleurs singulièrement vagues, alors qu’elle se rappelle parfaitement tous les autres détails, et notamment la robe qu’elle portait ce jour-là. Il suffit d’un peu d’expérience pour deviner que l’attente de la mort de son frère a alors joué un grand rôle dans la vie de cette jeune fille et que cette attente n’a jamais été consciente, ou bien a subi un refoulement énergique a la suite de l’heureuse issue de la maladie. Dans le cas contraire (si son frère était mort), elle aurait été obligée de mettre une autre robe, et notamment une robe de deuil. Elle retrouve chez ses amies une situation analogue : un frère unique, en danger de mort (il est d’ailleurs mort peu après). Elle aurait dû se souvenir consciemment qu’elle s’était trouvée elle-même dans cette situation quelque mois auparavant ; niais empêchée d’évoquer ce souvenir, parce qu’il était refoulé, elle a transféré sa sensation de souvenir à la maison et au jardin, ce qui lui fit éprouver un sentiment de « fausse reconnaissance », l’illusion d’avoir déjà vu tout cela. Nous pouvons conclure du fait du refoulement que l’attente où elle se trouvait à l’époque de voir son frère mourir avait presque le caractère d’un désir capricieux : elle serait alors restée l’enfant unique. Au cours de la névrose dont elle fut atteinte ultérieurement elle était obsédée de la façon la plus intense par la crainte de voir ses parents mourir, crainte derrière laquelle l’analyse a pu, comme toujours, découvrir un désir inconscient ayant le même contenu.

En ce qui concerne les quelques rares et rapides sensations de « déjà vu » que j’ai éprouvées moi-même, j’ai toujours réussi à leur assigner pour origine les constellations affectives du moment. « Il s’agissait chaque fois du réveil de conceptions et de projets imaginaires (inconnus et inconscients) qui correspondait, chez moi, au désir d’obtenir une amélioration de ma situation[11]. »

V. Un de mes collègues, possédant une vaste culture philosophique, auquel j’ai eu récemment l’occasion d’exposer quelques exemples d’oubli de noms accompagnés de leur analyse, s’est empressé de me répondre : « C’est très beau ; mais chez moi l’oubli de noms se produit autrement. » La réponse est trop facile ; je ne crois pas que mon collègue ait jamais songé à faire l’analyse d’un oubli de nom ; il ne put d’ailleurs pas me dire comment se produisent chez lui ces oublis. Mais sa remarque touche à un problème que beaucoup de personnes sont tentées de considérer comme ayant une importance capitale. L’explication des actes manqués et accidentels que nous proposons a-t-elle une portée générale ou ne vaut-elle que pour des cas isolés ? Et, dans ce dernier cas, dans quelles conditions peut-elle être étendue aux phénomènes ayant un mode de production différent ? Mon expérience et mes observations personnelles ne me permettent pas de répondre à cette question. Je puis seulement affirmer que les rapports que j’ai établis dans cet ouvrage sont loin d’être rares, car toutes les fois que je les ai recherchés, soit dans des cas me concernant personnellement, soit dans des exemples se rapportant à mes malades, j’ai pu en constater la réalité ou, dans les cas les moins favorables, trouver de bonnes raisons d’admettre cette réalité. Il n’est pas étonnant que l’on ne trouve pas toujours et dans tous les cas le sens caché d’une action symptomatique, car il faut se rappeler le rôle décisif que jouent souvent les résistances intérieures qui, selon la force et l’intensité qu’elles possèdent, s’opposent plus ou moins à la solution du problème poursuivie par l’analyse. Il n’est pas davantage possible d’interpréter chaque rêve, sans exception, qu’on fait soi-même ou que fait un malade ; il suffit, pour que la portée générale de la théorie se trouve confirmée, de pouvoir pénétrer un peu loin, aussi loin que possible, dans l’ensemble caché. Tel rêve qui se montre réfractaire à l’analyse, lorsqu’on veut tenter celle-ci dès le lendemain, laisse souvent arracher son mystère une semaine ou un mois après, lorsqu’un changement réel, survenu dans l’intervalle, a diminué les forces relatives des facteurs psychiques en lutte entre eux. On peut en dire autant de l’explication des actions accidentelles et symptomatiques ; l’exemple de l’erreur citée plus haut (p. 121) : « en tonneau à travers l’Europe », m’a fourni l’occasion de montrer comment un symptôme d’abord inexplicable devient accessible à l’analyse, lorsque l’intérêt réel pour les idées refoulées subit une diminution. Tant qu’il était possible que mon frère reçût avant moi le titre tant convoité, cette erreur de lecture a résisté à toutes les tentatives d’analyse ; mais le jour où j’eus la certitude que ce fait ne se produirait pas, j’ai trouvé le chemin qui devait me conduire à la solution de l’énigme. Il serait donc inexact d’affirmer que tous les cas qui résistent à l’analyse se sont produits à la faveur de mécanismes autres que ceux que nous indiquons ; pour que cette affirmation soit vraie, elle devrait pouvoir s’appuyer sur d’autres arguments que les arguments purement négatifs. Il est probable que, même chez les hommes sains, la tendance à croire à la possibilité d’une autre explication des actions symptomatiques et accidentelles ne repose sur aucune base réelle ; cette tendance n’est, à son tour, qu’une manifestation de ces mêmes forces psychiques qui ont produit le mystère et qui, pour cette raison, s’efforcent de le maintenir et s’opposent à son éclaircissement.

Nous ne devons pas oublier, d’autre part, que les idées et tendances refoulées ne trouvent pas dans les actions symptomatiques et accidentelles une expression complète. Les conditions techniques qui rendent possible ce glissement, cette dérivation des innervations doivent exister indépendamment de ces actions ; mais ces conditions sont utilisées volontiers par l’intention de l’idée refoulée d’acquérir une expression consciente. Quelles sont les relations structurales et fonctionnelles qui se prêtent à cette intention des idées refoulées ? Philosophes et philologues se sont efforcés de les rechercher et de les établir pour les cas de lapsus de la parole. Si nous distinguons ici, parmi les conditions des actions symptomatiques et accidentelles, entre le motif inconscient et les relations physiologiques et psychologiques qui viennent lui prêter leur appui, il reste encore à résoudre la question de savoir si, dans les limites de la santé, il existe encore d’autres facteurs qui, à l’instar du motif inconscient et à sa place, sont capables d’utiliser les mêmes relations pour produire des actions symptomatiques et accidentelles. La discussion de cette question dépasse le cadre que nous nous sommes assigné.

Il n’entre d’ailleurs pas dans mes intentions d’aggraver les différences, déjà assez grandes, qui existent entre la conception psychanalytique et la conception courante des actes manqués. Je préfère attirer l’attention sur des cas où ces différences se trouvent plutôt atténuées. Dans les cas les plus simples et les moins accentués de lapsus de la parole et de l’écriture, où il s’agit d’une simple fusion de mots ou d’une omission de mot ou de lettres, les interprétations compliquées ne sont pas de mise. Au point de vue de la psychanalyse, on doit bien affirmer qu’il s’agit dans ces cas d’un trouble quelconque de l’intention, mais on se trouve dans l’impossibilité de dire quelle est l’origine du trouble et quel est le but auquel il vise. Il n’a d’ailleurs réussi qu’à manifester son existence. Dans ces mêmes cas, on constate l’intervention de facteurs dont nous n’avons jamais nié l’existence et qui, tels que la ressemblance tonale et certaines associations psychologiques, ne peuvent que favoriser la production du lapsus. Mais, au point de vue scientifique, il est raisonnable d’exiger que ces cas rudimentaires de lapsus de la parole et de l’écriture soient jugés d’après des cas plus prononcés et mieux accentués, dont l’examen a fourni des indications d’une justesse inconstestable concernant le déterminisme des actes manqués.

VI. Depuis nos considérations sur les lapsus de la parole, nous nous sommes contentés de montrer que les actes manqués ont une motivation cachée, et nous nous sommes servis de la psychanalyse pour nous frayer une voie vers la connaissance de cette motivation. Quant à la nature générale et aux particularités des facteurs psychiques qui s’expriment dans les actes manqués, nous ne nous en sommes guère occupés jusqu’à présent ou, du moins, nous n’avons pas essayé de les définir de plus près et de rechercher les lois à laquelle elles obéissent. Nous ne nous proposons pas d’épuiser ici le sujet, car les premiers pas que nous ferions dans cette voie nous montreraient qu’il doit être abordé par un autre côté. On peut, à ce propos, formuler plusieurs questions que je me bornerai à citer en en montrant la portée :

1º Quel est le contenu et quelle est l’origine des idées et tendances qui s’expriment dans les actions accidentelles et symptomatiques ?

2º Quelles sont les conditions nécessaires pour qu’une idée ou une tendance soit obligée de recourir, pour s’exprimer, à cet expédient ?

3° Peut-on établir des rapports constants et univoques entre le genre de l’acte manqué et les qualités de l’idée ou tendance qui s’exprime dans cet acte ?

Je commence par citer quelques matériaux susceptibles de fournir les éléments d’une réponse à la troisième de ces questions. En discutant les exemples de lapsus de la parole, nous avons jugé nécessaire de dépasser le contenu du discours intentionnel et de chercher la cause du trouble de la parole en dehors de l’intention. Dans un certain nombre de cas la personne ayant commis le lapsus était parfaitement consciente de sa cause. Dans les cas en apparence les plus simples et les plus manifestes, c’était une autre conception, mais à peu près semblable au point de vue tonal, des mêmes idées, qui était venue troubler l’expression de celles-ci, sans qu’on pût savoir pourquoi la dernière conception avait réussi à supplanter la première (les « contaminations » de Meringer et Mayer). Dans un autre groupe de cas, l’élimination d’une conception était motivée par une considération qui n’avait cependant pas été assez forte pour rendre l’élimination complète (voir le lapsus : zum Vorschwein gekommen) : ici encore la personne ayant commis le lapsus a conscience de la conception réprimée. C’est seulement à propos des cas faisant partie du troisième groupe qu’on peut dire sans restriction que l’idée perturbatrice ne se confond pas avec l’idée intentionnelle et qu’on peut établir, entre l’une et l’autre, une distinction essentielle. Ou l’idée perturbatrice se rattache à l’idée troublée en vertu d’une association (trouble par contradiction interne), ou bien il n’existe, entre les deux idées, aucune affinité interne, le mot « troublé » étant rattaché à l’idée perturbatrice, souvent inconsciente, en vertu d’une association extérieure, le plus souvent bizarre. Dans les exemples que j’ai cités et qui sont empruntés à ma pratique psychanalytique, tout le discours se trouvait sous l’influence d’une idée, devenue active au moment où le discours était prononcé, mais complètement inconsciente, et qui trahissait son existence soit par le trouble même qu’elle provoquait (Klapperschlange (serpent à sonnettes) — Kleopatra), soit par une influence indirecte, en mettant les différentes parties du discours conscient et intentionnel dans la possibilité de se troubler réciproquement (durch die Ase natmen au lieu de durch die Nase atmen (respirer par le nez) ; lapsus né à propos du nom d’une rue Hasenauerstrasse et en association avec le souvenir relatif à une Française). Les idées réprimées ou inconscientes pouvant donner naissance à un lapsus ont les origines les plus diverses. Cette rapide revue ne nous permet de formuler aucune conclusion générale sur cette question.

L’examen comparé des exemples d’erreurs de lecture et de ceux de lapsus calami aboutit aux mêmes résultats. Dans certains cas l’erreur semble résulter, comme les lapsus de la parole, d’un travail de condensation dont les motifs échappent. Mais il serait très intéressant de savoir si certaines conditions ne doivent pas être remplies pour qu’une pareille condensation, qui est de règle dans le travail s’opérant dans le rêve, mais qui n’est jamais complète dans l’état de veille, se produise. Là-dessus les exemples que nous connaissons ne nous fournissent aucune indication. Mais je m’inscris d’avance en faux contre la conclusion d’après laquelle il n’y aurait pas de conditions de ce genre, sauf un certain relâchement de l’attention consciente ; je sais en effet d’une autre source que ce sont précisément les actes automatiques qui se distinguent par leur correction et leur sûreté. Je suis plutôt enclin à croire qu’ici, comme cela arrive souvent en biologie, les phénomènes normaux et se rapprochant de la normale représentent des objets d’étude moins favorables. que les phénomènes anormaux. Ce qui reste obscur, lorsqu’on essaie d’expliquer ces troubles, qui sont les plus légers, doit, à mon avis, s’éclaircir à la suite de l’étude de troubles plus graves.

Même en ce qui concerne les erreurs de lecture et d’écriture, les exemples ne manquent pas où une motivation éloignée et compliquée paraît probable. « En tonneau à travers l’Europe » est une erreur de lecture qui s’explique par l’influence d’une idée éloignée, n’ayant rien de commun avec la lecture comme telle, d’une idée ayant son origine dans un sentiment d’ambition et de jalousie et utilisant le double sens du mot Beförderung (moyen de transport, avancement) pour se rattacher aux choses indifférentes et anodines qui faisaient l’objet de la lecture. Dans le cas Burckhard, c’est le nom lui-même qui résulte d’une pareille substitution de sens.

Il est incontestable que les troubles de parole se produisent plus facilement et exigent l’intervention de forces perturbatrices dans une mesure moindre que les troubles des autres fonctions psychiques.

On se trouve placé sur un terrain différent, lorsqu’on analyse les oublis au sens propre du mot, c’est-à-dire les oublis portant sur des événements passés (on pourrait, à la rigueur, ranger à part l’oubli de noms propres et de mots étrangers, sous la rubrique d’ « insuffisances momentanées de la mémoire », et l’oubli de projets, sous la rubrique d’ « omissions » ). Les conditions fondamentales du processus normal qui aboutit à l’oubli sont inconnues[12]. Il est bon qu’on sache aussi que tout ce qu’on considère comme oublié ne l’est pas. Notre explication ne se rapporte qu’aux cas où 1’oubli suscite notre étonnement, puisqu’il enfreint la règle d’après laquelle seul ce qui est dépourvu d’importance peut être oublié, tandis que ce qui est important subsiste dans la mémoire. L’analyse des cas d’oubli qui nous semblent requérir une explication spéciale révèle toujours et dans tous les cas que le motif de l’oubli consiste dans une répugnance à se souvenir de quelque chose qui est susceptible d’éveiller une sensation pénible. Nous en arrivons ainsi à soupçonner que ce motif cherche à s’affirmer d’une façon générale dans la vie psychique, mais qu’il est souvent empêché de s’exprimer, à cause des forces opposées auxquelles il se heurte. L’étendue et l’importance de ce manque d’empressement à se souvenir d’impressions pénibles méritent un examen psychologique approfondi ; et il est impossible d’envisager indépendamment de cet ensemble plus vaste la question de savoir quelles sont les conditions particulières qui, dans chaque cas donné, favorisent la réalisation de la tendance générale à l’oubli.

Dans l’oubli de projets, c’est un autre facteur qui vient occuper le premier plan. Le conflit, que nous soupçonnons seulement, tant qu’il s’agit du refoulement de souvenirs pénibles, devient ici manifeste, et l’analyse révèle toujours l’existence d’une contre-volonté qui s’oppose au sujet, sans le supprimer. Comme dans les actes manqués dont il a été question plus haut, on reconnaît ici deux genres de processus psychiques : la contre-volonté peut se dresser directement contre le projet (lorsqu’il s’agit de desseins de quelque importance), ou bien (comme c’est le cas des projets indifférents) elle ne présente aucune affinité avec le projet comme tel, auquel il ne se rattache qu’en vertu d’une association purement extérieure.

Le même conflit caractérise le phénomène de la méprise. L’impulsion qui se manifeste par le trouble de l’action est souvent une contre-impulsion ; mais plus souvent encore il s’agit d’une impulsion tout à fait étrangère, qui profite seulement de l’occasion pour se manifester, lors de l’accomplissement de l’acte, en troublant celui-ci. Les cas où les troubles résultent d’une contradiction interne sont les plus importants et se rapportent également à des actes plus importants.

Enfin, dans les actions symptomatiques et accidentelles le conflit intérieur joue un rôle de plus en plus effacé. Ces manifestations, auxquelles la conscience attache une importance insignifiante, lorsqu’elles ne lui échappent pas tout à fait, servent ainsi à exprimer les tendances inconscientes ou réprimées les plus variées ; elles constituent le plus souvent une représentation symbolique de rêveries et de désirs.

En réponse à la première question concernant l’origine des idées et tendances qui s’expriment dans les actes manqués, on peut dire que dans une certaine catégorie de cas les idées perturbatrices viennent des tendances réprimées. Égoïsme, jalousie, hostilité, tous les sentiments et toutes les impulsions, comprimés par l’éducation morale, utilisent souvent chez l’homme le chemin qui aboutit à l’acte manqué, pour manifester d’une façon ou d’une autre leur puissance incontestable, mais non reconnue par les instances psychiques supérieures. Cette liberté tacitement accordée aux actes manqués et occasionnels correspond pour une bonne part à une tolérance commode à l’égard de ce qui est immoral. Parmi ces tendances réprimées, les courants sexuels jouent un rôle qui est loin d’être négligeable. Si, dans les exemples que j’ai cités au cours de cet ouvrage, l’analyse n’a réussi à dégager le facteur sexuel que dans quelques cas très rares, cela tient uniquement au choix des matériaux. Comme ces exemples se rapportent pour la plupart à ma propre vie psychique, ce choix ne pouvait être que partial et viser à exclure tout ce qui pouvait être en rapport avec la sphère sexuelle. Dans d’autres cas, les idées perturbatrices semblent provenir d’objections et de considérations tout à fait anodines.

Nous voilà en mesure de répondre à la deuxième des questions formulées plus haut : quelles sont les conditions psychologiques requises pour qu’une idée, au lieu de s’exprimer pleinement et franchement, revête une forme pour ainsi dire parasitaire, se présente comme une modification et un trouble d’une autre idée ? Les exemples les plus typiques d’actes manqués indiquent que nous devons chercher ces conditions dans un rapport avec la conscience, dans le caractère plus ou moins accentué de l’élément ou des éléments refoulés. Mais, en suivant la série des exemples, nous voyons ce caractère se résoudre en nuances de plus en plus vagues. Le désir de se débarrasser de quelque chose qui nous prend un temps inutile, la considération qu’une idée donnée ne présente, à proprement parler, aucun rapport avec le but que nous poursuivons ; — ces motifs, et d’autres du même genre, semblent jouer dans le refoulement de l’idée (qui ne peut alors s’exprimer que sous la forme du trouble d’une autre idée) le même rôle que la condamnation morale d’une tendance antisociale ou qu’une idée provenant d’un ensemble inconscient. Ce n’est pas ainsi que nous pouvons saisir la nature générale du déterminisme des actes manqués et accidentels. Un seul fait important se dégage de ces recherches : plus la motivation d’un acte manqué est anodine, moins l’idée qui s’exprime par cet acte est choquante et, par conséquent, moins elle est inaccessible à la conscience, plus il est facile de résoudre le phénomène lorsqu’on lui prête une attention suffisante ; les lapsus les plus légers sont aussitôt remarqués et spontanément corrigés. Mais dans les cas où les actes manqués sont motivés par des tendances réellement refoulées, une analyse approfondie devient nécessaire, analyse qui se heurte parfois à de grandes difficultés et peut dans certains cas échouer.

La conclusion qui se dégage de ce que nous venons de dire est que si l’on veut obtenir des notions satisfaisantes sur les conditions psychologiques des actes manqués et accidentels, il faut orienter les recherches dans une autre direction et suivre une autre voie. Le lecteur indulgent est donc prié de ne voir dans ces considérations que des fragments artificiellement détachés d’un ensemble plus vaste, d’une démonstration plus complète.

VII. Quelques mots seulement encore, à titre d’indication relative à la direction qu’il faut suivre pour arriver à cet ensemble plus vaste. Le mécanisme des actes manqués et accidentels, tel qu’il s’est révélé à nous grâce à l’application de l’analyse, montre, dans ses points essentiels, une grande analogie avec le mécanisme qui préside à la formation de rêves, tel que je l’ai décrit dans le chapitre « Travail de rêve » de mon livre sur l’Interprétation des rêves. Ici comme là on trouve des condensations et des formations de compromis (contaminations) ; la situation est la même, c’est-à-dire qu’elle est caractérisée par le fait que des idées inconscientes arrivent à s’exprimer à titre de modifications d’autres idées, en suivant des voies inaccoutumées, indépendamment des associations extérieures. Les inconséquences, les absurdités et les erreurs inhérentes au contenu du rêve et à cause desquelles on hésite souvent à voir dans le rêve le produit d’une fonction psychique, se produisent de la même façon, bien qu’avec une utilisation plus libre des moyens existants, que les erreurs courantes de notre vie de tous les jours ; ici comme là l’apparence de fonction incorrecte s’explique par l’interférence particulière de deux ou plusieurs actes corrects. De cette analogie se dégage une importante conclusion : le mode de travail particulier dont nous voyons la manifestation la plus frappante dans le contenu du rêve, ne s’explique pas uniquement par l’état de sommeil de la vie psychique, puisque nous observons des manifestations de ce même mode de travail jusque dans la vie éveillée. Cette considération nous interdit également d’assigner pour conditions à ces processus psychiques, anormaux et bizarres en apparence, une profonde dissociation de l’activité psychique ou des états morbides de la fonction[13].

Mais nous pouvons formuler un jugement correct sur le travail particulier qui aboutit aussi bien aux actes manqués qu’aux images dont se compose un rêve, si nous tenons compte de ce fait, scientifiquement établi, qui les symptômes psychonévrotiques, et plus spécialement les formations psychiques de l’hystérie et de la névrose obsessionnelle, reproduisent dans leur mécanisme tous les traits essentiels de ce mode de travail. Mais nous avons encore un intérêt tout particulier à considérer les actes manqués, accidentels et symptomatiques, à la lumière de cette dernière analogie. En les mettant sur le même rang que les manifestations des psychonévroses, que les symptômes névrotiques, nous donnons un sens et une base à deux affirmations qu’on entend souvent répéter, à savoir qu’entre l’état nerveux normal et le fonctionnement nerveux anormal, il n’existe pas de limite nette et tranchée et que nous sommes tous plus ou moins névrosés. Il n’est pas besoin d’avoir une grande expérience médicale pour imaginer plusieurs types de cette nervosité plus ou moins ébauchée, plusieurs « formes frustes » des névroses : des cas aux symptômes peu nombreux ou se manifestant à des intervalles éloignés ou avec une intensité atténuée, donc des cas aux manifestations pathologiques atténuées quant au nombre, à l’intensité et à la durée ; il se peut qu'on ne réussisse pas à découvrir justement le type qui forme la phase de transition la plus fréquente de l'état de santé à l'état de maladie. Le type dont nous nous occupons et dont les manifestations morbides consistent en actes manqués et symptomatiques, se distingue précisément par le fait que les symptômes se rapportent aux fonctions psychiques les moins importantes, alors que tout ce qui peut prétendre à une valeur psychique supérieure s'accomplit sans le moindre trouble. La localisation contraire des symptômes, c'est-à-dire leur manifestation par les fonctions psychiques les plus importantes, au point de vue individuel et social, est propre aux cas de névrose graves et caractérise ces cas mieux que la variété et l'intensité des symptômes morbides.

Mais le caractère commun aux cas aussi bien les plus légers que les plus graves, donc aussi aux actes manqués et accidentels, consiste en ceci tous les phénomènes en question, sans exception aucune, se laissent ramener à des matériaux psychiques incomplètement réprimés et qui, bien que refoulés par la conscience, n'ont pas perdu toute possibilité de se manifester et de s'exprimer.


FIN


  1. Alf. Adler. Drei Psychoanalysen von Zahlenetnfallen und obsedierenden Zahlen. Psych.-Neur. Wochenschr., N 28, 1905.
  2. A propos de Macbeth, figurant sous le No 17 dans la Bibliothèque Universelle de Reclam, M. Adler me communique que son sujet avait adhéré, à l’âge de 17 ans, à une association anarchiste ayant pour but le régicide. C’est pourquoi il avait oublié le contenu de « Macbeth » >. Vers la même époque, il inventa un alphabet chiffré, dans lequel les lettres étaient remplacées par des nombres.
  3. Pour plus de simplicité, j’ai laissé de côté quelques autres idées, moins intéressantes, du malade.
  4. M. Rudolph Schneider, de Munich, a soulevé une objection intéressante contre ces déductions tirées de l’analyse des nombres. (R. Schneider. — « Zu Freud’s analytischer Untersuchung des Zahleneinfalls », Internat. Zeitsch. f. Psychanal., I, 1920.) Il prenait un nombre donné quelconque, par exemple le premier nombre qui lui tombait sous les yeux dans un ouvrage d’histoire ouvert au hasard, ou il proposait à une autre personne un nombre choisi par lui et cherchait à se rendre compte si des idées déterminantes se présentaient, même à propos de ce nombre imposé. Le résultat obtenu fut positif. Dans un des exemples qu’il publie et qui le concerne lui-même, les idées qui se sont présentées ont fourni une détermination aussi complète et significative que dans nos analyses de nombres spontanément surgis, alors que dans le cas de Schneider le nombre, de provenance extérieure, n’avait pas besoin de raisons déterminantes. Dans une autre expérience qui, elle, portait sur une personne étrangère, il a singulièrement facilité sa tâche, en lui proposant le nombre 2 dont le déterminisme peut être facilement établi par chacun, à l’aide de matériaux quelconques.
      R. Schneider tire de ses expériences deux conclusions : 1° Pour les nombres nous possédons les mêmes possibilités psychiques d’association que pour les notions ; 2° Le fait que des idées déterminantes se présentent à propos de nombres conçus spontanément ne prouve nullement que ces nombres aient été provoqués par les idées découvertes par l’analyse. La première de ces deux conclusions est parfaitement exacte. On peut pour un nombre donné trouver une association aussi facilement que pour un mot énoncé, et peut-être même plus facilement, car les signes, peu nombreux, dont se composent les nombres possèdent une force d’association particulièrement grande. On se trouve alors tout simplement dans le cas de ce qu’on appelle l’expérience « d’association » qui a été étudiée sous tous ses aspects par l’école Bleuler-Jung. Dans les cas de ce genre, l’idée (la réaction) est déterminée par le mot (excitation). Cette réaction pourrait cependant se manifester sous des aspects très variés, et les expériences de Jung ont montré que, quelle que soit la réaction, elle n’est jamais due au « hasard », mais que des « complexes » inconscients prennent part à la détermination, lorsqu’ils sont touchés par le mot jouant le rôle de facteur d’excitation.
      Mais la deuxième conclusion de Schneider va trop loin. Du fait que des nombres (ou des mots) donnés font surgir des idées appropriées, on ne peut tirer, concernant les nombres (ou les mots) surgissant spontanément, aucune conclusion dont on ne fût pas obligé de tenir compte avant même la connaissance de ce fait. Les nombres (ou les mots) pourraient être indéterminés ou déterminés par des idées révélées par l’analyse ou par d’autres idées que l’analyse n’a pas révélées, auquel cas l’analyse nous aurait induits en erreurs. On doit seulement se débarrasser du préjugé, d’après lequel le problème se poserait autrement pour les nombres que pour les mots. Nous ne nous proposons pas de donner dans ce livre un examen critique du problème et une justification de la technique psychanalytique concernant l’évocation d’idées en rapport avec les nombres. Dans la pratique psychanalytique on admet que la deuxième possibilité est suffisante et peut être utilisée dans la plupart des cas. Les recherches de Poppelreuter, exécutées dans le domaine et à l’aide des méthodes de la psychologie expérimentale, ont d’ailleurs montré que cette deuxième possibilité est de beaucoup la plus probable. (Voir d’ailleurs à ce sujet les intéressantes considérations de Bleuler dans son ouvrage : Das autistisch undisziplinierte Denken, etc., 1919. Section 9 : « Von den Wahrschenlichkeiten der psychologischen Erkenntniss. » )
  5. « Mais l’âme, déjà libre, nage dans l’océan de lumière. »
  6. « Sur le pont de la Bidassoa se tient un saint, vieux comme le monde : de la main droite il bénit les montagnes d’Espagne, de la gauche le pays des Francs. »
  7. Ces idées sur la rigoureuse détermination d’actes psychiques arbitraires en apparence ont déjà donné de très beaux résultats en psychologie et, peut-être, aussi en droit. Bleuler et Jung se sont placés à ce point de vue pour rendre compréhensibles les réactions qui se produisent au cours de l’expérience dite d’association, expérience pendant laquelle la personne examinée répond à un mot prononcé devant elle par un autre mot qui lui vient à l’esprit à cette occasion (excitation et réaction verbales), le temps s’écoulant entre l’excitation et la réaction étant mesuré. Jung a montré dans ses Diagnostische Assoziationsstudien (1906) quel réactif sensible pour les états psychiques présente l’expérience d’association ainsi interprétée. Deux élèves du criminaliste H. Gross (de Prague), Wertheimer et Klein, ont fondé sur ces expériences une technique du « diagnostic de la question de fait » dans les cas d’actes criminels, technique dont l’examen préoccupe actuellement psychologues et juristes.
  8. Se plaçant à d’autres points de vue, on a donné le nom de « manie des rapports » à cette interprétation de manifestations insignifiantes et accidentelles.
  9. Les inventions (que l’analyse rend conscientes) des hystériques concernant des méfaits sexuels et horribles coïncident, par exemple, dans leurs moindres détails, avec les plaintes des paranoïaques. Ce fait est remarquable, mais facile à comprendre, lorsque le contenu identique se manifeste également dans la réalité, quant aux moyens employés par les pervers pour la satisfaction de leurs tendances.
  10. Qu’il ne faut pas confondre avec la connaissance vraie.
  11. Cette explication du « déjà vu » n’a encore reçu l’adhésion que d’un seul observateur. Le Dr Ferenczi, auquel la troisième édition de ce livre doit tant de précieuses contributions, m’écrit : « J’ai pu me convaincre, aussi bien sur moi-même que sur d’autres, que le sentiment inexplicable de « déjà vu » peut être ramené à des rêveries inconscientes dont on garde le souvenir inconscient dans une situation donnée. Chez un de mes malades, les choses semblaient se passer autrement, mais en réalité d’une façon tout à fait analogue. Ce sentiment se reproduisait chez lui fréquemment, mais il a été possible de trouver chaque fois qu’il provenait d’un rêve refoulé ou d’une fraction de rêve refoulé de la nuit passée. Il semble donc le « déjà vu » peut avoir sa source non seulement dans les rêves éveillés, mais aussi dans les rêves nocturnes ». (J’ai appris plus tard que Grasset a donné en 1904 une explication du phénomène se rapprochant sensiblement de la mienne).
  12. En ce qui concerne le mécanisme de l’oubli proprement dit, je puis donner les indications suivantes : les matériaux de nos souvenirs sont sujets, d’une façon générale, à deux influences : la condensation et la déformation. La déformation est l’œuvre des tendances qui règnent dans la vie psychique et elle frappe surtout les traces de souvenirs ayant conservé une force effective et qui, pour cette raison, résistent davantage à la condensation. Les traces devenues indifférentes succombent à la condensation, sans manifester aucune résistance ; mais dans certains cas la déformation frappe également les matériaux indifférents qui n’ont pas reçu satisfaction au moment où ils se sont manifestés. Comme ces processus de condensation et de déformation s’étendent sur une longue durée, pendant laquelle tous les nouveaux événements contribuent à la transformation du contenu de la mémoire, nous croyons généralement que c’est le temps qui rend les souvenirs incertains et vagues. Il est plus que probable que le temps comme tel ne joue aucun rôle dans l’oubli. En analysant les traces de souvenirs refoulées, on peut constater que la durée ne leur imprime aucun changement. L’inconscient se trouve, d’une façon générale, en dehors du temps. Le caractère le plus important et le plus étrange de la fixation psychique consiste en ce que les impressions subsistent non seulement telles qu’elles ont été reçues, quant à leur nature, mais aussi en maintenant toutes les formes qu’elles ont revêtues au cours de leur développement ultérieur : particularité qui ne se laisse expliquer par aucune comparaison avec ce qui se passe dans les autres sphères de la vie. C’est ainsi que, d’après la théorie, tout état antérieur du contenu de la mémoire peut être évoqué en qualité de souvenir, alors même que tous les éléments qui conditionnaient ses relations primitives ont été remplacés par de nouveaux.
  13. Voir Traumdeutung, p. 362 (p.449 de la 5e édition).